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de Savoie, de troubler en aucune façon le vénérable Jean de Pierre-Cise, patriarche de Constantinople et administrateur de l'église de Genève, s'ils ne veulent encourir l'indignation du saint empire romain. Cette bulle fut donnée dans le monastère royal, près de Prague, le 6 du mois de juin 1420.

Pendant plus de soixante ans les princes de la maison de Savoie, qui était alors fort puissante, ne firent aucune entreprise contre l'indépendance de Genève, l'autorité de son évêque et les franchises de ses habitants. Chose singulière ! ce même Amé VIII, à la domination duquel le peuple génevois n'avait échappé que par la sagesse du patriarche Jean de Pierre-Cise, ayant eu plus tard tout pouvoir de l'incorporer dans ses états, se fit un devoir de lui conserver son autonomie.

La suite de l'histoire de ce duc de Savoie est assez curieuse pour mériter d'être racontée. Amé VIII avait cinquante-six ans, lorsqu'il lui prit fantaisie de quitter le monde et de se consacrer à Dieu. S'étant retiré à Ripaille, près de Thonon, il y convoqua, le 7 novembre 1434, une assemblée des principaux prélats et seigneurs de ses états. Il déclara en leur présence sa détermination de renoncer au monde, remit à Louis son fils aîné la lieutenance générale de ses états, et, dès le lendemain, il revêtit l'habit d'ermite. Cinq ans après, en 1439, il fut élu pape par le concile de Bâle, grâce à la réputation de sainteté qu'il avait acquise, et aux brigues de son gendre Galeazzo, duc de Milan. Il prit le nom de Félix V et fut sacré à Bâle par l'archevêque d'Arles. Mais le pape Eugène, soutenu par les princes d'Allemagne, continua de résister aux décrets du concile qui venait de le déposer. Félix n'alla point à Rome, et sa papauté ne fut reconnue, à proprement parler, qu'en Suisse, en Savoie et dans les pays voisins. Après la mort d'Eugène, les cardinaux qui lui avaient été fidèles, lui donnèrent pour successeur Nicolas V, ce qui fut cause que Félix,

malgré les grands frais qu'il fit pour maintenir son autorité, put à peine la conserver dans son propre pays. A la mort de l'évêque François de Mie, il administra lui-même l'évêché de Genève et celui de Lausanne, résidant tantôt dans l'une, tantôt dans l'autre de ces deux villes, d'où il data et expédia un assez grand nombre de bulles pour former huit gros volumes manuscrits.

A la sollicitation de Frédéric III qu'il avait vu, lorsque cet empereur traversa Genève, en 1444, Félix V se démit de sa dignité papale en 1449; et pour le récompenser de sa soumission, Nicolas le nomma légat en France et cardinal du titre de Sainte-Sabine; mais il n'en continua pas moins d'administrer l'évêché de Genève. Son fils Louis, auquel il avait abandonné, après son exaltation à la papauté, son duché de Savoie et toutes ses terres et seigneuries, respecta l'indépendance de Genève pendant tout le temps que son père en administra l'évêché. Mais ce qui est bien plus étonnant, c'est que Félix lui-même, pendant son pontificat, reconnut d'une manière authentique, les franchises et les immunités de la ville. Il déclara par une bulle expresse, datée de Lausanne, au mois de mars 4448 (4), comme quoi ses chers fils, les syndics, citoyens, bourgeois et communauté de Genève, ayant été par lui requis de lui envoyer quelques compagnies de gens de guerre pour protéger la ville de Lausanne où il faisait sa résidence, contre les courses de ceux de Fribourg, ils lui avaient en effet envoyé, par grâce spéciale et non par devoir, une compagnie qui lui avait été fort agréable. « Et d'autant, ajoutait-il, qu'au préjudice des libertés de la ville, cela pourrait être regardé comme une sorte de sujétion, voulant obvier à tout ce qui pourrait leur être désavantageux, il attestait d'au

(1) Spon, t. III, p. 330.

LITTERÆ DECLARATIONIS, etc.

torité apostolique et en vérité que telle subvention et secours n'étaient pas de quelque servitude, mais de pure et aimable libéralité, voire sans aucune coutume; et que les citoyens, bourgeois et communauté, et leurs successeurs n'étaient nullement tenus à telles choses, si non autant qu'il serait de leur bon plaisir, les laissant en leur entière liberté. >>

Félix conserva l'administration de l'évêché de Genève jusqu'à sa mort, qui arriva, en 1454, à Lausanne. Il fut enterré à Ripaille. On raconte que, dans son tombeau, il avait sous sa tête pour oreiller une vieille bible de parchemin, sur laquelle étaient écrits ces mots touchant la ville de Genève : Geneva civitas, situata inter montes, parva, gentes semper petentes aliqua nova, « la ville de Genève, située entre des montagnes, est sabloneuse et petite, c'est un peuple qui demande toujours quelque chose de nouveau. »

On dirait que les Génevois, après la mort de Félix V, tenaient à se faire pardonner leur unanime opposition, sous l'administration de Jean de Pierre-Cise, à leur incorporation aux états de Savoie, ou bien, que ce pape les ayant gouvernés selon leur goût, ils croyaient que ses descendants se conduiraient de même; car pendant près de quarante années, ils choisirent pour leurs évêques des princes de sa maison. Ils élurent d'abord pour le successeur de Félix, Pierre de Savoie, son petit-fils, âgé seulement de huit ans, ayant pour administrateur et vicaire de son évêché, Thomas Cyprien, archevêque de Tarentaise. Ce jeune prince étant mort sept ou huit ans après, son frère Jean Louis lui succéda : c'était le dernier fils du duc Louis. Jeune encore, il avait été destiné par son père à l'état ecclésiastique pour lequel il n'avait aucune inclination. Ses goûts le portant vers les armes, il s'habillait toujours en soldat. Il préserva Genève de toute oppression de ses voisins, personne n'étant assez hardi pour violer son autorité ou les libertés de son peuple. Il avait un frère nommé Janus, qui

était comte de Génevois, et qui s'avisa de prendre le titre de comte de Genève; mais il le lui fit bientôt quitter.

Si les inclinations guerrières de l'évêque Jean Louis faisaient respecter son autorité de ses voisins et de ses proches, elles faillirent coûter cher aux habitants de Genève, en les engageant dans les démêlés des Suisses avec son frère Jacques de Savoie, comte de Romont. C'était avant la bataille de Morat, alors que Charles-le-Téméraire, duc de Bourgogne, se préparait à cette guerre contre les Cantons, qui ruina sa puissance. Jacques de Savoie, son allié, voulut avoir l'honneur de porter les premiers coups; et, sans attendre que l'armée bourguignonne fût prête à marcher, il commença inconsidérément par insulter les Suisses, en laissant piller par ses gens un de leurs charriots, chargé de peaux de mouton, qui traversait ses terres. Après cet acte d'hostilité, il envoya un héraut aux Cantons pour leur déclarer la guerre.

En attendant d'être soutenu par le duc de Bourgogne, Jacques de Savoie demanda du secours à l'évêque Jean Louis, qui, voyant le péril où son frère s'était jeté avec tant d'imprudence, ordonna brusquement aux syndics, le 17 août 1474, de mettre incessamment sur pied deux mille hommes. Les syndics répondirent au prélat qu'il était impossible de faire une levée aussi considérable; qu'au surplus les citoyens n'étaient pas tenus d'épouser ses querelles, mais seulement de le défendre dans la ville. Toutefois, ils finirent par céder en partie à ses exigences, et lui accordèrent six cents hommes. Mais les troupes du comte de Romont, malgré ce secours, n'arrêtèrent point les Suisses, dont l'armée se jeta sur le pays de Vaud qui appartenait au comte, et le saccagea. N'ayant point rencontré d'obstacle jusqu'à Nion, elle se disposait à pousser sa pointe sur Genève, et à traiter cette ville comme les terres de Jacques de Savoie, pour la punir de l'avoir secouru, lorsque les Génevois, en étant informés, en

voyèrent aussitôt à Morges des députés aux Bernois et aux Fribourgeois pour racheter leur ville du pillage. Ils parvinrent à l'obtenir, en promettant de payer aux Cantons de Berne et de Fribourg, la somme de 26,000 écus d'or.Le plus difficile, ce n'était pas de promettre, mais de trouver cette énorme somme, qui, après que les magistrats eurent taxé les biens de toute nature, se trouva représenter la valeur de la douzième partie de la fortune de chaque citoyen. Et comme il s'en fallait de beaucoup qu'on pût se procurer dans la ville 26,000 écus d'or comptant, il fallut emprunter aux bourgeois leurs bagues et leurs joyaux, fondre des croix, des calices, des reliquaires, imposer des tailles et des gabelles inconnues.

L'évêque Jean Louis, en voyant les malheurs que cette guerre contre les Suisses avait apportés à son peuple, voulut le mettre, pour l'avenir, à l'abri de telles calamités. Il offrit aux Cantons de contracter avec eux une alliance perpétuelle. Les ligues y consentirent; mais le peuple de Genève, ne pouvant leur pardonner de l'avoir ruiné en lui soutirant 26,000 écus d'or de contribution, refusa son consentement. Le prélat fut donc obligé de se contenter de faire en son nom et en celui de la ville une alliance qui ne devait durer que pendant sa vie. Combien les Génevois, s'ils avaient surmonté leur aveugle répugnance, et suivi l'exemple de leur clairvoyant pasteur, se seraient épargné de maux! Combien, dans la suite, ils eurent lieu de se repentir de n'être pas entrés dans les sages vues de l'évêque Jean Louis, qui semblait avoir deviné les futures entreprises des princes de sa maison contre l'indépendance de Genève, et compris que le seul moyen de préserver cette indépendance, était une alliance perpétuelle avec les ligues des Suisses! Du reste, il ne souffrit jamais de son vivant qu'aucun membre de sa famille se mêlât des affaires de Genève, et portât la moindre atteinte à la juridiction temporelle de l'évêque, aux franchises et aux

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