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rester fidèles à leurs vœux. Interrogée si elle voulait se retirer en ville auprès de ses deux tantes, ou bien auprès de sa sœur, épouse du juge de Gex, Blaisine répondit sèchement : « qu'elle savait tres-bien ce quelle avait à faire. »

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- Ah! très-aimée compagne, lui dirent les jeunes, ayez pitié de votre pauvre âme, et croyez au conseil des bonnes mères. » Mais ni la prière des sœurs, ni les affectueuses paroles de ses deux tantes, qui vinrent la voir au couvent, ne purent changer sa résolution ni la faire sortir de sa réserve.

Les syndics avaient posté trente-six hommes dans la maison de Coudrée, en face du couvent, avec ordre de veiller jour et nuit à ce qu'il n'y pénétràt ni secours, ni aumônes, et à ce qu'il n'en sortit rien. Et cet ordre barbare était exécuté avec tant de rigueur, que les religieuses n'osaient plus écrire au dehors, ni même réciter de jour leur office, qu'elles ne disaient plus que la nuit et à voix basse. Ayant appris que les magistrats, à l'instigation de Farel, devaient mettre leur confesseur en prison, après avoir reçu, le jour de l'Assomption, la communion de ses mains, elles le firent sortir du couvent sous un déguisement, pour le soustraire au danger qui le menaçait. Ce prêtre put ainsi se rendre en Savoie, où elles appartenaient presque toutes à des familles distinguées. Il informa le duc de leur détresse, et obtint de lui qu'il leur fit préparer une maison à Annecy.

Le 24 août, huit jours après le départ de leur confesseur, une bande de cent cinquante hommes, ayant à leur tête Vandel et Baudichon, armés de haches, de barres de fer et de marteaux, enfonça les portes du couvent, envahit les chambres, les salles, les dortoirs et l'infirmerie, quelle joncha de ruines et de débris. Après avoir tout dévasté, elle entra dans le chœur de l'église, où les religieuses se tenaient prosternées, la face contre terre, et serrées les unes contre les autres comme des brebis à l'approche des loups. Sans respect pour la sainteté du lieu, ni pitié pour de faibles femmes, ces forcenés déchirent les tableaux et brisent les boiseries, dont les éclats vont frapper les religieuses. Les pauvres sœurs, dans leur leffroi, se mirent à crier miséricorde d'une voix si pitoyable et si perçante, qu'on 'entendait au loin dans la ville.

Toutefois, les auteurs de ces dévastations sacriléges respectèrent leurs personnes, arrêtés, de leur propre aveu, par une force secrète, et tout étonnés de ne plus retrouver en présence des sœurs les mauvais sentiments qui les animaient auparavant, et dont ils s'étaient vantés hautement. Quelques-uns, desarmes par tant de douleur, cessèrent de détruire; mais les autres n'en poursuivirent pas moins leurs dévastations. Ils brisèrent les stalles, les sièges des sœurs, les pupitres, le livre du lutrin; ils abattirent les autels, renversèrent le tabernacle et foulèrent aux pieds les objets les plus sacrés. Cette horde de vandales se retira enfin, laissant le couvent tout ouvert et plongé dans la désolation et l'horreur. Ce fut ainsi que le trouvèrent deux femmes distinguées de la ville, les dames de la Rive et Vindret, qui vinrent apporter quelques consolations aux religieuses

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Les deux dames étaient à peine sorties du monastère, qu'elles virent s'en approcher une troupe d'hommes et de mauvaises femmes, ce qui les y fit rentrer, pour soutenir les religieuses dans le nouvel assaut dont elles étaient menacées. Cette bande était conduite par Emma, sœur de Blaisine. Emma, convertie à la Réforme, était souvent venue voir sa sœur, et lui avait souvent reproché son attachement à la religion catholique, à son couvent et à ses vœux. Blaisine avait d'abord résisté à toutes ses obscessions, et repoussé avec indignation la proposition que lui faisait sa sœur, d'embrasser une vie et plus facile et plus commode. Mais Emma, persistant toujours à lui représenter la nouvelle religion sous les plus riantes couleurs, elle se laissa séduire et finit par dire à sa sœur, que si elle était enlevée de force, elle ne résisterait plus. C'était pour enlever sa sœur qu'Emma venait, avec une troupe d'hommes et de femmes, envahir le couvent de Sainte-Claire.

La mère vicaire, informée de ce projet, mais ignorant probablement la connivence de Blaisine, prit la jeune religieuse par la main. - Mon enfant, lui ditelle, si vous faites résistance, nous vous aiderons toutes jusqu'à la mort. Je vous tiendrai au milieu du troupeau, et s'ils vous cherchent, vous serez au giron de votre pauvre mère. Cependant Emma et les femmes qui l'accompagnent réclament Blaisine, en protestant qu'elles ne partiront point sans elle. Les sœurs, pour toute réponse, se mettent à crier miséricorde.

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Ma sœur, demande Emma, ne craignez point, montrez-vous. » Mais la jeune religieuse reste confondue avec ses compagnes, et n'ose répondre. — «Cherchons-la sous le voile des sœurs, dit Emma en s'adressant à sa bande.

Prenez garde! s'écria la mère vicaire indignée, prenez garde à ce que vous ferez; si un homme m'approche, lui ou moi nous resterons sur la place. » Les hommes ne bougèrent pas, mais ils firent signe aux femmes, qui se glissèrent parmi les sœurs, demandant à chacune d'elles a Êtes-vous Blaisine?»

■ Mon enfant, dit alors la mère abbesse, jusqu'à présent je vous ai préservée; gardez-vous bien de vous séparer du troupeau. Vous êtes livrée maintenant à vous-même; que notre Seigneur soit en votre cœur et en votre pensée. » Emma eut bientôt découvert sa sœur, qui se laissa emmener sans résistance. A cette vue, les religieuses poussent des cris déchirants, et la mère vicaire s'élance pour retenir Blaisine; mais un homme lui assène brutalement sur la tête un coup d'un débris de stalle, qu'une jeune religieuse parvient à lui arracher des mains. Elle allait même l'en frapper à son tour, lorsque tous les hommes se ruèrent sur les pauvres sœurs, foulant aux pieds la tourière, qu'ils avaient renversée par terre. Les deux dames de la Rive et Vindret se jettèrent alors dans la mêlée, et leur courageuse intervention sauva les religieuses; mais elle ne put empêcher la brebis égarée de s'éloigner du troupeau. L'infidèle Blaisine sortit du couvent, et alla dans la boutique d'un savetier dépouiller ses habits de nonne. Les syndics, que la mère vicaire avait fait demander après le sac du monastère, se montrèrent fort affligés de ces inqualifiables excès. « Ce sont, dirent-ils en

s'en excusant, ce sont les enfants de la ville, qui ne se gouvernent pas par nous, et messieurs de Berne ont commandé qu'il nous faut tous vivre en union de foi. Les religieuses ne purent obtenir le rétablissement de la clôture. Les magistrats leur accordèrent seulement deux gardes pour veiller à la sûreté de leur maison, ouverte de toutes parts; mais ils donnèrent l'ordre aux dames de la Rive et Vindret de se retirer. « Sortez promptement, leur dirent-ils d'un ton courroucé, car vous seriez plutôt une cause de mal que de bien. » Les pauvres sœurs restèrent pendant huit jours sans portes ni clôture, livrées aux plus pénibles angoisses.

Le lendemain, 26, deux syndics, un conseiller de Berne, une ancienne religieuse de Picardie, Viret et d'autres réformés, ayant au milieu d'eux Blaisine, vinrent au couvent réclamer pour elle une dot de deux cents écus, quoiqu'elle n'y eût rien apporté. Comme les [sœurs n'avaient pas d'argent, elles abandonnèrent aux magistrats quelques meubles et ustensiles, dont le prix, joint à celui des effets qu'elles avaient déposés dans des maisons particulières, et qui furent saisis et vendus, servit à payer la dot de Blaisine. Mais les épreuves les plus sensibles aux religieuses de Sainte-Claire, ce furent les nouveaux assauts livrés à leur chasteté et à la constance de leur vocation. On mit tout en œuvre pour séduire les plus jeunes. Jean Pécolat et Ami Perrin allèrent jusqu'à se saisir de sœur Collette de Genève, et à tenter de l'enlever de force. L'infortunée poussait des cris perçants en appelant au secours. La mère abbesse, tout âgée et infirme qu'elle était, s'efforçait de la retenir, en récitant le psaume: Judica me, Deus; mais un coup violent qu'elle reçut au bras lui fit lâcher prise. Heureusement, la mère vicaire et une jeune sœur unirent leurs efforts aux siens, et délivrèrent la pauvre Collette. Pendant ce temps, Jeanne de Jussie, le candide historien de ces scènes déplorables, était en butte à des attaques moins cruelles, mais plus dangereuses de la part du conseiller de Berne, « gros pharisien, vestu de velours », aux obsessions duquel elle opposa la plus inébranlable résistance.

Le lendemain, 27, le lieutenant, accompagné d'une vingtaine de personnes de l'un et de l'autre sexe, entra dans le monastère. Il s'assit au chapitre, ayant à ses côtés deux femmes pour assesseurs, et donna l'ordre à deux hommes de faire comparaître les religieuses devant lui. Ils emmenèrent d'abord la mère abbesse, qui, ne sachant ce qu'on voulait faire d'elle, se mit à crier miséricorde, et demanda qu'on lui arrachât plutôt la vie que de la séparer de ses sœurs. Pendant qu'on l'entraînait de force, au milieu des pleurs et des sanglots de toute la communauté, la mère vicaire s'élança après elle afin de la retenir; mais elle fut à son tour séparée de ses compagnes, et conduite au chapitre. Comme elle refusait énergiquement de répondre aux questions du lieutenant en présence de ses étranges assesseurs, les deux femmes, obligées de s'éloigner, allèrent trouver les autres sœurs, qu'elles essayèrent en vain de séduire. De même que la mère abbesse et la mère vicaire, toutes les religieuses furent interrogées successivement et sé

parément. On demanda surtout aux anciennes, « sur foi de baptême et de croyance, comment elles avaient vécu en pureté de conduite, de pensée et de volonté.»-«Aux jeunes, ajoute Jeanne de Jussie, fut présenté mari et mariage; que jamais bien ne leur faillirait, et qu'elles ne doutassent de privément déclarer leur vouloir, et autres propos, qui ne sont pas à écrire, car ce ne serait qu'horreur. Mais toutes furent d'une même volonté, d'une même réponse et consentement, comme s'il fût parti tout d'un cœur et d'une voix. ■

Après leur avoir fait subir le supplice d'un pareil interrogatoire, le lieutenant les ayant toutes fait assembler dans la salle du chapitre, leur reprocha leur obstination, et leur dit : - Je vous enjoins de par messieurs de la ville, de ne plus dire aucun office, ni haut, ni bas, de ne plus vous attendre à jamais ouïr la messe ni à demeurer enfermées dans le couvent. »

Le lendemain, dimanche, la persécution ayant recommencé dans la matinée, en présence des syndics, Messieurs, dit la mère vicaire en s'adressant à l'un d'eux messieurs, nous vous demandons congé et sauf-conduit, et vous abandonnons le couvent et tous les meubles, même ceux de l'Église, qui seront consignés à M. le lieutenant pour contenter Blaisine. »

- « Celles qui voudront demeurer, répondit le syndic, auront leur part avec elle. »

caire.

Toutes sont dans les mêmes dispositions que moi, répliqua la mère viNous - Répondez, mes sœurs ! Et toutes s'écrièrent d'une seule voix : ne désirons que sortir d'ici pour servir Dieu en paix, et de suivre la dame vicaire, comme notre mère, quelque part qu'elle aille. »

Les syndics consentirent à leur départ de Genève, et leur promirent de les défendre contre « les mauvais enfants de la ville. » Le lendemain donc, au lever du jour, la garde qui devait protéger leur sortie étant arrivée, toutes allèrent près du cloitre, les mains jointes, prendre congé des sœurs trépassées en récitant le De profundis d'une voix étouffée par leurs sanglots Après l'accomplissement de ce pieux devoir, qui émut tous les assistants, les religieuses de Sainte-Claire sortirent de Genève. (Soeur de Jussie, p. 231, 278. Magnin, Histoire de l'établis sement de la Reforme à Genève, p. 194 et suiv.

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