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titre d'auxiliaires à leur solde, nous sommes portés à croire qu'ils consultent beaucoup plus le désir qu'ils ont de l'obtenir et l'intérêt qu'ils ont de faire croire à leurs peuples, de même qu'à plusieurs princes et États en Allemagne, qu'ils peuvent y compter, que les difficultés que doit avoir éprouvées la négociation qu'ils ont liée à Pétersbourg pour l'obtenir. Nous pensons ici qu'un ministre aussi éclairé que M. le chancelier Bestucheff aura pesé mûrement leurs propositions et leurs offres, sans perdre de vue, pour le présent et pour l'avenir, les intérêts essentiels de la Russie et ce qui peut convenir à la dignité et à la gloire de cet Empire. Nous sommes persuadés qu'instruit comme il l'est de ce dont il s'agit présentement dans la guerre que la France soutient conjointement avec l'Espagne contre les cours de Vienne et de Londres, il voit clairement qu'il ne dépend que de ces deux cours de rendre la paix à l'Europe, et il n'échappera pas à ses lumières que leur vue, dans l'usage qu'ils se proposent de faire d'un corps de troupes russes, est vraisemblablement de se mettre en état d'apporter de nouveaux retardements au rétablissement de la tranquillité générale. Dans cette situation, ce qu'il importeroit aujourd'hui le plus au Roi, par rapport à la négociation que nos ennemis paroissent suivre avec tant d'ardeur à Pétersbourg, seroit d'avoir, autant qu'il seroit possible, de justes notions sur les dispositions plus ou moins favorables que M. le chancelier Bestucheff a marquées à condescendre aux propositions qu'ils ont faites pour obtenir ce secours de l'Impératrice de Russie. Je conçois que, n'étant point accrédité pour traiter d'affaires politiques, vous ne pouvez, dans les entretiens que celles du commerce vous donnent occasion d'avoir quelquefois avec ce ministre, toucher que légèrement des matières aussi délicates. Mais, comme il doit savoir présentement que c'est principalement sur vos relations que nous ju gerons de ce que nous devons attendre des déterminations de la cour où vous êtes, il est naturel que vous vous serviez de la confiance qu'il ne peut douter que nous avons en vous, pour lui témoigner ce que vous savez du désir que le Roi auroit qu'il ne se trouvât plus d'obstacles à l'établissement d'une étroite correspondance entre Sa Majesté et l'Impératrice de Russie, et à l'affermissement de l'amitié dont Leurs Majestés se sont renou

velé, en toutes occasions, les assurances les plus formelles. Si des incidents imprévus et qu'il faut ensevelir dans le silence, si une conduite quelquefois peu régulière de la part de nos ministres que l'éloignement ne nous permettoit pas de guider, ont paru apporter quelque refroidissement entre les deux cours, le fond des sentiments de Sa Majesté n'en a point été altéré. Mais il est fâcheux que cela ait fait tomber les négociations qui avoient été commencées pour resserrer par une alliance et par un traité de commerce l'union entre la France et la Russie. Je me flatte que, sans être connu de M. le chevalier de Bestucheff, il aura peut-être assez bonne opinion de moi pour être persuadé que je ne souhaiterois rien davantage que de me servir de la place que le Roi m'a confiée pour former entre Leurs Majestés et les deux nations les liaisons les plus étroites. La confiance dont Sa Majesté m'honore m'a mis à portée de connoître que je ne pourrois rien faire qui lui fût plus agréable. La haute opinion que j'ai conçue de l'habileté et des vues supérieures de ce ministre me feroit regarder cet événement comme ce qu'il y auroit de plus flatteur pour mon ministère.

Vous êtes très capable de faire avec une prudente dextérité ces sortes d'insinuations et de les accompagner des réflexions les plus propres à faire une juste impression. C'est à vous à choisir le temps et les instants. Vous sentirez du reste que ces insinuations seroient très déplacées si M. le chancelier de Bestucheff avoit pris des engagements et des liens avec les ennemis de la France qui fussent indissolubles. Les cours de Vienne et de Londres publient qu'ils sont tels, mais de pareils oracles nous sont suspects, et je crois au contraire que ce ministre a trop d'élévation et de pénétration pour prendre des chaînes qu'il peut faire porter aux autres. Je doute encore de la marche des Russes; mais je vous avoue que je regretterois infiniment que de pareils. contre-temps ne me permissent pas de suivre ce que nous aurions pu faire de bon et d'utile pour la satisfaction de l'Impératrice de Russie et pour la gloire de son règne dans tout ce qu'elle peut attendre de l'amitié de Sa Majesté.

1. Allusion à l'affaire de La Chétardie.

Toutes les démarches de M. de Saint-Sauveur furent inutiles et le Roi le rappela quelques mois après. Il prit son audience de congé le 16 juin 1748.

Le Roi resta ainsi sans aucun représentant auprès de la Czarine. Cependant d'Alion avait vu juste. La Russie, consciente de tout ce que lui manquait encore pour une grande guerre européenne, satisfaite de se voir recherchée ou redoutée par les deux partis, ne se pressait pas d'agir efficacement. Ce fut en 1748 seulement, après nos victoires de Fontenoy, de Raucoux, de Lawfeld, quand la prise de Maestricht allait clore la campagne des Pays-Bas et terminer la guerre, qu'un corps de 30000 Russes, sous le commandement du prince Repnine, traversa l'Allemagne et arriva jusqu'au Rhin, peu de temps avant la conclusion de la paix d'Aix-la-Chapelle. Elle fut signée le 17 juin 1748, le lendemain du jour où Saint-Sauveur quittait Pétersbourg. Malgré les efforts de l'Angleterre, Frédéric II et la France firent exclure la Russie du protocole de la paix, alléguant qu'elle était «< puissance mercenaire » et non puissance belligérante. L'armée de Repnine 'reprit le chemin de la Russie sans avoir tiré un coup de fusil. C'était cependant pour la seconde fois qu'une armée russe avait pris sur le Rhin, en face des armées françaises, une position menaçante.

Comme le départ de d'Alion ne fut pas donné comme une mesure définitive, la cour de Russie n'avait pas cru devoir, même après le rappel de M. de Saint-Sauveur, rappeler M. Gross, son chargé d'affaires à Paris. Il eut à subir de vifs reproches du ministre des affaires étrangères Puysieulx: « Il n'est point convenable, disait celui-ci, à un grand État comme la Russie de donner ses soldats à d'autres États pour de l'argent. Il eût été plus digne de déclarer franchement la guerre à la France. » On fut mécontent à Pétersbourg de ces remontrances; et, par rescrit du 20 (9) décembre 1748, l'Impératrice enjoignit à M. Gross de demander ses passeports : « Nous avons vu, par plusieurs de vos relations, que le marquis de Puysieulx considère le rappel de d'Alion comme étant, à certains égards, un acte de représailles contre l'envoi que nous avons fait de 30000 hommes aux puissances maritimes. En outre, il a fait entendre que le Roi son maître n'est pas disposé à nous envoyer personne en remplacement de d'Alion. Enfin, à l'occasion du susdit envoi de nos troupes, il vous a tenu des discours désagréables et préjudiciables à notre dignité. Comme la malveillance invétérée du gouvernement français envers notre Empire nous est

1. Le prince Vassili Nikititch Repnine avait reçu l'ordre, pendant les négociations, de se retirer en arrière, les Français promettant, en échange, de retirer du Brabant 35000 hommes. Il n'eut pas le temps d'exécuter ces instructions: il mourut (fin juillet 1748), et eut pour successeur le général Lieven qui dirigea la retraite.

assez connue, comme les menées et excitations, préparées de longue main dans diverses cours, et même auprès de la Porte ottomane, paraissent, à cause de l'influence que des guerres injustes et impies ont acquise à la France dans le monde, obtenir un certain succès, nous n'avons pas trouvé de meilleur moyen, pour affaiblir cette funeste influence, que d'aider indirectement, mais efficacement, contre cet État nos fidèles et naturels alliés, afin, par ce moyen, de rétablir la paix si désirée en Europe... Comme, après le rétablissement de cette paix, il n'y a toujours pas de ministre français à notre cour, que le Roi envoie bien de nouveaux ambassadeurs aux autres cours, mais qu'on n'a même pas l'air de penser à nous, nous avons jugé bon de vous ordonner de quitter votre poste avec toutes les affaires de chancellerie qui en relèvent et, dans le plus bref délai possible, de vous retirer à la Haye, en donnant pour prétexte que vous avez obtenu de nous un congé pour arranger certaines affaires domestiques dans votre pays 1. »

Ainsi fut consommée, et cela même après la signature de la paix d'Aix-la-Chapelle, la rupture des relations diplomatiques entre les deux cours. C'est la dernière qui ait eu lieu entre la France de l'ancien régime et la Russie. Même sous Catherine II, au plus fort des affaires polonaises, turques et suédoises, les deux cours conservèrent toujours l'une auprès de l'autre un représentant.

1. SOLOVIEF, Istoria Rossii, t. XXI, pp. 260 et suiv.

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