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covites, à 36 heures d'ici chacune et la dernière à 80 de Moscou, je l'ai fait : tant pour leur faire voir que j'aimais autant être chez eux que chez les Suédois, que pour avoir réponse plus tôt de leur empereur sur la permission que je lui ai demandée par un exprès de l'aller trouver. Mais les gouverneurs de ces places n'ont pas voulu me recevoir ni souffrir dans leur gouvernement, sans ordre de leur prince. Celui de Derpt, auprès duquel je fus le premier, me fit dire insolemment que j'eusse à sortir promptement de son gouvernement, sinon qu'il me feroit mettre en arrêt; que j'étois bien hardi d'y être entré sans l'en avoir averti; que l'empereur n'avoit pas besoin des offices du Roi mon maistre ni de ceux de Cromwel; que l'un et l'autre avoient assez d'affaires chez eux sans se vouloir mêler de celles d'autrui; que son dit empereur se soucioit fort peu des puissances, de l'amitié ou de la haine de mon Roi, ni de l'alliance qu'il avoit avec le roi de Suède, avec lequel il s'accorderoit bien sans médiateur, étant convenu avec ses ambassadeurs qu'il n'y en auroit point; que je n'avois qu'à m'en retourner en mon pays servir mon Roi en sa chambre. Ce sont ses mêmes mots.

Je lui écrivis et lui fis dire par un trompette que je lui envoyai, avec un autre qu'il m'avoit envoyé et qui me fit cette jolie harangue, que je ferois savoir son insolence à son empereur; que je ne craignois pas, que je ne sortirois point de son gouvernement pour ses menaces et que je ne le croyois pas assez hardi pour les mettre en exécution. Néanmoins un capitaine de cavalerie suédoise qui m'escortoit avec 50 cavaliers et mon truchement, tous deux honnêtes gens, me persuadèrent de m'en aller à Novogorod où je serois mieux reçu. Je suivis leur conseil, après avoir pourtant demeuré deux jours à une heure de Derpt, malgré les instances que ce coquin de gouverneur me fit réitérer par trois fois l'ordre de sortir de son gouvernement, que je lui envoyai demander par écrit, et la réponse qu'il m'avoit fait faire, ce qu'il me refusa. Et au contraire, s'adoucissant, il m'envoya de la bière et un mouton que je ne voulus pas recevoir, et lui mandai par mon trompette que je n'avois que faire de ses présents; qu'au surplus je partois, non pas par la crainte que j'avois de lui, mais pour aller à Novogorod où j'étois assuré d'être mieux reçu, le gouverneur étant plus honnête homme que lui. En effet il m'a écrit et toujours fait parler, durant cinq jours que j'ai été à quatre heures de sa place, fort obligeamment, me priant de retourner à Narves, où il ne manqueroit pas de me faire savoir la réponse de son empereur à qui il avoit dépêché un courrier exprès pour mon sujet. Il m'envoya de l'eau-de-vie, du mède 1, de la bière et des vivres pour moi et toute mon escorte. Ainsi, Monsieur, j'ai été contraint de revenir en cette ville attendre la permission de ce barbare empereur pour aller voir ses clairs yeux 2, car c'est ainsi qu'il la faut demander, ou son refus pour m'en retourner.

C'est présentement à lui qu'il tient que le traité de paix ne soit commencé, ses plénipotentiaires n'étant pas encore arrivés au lieu qu'il se doit faire, qui n'est qu'à une heure d'ici, sur le bord d'une rivière marquée sur la carte de Livonie Plusa 3, et en langage de ce pays Pleheurs, dans une plaine où les ministres de part et d'autre auront des tentes; mais ceux des Moscovites y feront leur résidence jusqu'à la rupture ou conclusion du traité, et ceux de Suède reviendront tous les soirs en cette ville. Ils ne savent que juger du retardement que ces premiers apportent au traité. Ils ne s'en soucient plus guère et sont présentement en état de ne les plus tant craindre,

1. Med ou miod, hydromel.

2. Expression russe.

3. Le Plioussa ou Pljussa, affluent de droite de la Narova.

RECUEIL DES INSTRUCT. DIPLOMAT.

VIII.

l'armée de Suède qui étoit en Livonie ayant battu depuis peu les Polonois en Lithuanie, où elle est présentement, faisant bonne chère et composée de huit ou neuf mille bons hommes commandés par M. Douglass; et il y en a une autre de quatre mille hommes dans ce voisinage en Finlande, commandée par M. Horn Kankas, et toutes deux, étant jointes comme elles le pourront, seront suffisantes pour attaquer et battre en rase campagne ces formidables armées de Moscovites, dont l'une est aux environs de Novogorod, que j'ai vu marcher et camper deux jours entiers, mais la plupart maladroits, paysans mal disciplinés et commandés; ils en ont une autre vers Moscou, que l'on estime à être de plus de soixante-dix mille hommes.

Il y a aussi trois mois qu'ils traitent aussi de la paix avec les Polonois, selon l'apparence. Je ne crois pas qu'ils acceptent la médiation de la France. Néanmoins Messieurs de Suède l'espèrent encore, et il est faux qu'ils soient convenus dans le traité préliminaire qu'il n'y auroit point de médiateurs. Il m'auroit sans doute été avantageux d'avoir quelque part dans cette négociation si elle eût réussi à l'avantage du roi de Suède. Je commence à douter avec raison qu'elle se commence.

Je n'ai pas jugé ces nouvelles dignes d'être écrites à Son Éminence1; si Votre Excellence le trouve à propos, elle le lui fera savoir, et j'attendrai la réponse du Czar pour me donner l'honneur de lui écrire.

Cette lettre est la seule que nous ayons de Desminières. Sa mission a-t-elle échoué, ou bien ses efforts personnels, joints à ceux du baron d'Avaugour, puis du chevalier de Terlon, qui furent successivement accrédités auprès des deux cours de Suède et de Danemark 2, ont-ils eu quelque influence sur les résolutions des belligérants? Il est probable que les succès des Suédois, les paix avantageuses que la diplomatie française les aida successivement à obtenir de tous leurs adversaires, la crainte enfin de les voir retomber sur lui avec toutes leurs forces, et enfin les troubles grandissants de la Petite-Russie, contribuèrent surtout à décider Alexis à un accommodement avec Charles-Gustave. Quoi qu'il en soit, le Tsar, après avoir conclu avec la Suède, à Valiéssar, près de Narva, en décembre 1659, une trêve de trois ans, qui lui laissait Dorpat, finit par signer la paix de Kardis (juillet 1661), par laquelle il renonçait à toutes ses conquêtes en Livonie.

Combien le Roi attachait d'importance à cette pacification, on le voit par la lettre suivante, que dans l'intervalle, en 1660, il adressait au Tsar pour lui renouveler ses offres de médiation :

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Après avoir donné la paix à tous nos royaumes et estats et l'avoir procurée par nos offices et notre entremise dans les trois royaumes du

1. Le cardinal de Mazarin.

2. A. GEFFROY, Instructions, etc., Suède, pp. 7 et suivantes. A. CHERUEL, Histoire de France sous le ministère de Mazarin (1651-1661), t. III, pp. 348 et suiv. 3. A. E. Russie, t. Ier, pièce no 1, fol. 1. 4. Il s'agit de la paix des Pyrénées (1659).

Nord1, le désir que nous avons de voir cesser en tous lieux, s'il est possible, l'effusion du sang chrétien nous porte encore à contribuer incessamment tout ce qui peut dépendre de nous pour un si pieux dessein. Et, en cette conformité, nous avons pris la résolution de vous écrire cette lettre comme un gage de la continuation de notre affection, non seulement pour vous exhorter à un bon accommodement de vos différends avec le roi et le royaume de Pologne, mais pour vous témoigner que si vous jugez à propos de consentir que l'on entame quelque négociation de paix qui puisse faire cesser tant d'hostilités qui se commettent tous les jours par les armes, et que vous estimiez que notre entremise de médiation puisse y être utile, nous vous l'offrons de très bon cœur, avec un très ardent désir de l'employer utilement pour la prompte conclusion d'un bon accommodement. Et n'étant la présente à une autre fin, nous prions Dieu qu'il vous ait, etc...

Louis.

1. Le traité d'Oliva, conclu le mai 1660, entre la Suède, d'une part, et, de l'autre, la Pologne, l'Empereur et le Brandebourg, et le traité de Copenhague, conclu le 6 juin 1660, entre la Suède et le Danemark, constituent en effet la paix du Nord: elle sera complétée par le traité de Kardis, entre la Russie et la Suède; puis par la trêve d'Androussovo, entre la Russie et la Pologne.

III

LE MARQUIS DE BETHUNE

1680

Depuis la paix de Kardis (1661), par laquelle Alexis Mikhailovitch restituait à la Suède toute la Livonie, la Russie n'avait plus de port sur la Baltique. Réduite à ses havres de la mer Blanche, elle voyait se fermer l'unique voie praticable qu'elle eût alors vers l'Europe. En 1667, le Tsar signe avec la Pologne une trêve de treize ans, à Androussovo, par laquelle il renonçait à la Lithuanie, mais gardait la rive gauche du Dniéper, ainsi que Kief, sur la rive droite, et Smolensk. Les guerres du Nord étaient donc terminées.

Le règne d'Alexis (1645-1676) marque, à l'intérieur, une période importante dans le développement de la civilisation russe. La Moscovie compte déjà quelques écrivains distingués: le patriarche Nicon, Siméon Polotski, Grégori Kotochikine, sous-secrétaire du Prikaz (bureau) des ambassadeurs et auteur du très curieux livre intitulé : la Russie sous le règne d'Alexis Mikhailovitch (1666). Ordine-Nachtchokine, un des ministres du Tsar, préparait la voie aux réformes de Pierre le Grand : il réorganisait l'armée, le commerce, la diplomatie russes. Le boïar Matvéef et sa pupille, Natalie Narychkine, que le Tsar avait épousée en secondes noces, se montraient favorables aux importations européennes. On représentait des comédies et des drames à la cour de Moscou, une Esther et un Holopherne. On appelait des artistes étrangers, « maîtres en écrits perspectives ». Le Tsar adressait un ambassadeur, Likatchef, à la cour de Florence, et les lettres de celui-ci parlent avec enthousiasme de la civilisation italienne. Il envoyait Gérasime Doktourof à Charles ler; mais, indigné de la révolution d'Angleterre et de l'exécution de ce prince, il rompait les relations avec les îles Britanniques, chassait leurs marchands des villes

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