Page images
PDF
EPUB

la République fut presque toujours en opposition indirecte. Ce qui rendait plus difficile encore de diriger cette capricieuse et déconcertante politique, c'est qu'en Pologne nos diplomates ne savaient à qui s'adresser, ni sur qui compter. A Stockholm il y avait un roi, à Constantinople il y avait un sultan, tous deux presque également absolus1. En Suède, notre diplomatie pouvait encore s'en tirer en assurant le paiement de subsides réguliers: à la Porte, c'était surtout avec de bonnes paroles, des promesses, des appels à la magnanimité du successeur de Soliman le Magnifique, quelques gros présents à ses ministres ou à ses favoris. A Varsovie, au contraire, on avait tout le monde à persuader, à gagner, à corrompre : le roi, la reine, le primat, les grands officiers, le président de la diète, et, par le menu, presque chacun des sénateurs ou des nonces (députés). A la cour comme dans la diète, il y avait toujours un parti français et un parti antifrançais : les envoyés du Roi dépensaient des sommes fabuleuses à récompenser ceux-là, à tâcher de ramener ceux-ci, et plus ils donnaient, plus on leur demandait : sans compter que le résultat final, c'était presque toujours la neutralisation des efforts d'un parti par ceux de l'autre, l'inertie quand nous désirions l'action, et l'action quand nous recommandions l'abstention. D'ailleurs, à mesure que la décadence polonaise s'accentuait, c'étaient de plus en plus les forces d'inertie qui tendaient à prévaloir.

La Pologne, de nos trois alliés de l'Est, fut donc de beaucoup l'allié de plus mauvaise qualité. Elle était aussi indocile, aussi personnelle dans ses vues du moment que la Suède; mais elle ne nous offrait pas, comme la Suède, les garanties d'un pouvoir royal fort, d'une volonté unique et promptement obéie, surtout d'armées recrutées, équipées et commandées suivant les principes de l'art militaire contemporain. Elle présentait, comme l'empire turc, une confusion de races, de religions et de langues; des nationalités ou des classes opprimées et toujours prêtes à créer à l'intérieur de dangereuses diversions; des ambitions sans borne et incohérentes, des conflits sur toutes les frontières, des limites toujours flottantes; des armées tumultuaires, un pouvoir

1. Au moins jusqu'à la mort de Charles XII (1718). .

constamment soumis aux chances de l'élection, comme à Stamboul aux hasards des révolutions. Mais le roi de Pologne ne nous offrait pas, comme le sultan, la garantie d'une parole donnée, jamais reprise et despotiquement obéie, pas plus que les masses profondes de l'infanterie des janissaires, pas plus que l'efficacité d'une artillerie toujours tenue au courant des progrès contemporains. Suédois et Turcs ont, pour le compte du Roi ou sans son aveu formel, soutenu de longues et laborieuses campagnes, livré des batailles, défaites ou victoires, mais toujours sanglantes. La Suède pouvait parler au Roi de France des journées de Leipzig, du Lech, de Lützen, de Nordlingen, de Fehrbellin, de Narva, de Frauenstadt, de Poltava. La Turquie pouvait invoquer les batailles de Mohacz, de Zenta, de Peterwardein, Nice et la Corse conquises, la Hongrie subjuguée, la Transylvanie insurgée, la Styrie et l'Archiduché dévastés, Vienne deux fois assiégé. Pendant toute cette période, la Pologne n'avait à citer qu'une seule entrée en campagne sérieuse, une seule action d'éclat : la charge de Sobieski sur le Kahlenberg. Et c'était justement au profit de nos ennemis que Sobieski avait chargé!

Maintenant que nous avons établi ce qu'était le système de la France dans le Nord, vers le milieu du xvII° siècle, il est facile d'apprécier quelles perturbations y apportait la Russie, par le seul fait de son avènement comme puissance européenne.

En 1654, le Tsar Alexis commence avec la Pologne une guerre de treize ans qui a pour prétexte des omissions malveillantes dans l'énumération de ses titres, et pour but véritable la conquête de l'Ukraine. It expédie Matchékhine à Paris pour s'assurer que le Roi n'aidera pas les Polonais et tâcher de l'intéresser à ses griefs. Louis XIV reçoit courtoisement l'envoyé, ne comprend à peu près rien à cequ'il lui raconte. D'ailleurs, il est loin de pressentir toutes les conséquences de la lutte qui s'engage entre les deux monarchies slaves, car il n'a aucune donnée sur la puissance agressive de la « Moscovie ». Il se borne à écrire au Tsar, en novembre 1654, une lettre où il lui explique combien l'entreprise contre la Pologne lui a « déplu », l'exhorte à faire le sacri

fice de ses griefs à la paix de la chrétienté, et lui offre sa médiation.

Alexis ne s'en tient pas là. En 1657, il s'est réconcilié avec la Pologne, et c'est à la Suède qu'il s'attaque : le Roi est beaucoup plus inquiet, car c'est là une atteinte bien plus directe à son système du Nord. Aussi, en novembre 1657, après s'être mis d'accord avec le Protecteur d'Angleterre, il envoie un de ses gentilshommes, M. Desminières, pour prendre part au congrès sur la Plioussa, entre les plénipotentaires russes et suédois. Desminières est assez mal reçu par les autorités moscovites, et le voiévode de Dorpat lui fait savoir que son maître « n'a pas besoin des offices du Roi ni de ceux de Cromwell ». Le diplomate se morfond près de Dorpat, à attendre « ka permission de ce barbare empereur pour aller voir ses clairs yeux ». Il paraît probable que la médiation offerte par le Roi n'a que peu contribué au rétablissement de la paix. Ce qui y contribua le plus, ce furent les efforts de notre diplomatie sur d'autres points; car, lorsqu'elle eut successivement procuré à la Suède la paix avec la Pologne et le Brandebourg, par le traité d'Oliva (3 mai 1660), et la paix avec le Danemark, par le traité de Copenhague (6 juin 1660), Alexis comprit qu'il se retrouverait seul contre un redoutable adversaire. Il consentit, par le traité de Kardis (juillet 1661), à restituer toutes ses conquêtes en Livonie.

Il était plus heureux avec la Pologne, car, en signant avec elle la trêve d'Androussovo (1667), il garda une partie de l'Ukraine ou Petite-Russie, c'est-à-dire la rive gauche du Dniéper, avec Kief, sur la rive droite, et Smolensk.

Ainsi la Russie d'Alexis s'était essayée contre la barrière de l'Est; contre la Suède, elle avait échoué; à la Pologne, elle avait enlevé des territoires sur le Dniéper; c'était maintenant vers la Turquie qu'elle allait se tourner.

En octobre 1672, Alexis adressait à Louis XIV André Vinius pour lui exposer sa nouvelle situation: non seulement, il s'est réconcilié avec la Pologne; mais il cherche à préserver ce royaume des incursions des Tatars et des Turcs; il a dépêché des envoyés à plusieurs des princes de l'Europe, notamment au roi d'Angleterre et au roi d'Espagne; il supplie donc Louis XIV de

cesser sa guerre de Hollande, et de tourner contre « l'ennemi commun de tous les chrétiens» ses « belliqueuses légions ». Pour l'attendrir, il lui rappelle que lui-même, lors de ses démêlés avec le roi de Pologne, il a prêté l'oreille aux exhortations pacifiques et aux chrétiennes objurgations du roi de France. Louis XIV ne se souciait ni de renoncer à cette guerre contre les Hollandais, que tant de causes politiques, économiques et même religieuses, Colbert aussi bien que Louvois et de Lionne, lui faisaient envisager comme nécessaire; ni d'entrer dans une alliance où figurerait son ennemi le roi d'Espagne ; ni de faire la guerre aux Turcs qu'il ne pouvait s'empêcher de regarder comme des alliés éventuels, encore qu'il les eût combattus récemment à Saint-Gothard et à Candie. Et qui venait lui proposer ce renversement total de son système politique? Une sorte de souverain asiatique, beaucoup moins important à ses yeux que l'évêque de Munster ou le duc de Neubourg. Il reçut André Vinius poliment, sans empressement, et lui fit remettre cinq cents pistoles pour lui et une lettre pleine de bonnes paroles pour son maître.

Mais la Russie tenait à son idée. Repoussée de la Baltique par la puissance supérieure de la Suède, elle tentait de se frayer un chemin vers la mer Noire, à la faveur d'une confédération des puissances chrétiennes contre l'infidèle. Elle visait moins les Turcs que les Tatars de Crimée'; elle espérait, en une guerre obscure de steppes, surprendre quelque havre perdu aux extrêmes frontières de l'empire turc et dont le sultan, occupé plus sérieusement par les autres confédérés, ignorerait peut-être et l'existence et la perte. L'idée, qui avait germé dans l'esprit d'Alexis, persista chez les conseillers de son fils Feodor, prit plus de consistance encore chez sa fille Sophie, jusqu'à ce que son troisième fils, Pierre le Grand, réussit à la mettre à exécution. Feodor se contenta d'envoyer à Louis XIV l'ambassade de 1682, qui renouvela probablement ses instances à Louis XIV et qu'il éconduisit avec sa politesse ordinaire. Sophie accéda, en 1686, à la Sainte-Ligue formée entre l'Empereur, Venise et la Pologne; elle envoya au Roi une nouvelle ambassade, celle d'août 1687, qui fut d'autant plus mal reçue qu'elle y mit plus d'insistance, et, passant à l'exécution, dirigea dans les steppes du Sud deux

expéditions qui furent malheureuses. Enfin Pierre le Grand arriva jusque devant Azof, échoua dans une première attaque en 1695 et, dans une seconde, en 1696, emporta la place. Le siège d'une mauvaise forteresse turque à l'embouchure du Don n'avait pas apporté un concours très utile à la Sainte-Ligue, ni constitué une bien efficace diversion. Les batailles du Kahlenberg, de Mohacz, de Salankemen, de Lugos, d'Olasch, de Zenta, avaient été d'autres faits d'armes. Les Vénitiens, à eux seuls, avaient obtenu en Morée et dans l'Archipel de plus grands succès que Pierre le Grand. En somme, de tous les confédérés, le moins important avait été la Russie. Au traité de Carlowitz, elle fut traitée selon ses mérites, et cependant elle fut très orgueilleuse de sa maigre part de butin. Tandis que ses alliés enlevaient à la Turquie vaincue des provinces et des royaumes, on laissait aux Russes Azof; et le sultan, qu'on dépouillait de pays comme la Hongrie et la Transylvanie, ne pensa guère à disputer un fortin sur le Don.

Et pourtant la conquête d'Azof était un fait capital. Au siège de cette bicoque, Pierre le Grand venait de se révéler, sinon au monde, du moins à lui-même, à son peuple, à ses voisins immédiats. A Varsovie, on avait crié : « Vive le Tsar! » C'est qu'à Varsovie on pouvait comprendre ce que personne à Paris ni même à Vienne ne pouvait comprendre: on y savait ce que c'est que la steppe, et quelle somme colossale de patience, d'efforts, de bonheur, presque de génie, il avait fallu à Pierre pour amener de Moscou à l'embouchure du Don, à travers des déserts, à travers des pays de faim et de soif, la petite armée qui prit Azof.

A Paris, on ne paraît guère avoir compris qu'une chose : un roitelet barbare avait osé braver le roi de France en s'attaquant à son allié ; si le dommage causé au sultan paraissait insignifiant, l'insolence envers le Roi paraissait grande. L'offense avait été redoublée quand, en 1697, le Tsar s'était permis d'appuyer la candidature d'Auguste de Saxe contre tous les efforts des envoyés du Roi, l'abbé de Polignac et M. de Forval: si bien que le prince de Conti, élu en juin par la majorité des électeurs polonais et que Jean Bart amenait à Dantzick, apprit que son concurrent avait été proclamé par la minorité des électeurs, avait marché hardiment sur Varsovie et s'y était installé. Ainsi le médiocre succès d'Azof avait

« PreviousContinue »