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donné en Pologne assez de popularité à Pierre pour qu'il pût y contrecarrer toute l'influence de Louis XIV et décider le choix du successeur donné à Sobieski. C'était là encore une des conséquences de la Sainte-Ligue.

Quand Pierre Ir, en cette même année, accomplit son voyage d'Europe et sans doute se demanda s'il irait à Paris, Louis XIV, nous dit Saint-Simon, « l'en fit honnêtement détourner >>.

Si Saint-Simon est bien informé (le fait n'est rapporté que par lui), Louis XIV aurait commis une faute. Pierre venait chercher en Occident les éléments de la régénération de son pays; il eût été heureux de les puiser chez nous; on l'obligeait à les aller demander à nos ennemis, à la Hollande de Heinsius, à l'Angleterre de Guillaume III, à l'Autriche de Léopold. Ces premières impressions, si vives dans la première jeunesse (Pierre avait alors vingt-cinq ans), sur une nature aussi primitive et une imagination aussi ardente, furent celles qui durèrent. Peut-être le dédain inhospitalier de Louis XIV fut-il cause que Pierre le Grand, qui sut le hollandais et l'allemand et ne parla jamais bien le français, continua à chercher ses modèles dans la civilisation hollandaise et germanique.

Mesurons les progrès accomplis par la Russie dans l'œuvre de dislocation de la barrière de l'Est : elle avait échoué avec Alexis dans son entreprise contre les provinces baltiques de la Suède; elle avait réussi contre la Turquie, au démembrement de laquelle elle avait contribué et à qui elle avait enlevé son port de la mer d'Azof; elle avait réussi en Pologne, où elle avait fait élire un candidat de son choix.

Maintenant elle allait renouveler ses tentatives contre la Suède. Si elle avait eu son succès contre la Turquie, c'était en entrant dans une confédération, à la suite de l'Empereur, de la Pologne, de la république vénitienne, avec l'appui moral du souverain pontife. C'était le même procédé qu'elle allait employer contre la Suède cette fois, ses alliés seraient le nouveau roi de Pologne, fort des ressources financières et militaires de son électorat de Saxe, et le roi de Danemark. Malgré la puissance nouvelle que lui avaient donnée les réformes de Pierre, la Russie croyait toujours ne pouvoir être qu'un appoint dans une coalition.

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Les batailles de Narva (1700), d'Ehresfer (1701), de Hümmelsdorff (1702) la première une défaite, les deux autres des victoires russes — achevèrent de dessiller les yeux de Louis XIV. Il cessa de mépriser le Tsar, et comprit qu'une puissance se révélait dans le Nord. D'ailleurs, après les premiers désastres de la Succession d'Espagne, il n'avait plus le droit d'être aussi dédaigneux. Il conçut alors l'idée d'utiliser à son profit cette force nouvelle. Il se proposa deux résultats débarrasser la Suède d'un ennemi qui s'annonçait déjà comme redoutable, par conséquent, la rendre disponible contre l'Empereur, et, en outre, entraîner la Russie elle-même dans son alliance, l'employer à fortifier cette digue qu'elle minait et rongeait obstinément depuis près d'un demi-siècle. Tel fut l'objet de la mission de Baluze en 1702. Il devait s'assurer de ce qu'il y avait de vrai dans les dispositions bienveillantes qu'on prêtait au Tsar à l'égard de la France, le réconcilier avec Charles XII, le décider à jeter les forces moscovites sur les provinces impériales, soit par la Pologne, soit par la Transylvanie, soit même par l'Italie; et enfin espérance bizarre, et qui prouve les illusions et les mirages de richesse fabuleuse dont se payaient les Occidentaux dès que le mot d'Orient était prononcé obtenir de Pierre un prêt d'argent. La misérable Russie de 1702 prêtant de l'argent au Grand Roi! D'ailleurs Louis XIV continuait à traiter le Tsar de «< grandduc de Moscovie » et prescrivait à son envoyé de le renseigner sur « la véritable étendue de ses États et de leurs frontières vers l'Orient » tant le terrain sur lequel on prétendait opérer était encore inconnu ! Il comptait séduire la Russie par le prestige de la France et la réputation qu'avait le Roi d'être fidèle à ses engagements : «< on sait dans toute l'Europe quelle est l'attention de Sa Majesté pour l'intérêt de ses alliés, et si le Czar est quelque jour du nombre, il en connoîtra l'utilité ».

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On ne se rendait pas encore compte, à Versailles, des raisons qui avaient engagé Pierre dans la guerre du Nord. Ce qu'il y cherchait, ce n'était pas la gloire, ce n'était pas les conquêtes pour elles-mêmes, c'était la condition essentielle d'existence pour la Russie un port sur la mer Baltique. Il fallait à tout prix «< ouvrir une fenêtre » sur l'Europe, et, par cette fenêtre, faire

entrer dans le vieil empire la civilisation d'Occident. Ce sont les fautes mêmes de Charles XII, les succès inespérés qu'elles valurent à son ennemi, la tournure inattendue que prirent les événements, qui amenèrent insensiblement Pierre à concevoir de plus vastes ambitions. C'est seulement après Poltava qu'il se crut sûr du terrain sur lequel se bâtissait déjà Pétersbourg et c'est seulement après la mort de Charles XII que ses prétentions se haussèrent à revendiquer la totalité des provinces baltiques. Et vraiment, de toutes les conquêtes de la Russie, c'est celle qui a coûté le plus cher : vingt et un ans de guerres pour acquérir la Carélie, l'Ingrie, la Livonie et l'Esthonie!

On devine le succès que pouvait avoir une mission comme celle de Baluze. Quand Pierre s'acharnait à la conquête de cette Néva, qui avait été témoin des exploits d'Alexandre Nevski (1240), de cette Livonie qu'Ivan le Terrible et Alexis Mikhailovitch avaient conquise et perdue, on venait lui proposer de renoncer à cet accès de la mer qui avait été le rêve de ses ancêtres, d'entrer dans une combinaison politique dont il ne pouvait comprendre ni la complexité ni l'étendue, d'aller courir les aventures en Transylvanie ou en Italie, comme un petit prince allemand à la solde du Roi de France!

La guerre continua donc dans le Nord comme en Occident; elle fut aussi désastreuse pour la Suède que pour la France; les défaites en Livonie, en Pologne, en Ukraine répondent aux défaites de Bavière, des Pays-Bas, d'Italie, d'Espagne; et Poltava est de la même année que Malplaquet.

Pierre, sans le vouloir et sans bien s'en rendre compte, faisait un mal énorme à la France. Du reste, la responsabilité en retombe presque autant sur l'obstination de Charles XII à s'enfoncer dans les intrigues de Pologne et les aventures d'Ukraine, que sur la tenace ambition de Pierre. Cette guerre du Nord empêcha la diversion que la France était en droit d'espérer de la Suède. De quelle importance eût été cette diversion, on le voit à la terreur qui s'empare de la coalition toutes les fois que les hasards de ses opérations rapprochent Charles XII des pays d'Occident. Quand il poursuit en Saxe les débris de l'armée d'Auguste, quand il établit son camp sous les murs de Leipzig, après avoir violé le

territoire autrichien en Silésie, l'empereur Léopold, la Hollande et l'Angleterre sont dans les transes. Marlborough, le vainqueur de Hochstedt et de Ramillies, ne croit pas inutile d'abandonner son armée victorieuse, de traverser l'Allemagne et d'aller faire visite au roi de Suède dans son camp (1707). Charles XII garde le silence sur ses intentions, mais l'Anglais a pu apercevoir sur sa table une carte de la Moscovie. Il s'en retourne rassuré. Évidemment Charles XII allait abandonner la France à son sort, et, avec les subsides du Roi, courir quelque aventure bien loin des champs de bataille de l'Ouest. C'est à Poltava (1709), c'est dans la captivité de Bender (1709-1714) que se dénoua cette aventure. La France, vaincue, sauvée seulement par un hasard, la mort de Joseph Ier, et par une victoire hasardeuse, celle de Denain, dut capituler à Utrecht (1713).

Sur ces entrefaites, Pierre avait tourné ses armes contre un autre bastion du système français dans l'Est, la Turquie. Ce fut une aventure presque aussi folle que celle de Charles XII : elle faillit se terminer d'une façon aussi désastreuse, par la défaite et la captivité. Pierre fut sauvé par le traité de Falksen (1711) et se consolida par le traité d'Andrinople (1713).

Si les résultats des traités de Westphalie avaient été en partie détruits par les défaites de la Suède, ils n'étaient pas moins menacés par les interventions continuelles de la Russie en Allemagne, par les mariages ou projets de mariages russes en Courlande, en Mecklembourg, en Brunswick. La poussée des ambitions russes bouleversait partout notre système politique.

Il vint cependant un moment où ce prince, qui, indirectement et par contre-coup, avait tant nui à la France, rechercha directement son alliance.

Seulement la situation politique avait changé du tout au tout. Par le traité d'Utrecht, nous étions devenus les alliés intimes de nos ennemis les plus acharnés, l'Angleterre et la Hollande. Par la rivalité des Orléans de France et des Bourbons d'Espagne, nous étions devenus les ennemis de ce Philippe V, dont l'établissement sur le trône de Madrid avait coûté tant de sang français. Au contraire, Pierre le Grand, naguère allié de l'électeur de Hanovre contre la Suède, était devenu l'ennemi de ce même

électeur, qui était en même temps le roi d'Angleterre George Ier. Il y avait donc, sur toute la ligne, un véritable renversement des alliances.

C'est ce qui fit que tous les efforts de Pierre le Grand n'obtinrent qu'un demi-succès. Vainement, dans son second voyage d'Europe, il négocia avec Châteauneuf et l'abbé Dubois, envoyés de France à La Haye; vainement, espérant obtenir mieux du Régent que de ses agents diplomatiques, il vint à Paris; vainement, à son retour à Amsterdam, il fit reprendre les négociations avec Châteauneuf. L'obstacle insurmontable, c'était d'abord l'ancien attachement de la France à la Suède, même indocile et malheureuse; ensuite, et surtout, notre amitié nouvelle avec l'Angleterre et la Hollande, que venait de resserrer encore le traité de La Haye.

Le traité d'Amsterdam, 15 août 1717, contenait surtout des clauses sans application pratique, telles que la garantie éventuelle de la paix du Nord; dans les articles secrets, la médiation de la France et de la Prusse était acceptée pour le rétablissement de cette paix; enfin la France s'engageait, à l'expiration de son traité de subsides avec la Suède, à ne pas le renouveler.

Le Tsar aurait désiré plus. Il s'était offert, moyennant les mêmes subsides, à remplir envers la France le même office que la Suède; il était en droit de trouver étrange que non seulement on les lui refusât, mais que l'on continuât à les verser à son ennemie. Saint-Simon, le premier en date des russophiles français, avait donc quelque raison pour condamner le « fol mépris que nous avons fait de la Russie », et Tessé, pour accuser le Régent de n'avoir voulu qu'amuser le Tsar et le faire « voltiger ».

Du moins, il est une des obligations du traité d'Amsterdam que la France remplit, quoique tardivement, du moins efficacement. Campredon, ministre de France à Stockholm, à partir de 1720, s'occupait activement à réaliser la promesse de médiation dans la paix du Nord. Il eut, plus d'une fois, à lutter contre les défiances qu'inspirait à la Suède ce rôle si nouveau chez un agent du Roi, en même temps que contre celles qu'inspiraient à Pierre les vieilles relations de la France avec le royaume scandinave; plus d'une fois aussi, il fut gêné par les instruc

RECUEIL DES INSTRUCT. DIPLOMAT.

VIII.

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