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INTRODUCTION

Dans l'histoire des relations entre la France de l'ancien régime et la Russie, on pourrait distinguer cinq périodes :

1o La Russie est à peine connue chez nous; elle n'a pour nous aucune importance politique; si, par extraordinaire, un envoyé français se montre là-bas, sa mission a uniquement pour objet l'établissement de relations commerciales. Cette période s'étendrait jusqu'à l'année 1654, qui fut marquée par la déclaration de guerre d'Alexis Mikhaïlovitch à la Pologne.

2o La Russie prend une importance politique de plus en plus grande non pas que son alliance nous semble alors précieuse, ou que son inimitié nous semble à craindre, ou qu'elle manifeste des sentiments d'hostilité décidée envers la France; mais parce que, sans le chercher, sans le vouloir, sans presque en avoir conscience, elle nous nuit indirectement, en attaquant la Suède, la Pologne, la Turquie, qui, dans le système politique du xvii siècle, sont des appoints indispensables pour la lutte que soutient la France contre la maison d'Autriche. Cette période irait jusqu'au traité d'alliance austro-russe de 1726.

3o La Russie ne se borne pas à nous nuire indirectement en attaquant les trois États de l'Est; elle entre en hostilité directe avec nous, en s'unissant avec notre adversaire traditionnel. Cette période finirait au renversement des alliances en 1756.

4° La lutte de 230 ans entre les Bourbons et les Hapsbourg ayant fait place à une alliance assez étroite entre les deux maisons, nos anciens alliés de l'Est ont cessé de jouer le rôle qui leur était dévolu dans le système du xvir° siècle; ils ont à la fois cessé d'être des alliés indispensables contre l'Autriche et sont devenus impuissants à remplir le rôle d'alliés contre n'importe quelle puissance; leur existence nous est précieuse encore, mais uniquement en tant qu'ils constituent des éléments de l'équilibre oriental; car, loin de pouvoir nous être de quelque secours, ils ont besoin pour subsister de toute la sollicitude de notre diplomatie et de tout ce qui reste encore de prestige au Roi de France. Cette période se prolongerait à peu près jusqu'à l'avènement de Louis XVI (1774), ou, plus exactement, à l'année 1775, époque ou M. Durand fut remplacé à Pétersbourg par le marquis de Juigné.

5o Les trois États de l'Est ayant, malgré tous nos efforts, parfois même grâce aux conseils imprudents et aux erreurs de notre diplomatie, subi une série de défaites et même de démembrements, ils n'ont presque plus d'importance pour notre politique; notre gouvernement, tout en faisant des efforts louables pour conserver ce qui subsiste d'eux, songe à s'appuyer sur une alliance plus solide, celle de la puissance même qui les a vaincus et démembrés. Il abjure des préventions, des préjugés et des antipathies plus que séculaires contre la Russie, se rapproche sincèrement de Catherine II et ébauche de concert avec elle un système de politique conservatrice, destiné à maintenir l'équilibre européen, soit contre les ambitions de l'Autriche, soit contre les intrigues de la Prusse, soit contre la lyrannie maritime de l'Angleterre. Cette période se termine à la destruction de la royauté absolue en France. La Révolution, en affaiblissant à Paris le pouvoir du Roi, rendit l'alliance française moins intéressante pour Catherine II, la força bientôt à chercher des alliés même parmi nos ennemis, puis finit par mettre aux prises la France démocratique avec l'Impératrice autocrate.

En résumé, jusqu'à 1654, la Russie est pour nous insignifiante; de 1654 à 1726, elle devient gênante, mais surtout indireetement, et parce qu'elle attaque nos confédérés de l'Est; de

1726 à 1756, elle n'est plus seulement l'ennemie de nos alliés, mais l'alliée de notre principal ennemi; de 1756 à 1775, bien qu'un moment, pendant la guerre de Sept ans, elle ait fait cause commune avec nous contre la Prusse, elle apparaît comme une puissance dangereuse en soi, perturbatrice de l'équilibre européen, destructrice des États qui semblaient nécessaires à cet équilibre; enfin, de 1775 à 1789, la France semble comprendre que la Russie elle-même, ayant achevé de détruire le système ancien, pourrait devenir l'élément essentiel d'un nouveau système, et jouer dans l'équilibre européen le rôle qui avait été dévolu à ses trois victimes.

I

Jusqu'à 1654, la Russie n'était toujours que la « Moscovie ». Longtemps isolée de l'Europe parce que tout son effort avait été consacré, comme celui de l'Espagne du xi au xv° siècle, à l'expulsion des musulmans, à la création de son unité territoriale, à la recherche d'une forme de société et de gouvernement, elle semblait n'avoir rien d'européen. Tournée vers les plaines du Volga, d'où lui étaient venues les invasions mongoles et où elle en cherchait la revanche, elle avait une histoire tout asiatique et semblait une nation orientale. Un Moscovite avait tout l'extérieur d'un Turc; il en avait le costume, les vêtements flottants, la longue barbe et la coiffure inamovible sur la tête. La Moscovie n'avait de commun avec l'Europe que le christianisme, et encore étaitce cette forme de christianisme que l'on qualifiait chez nous de schismatique, et qui en était alors une forme inférieure et presque barbare. L'absolutisme - qui en soi n'aurait rien eu d'anormal dans l'Europe du xvi° siècle — prenait en Russie un aspect singulier, mélange de despotisme patriarcal et de férocité mongole. La noblesse russe n'avait aucun trait de ressemblance avec les noblesses de l'Occident: ni le sentiment du droit et du devoir féodal, ni l'éducation chevaleresque, ni le point d'honneur. Le paysan russe était soumis au double joug d'un servage plus rigoureux et plus abject que celui du xr° siècle européen, et d'un

communisme agraire qui remontait aux âges primitifs. La Moscovie avait à peine des villes; elle ignorait ou avait oublié les libertés municipales. Le bâton gouvernait tous les rapports du Tsar et de ses sujets, du fonctionnaire et de ses administrés, du noble et de ses paysans, du père et de ses enfants, du mari et de sa femme. Les armées du Tsar, composées de nobles à cheval et de manants à pied, ne connaissaient ni l'équipement, ni la tactique, ni les armes d'Europe; l'armée turque elle-même, avec son infanterie régulière des janissaires et son artillerie perfectionnée, offrait un caractère plus moderne; la cavalerie indisciplinée qui faisait la seule force de la Pologne suffisait à tenir en échec toutes les hordes moscovites; quelques régiments de Suédois en triomphaient aisément.

C'était surtout son isolement qui faisait la faiblesse de la Russie, en la maintenant dans la barbarie primitive, aggravée de la barbarie des envahisseurs tatars, en l'excluant du mouvement général de l'Europe, en l'empêchant de participer au progrès matériel comme au progrès intellectuel, au progrès de l'armement comme à celui des sciences et des arts. Ses voisins le comprenaient si bien qu'ils travaillaient à perpétuer cet isolement, qui n'était d'abord qu'une des fatalités de son histoire. Tous, sans s'être donné le mot, Suédois ou Porte-Glaive, Allemands 'ou Polonais, entretenaient une sorte de blocus sur ses frontières continentales, et, comme elle n'avait pas de littoral, rien ne pouvait entrer chez elle, ni armes, ni ouvriers, ni artistes d'Occident. Deux fois avant Pierre le Grand, sous Ivan le Terrible et sous Alexis Mikhaïlovitch, les Moscovites avaient essayé de se frayer un chemin vers la Baltique, comprenant que par la mer leur viendrait quelque chose de cette civilisation qui faisait la force des États européens; deux fois, ils avaient dû renoncer à leurs conquêtes, refoulés dans leurs plaines sans bornes mais sans issues, laissant la Baltique aux Suédois et aux Polonais comme la mer Noire aux Tatars et aux Turcs, réduits à une mer qui n'en était pas une huit mois de l'année, une mer perdue sous le pôle, et qui n'avait d'autres ports que des havres de pêcheurs.

La Moscovie fut longtemps ignorée des Français, encore plus que des autres Européens. Au temps de Henri IV encore, seuls

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