Page images
PDF
EPUB

avoue,

qu'elle se sentait malade elle prenait des précautions pour que ses effets ne fussent pas pillés à sa mort : cruelle destinée pour une femme qui avait vu tant d'adorateurs à ses pieds! Dans cette solitude, elle s'occupe de jardinage, de détails champêtres, et entretient avec sa fille une correspondance qu'elle met au-dessus de celle de madame de Sévigné, opinion qui ne mérite pas d'être discutée. « J'ai vécu long-temps, dit-elle, et je puis dire avec » vérité que je n'ai rien négligé pour acquérir des amis; »le hasard m'a mise à portée de rendre de grands services, » cependant jamais je n'ai obtenu de reconnaissance, ni » même de véritable affection. » Pour de la reconnaissance, les bons esprits sont charmés lorsqu'ils en rencontrent, mais ils n'y comptent guère; pour de l'affection, quiconque convient n'en avoir jamais inspirée, sans s'en douter, n'en avoir jamais éprouvée. Que manquoit-il en effet à lady Montague pour être aimée de son mari, de sa famille, de ceux qu'elle avait admis dans son intimité ? d'aimer elle-même assez pour préférer les jouissances du cœur à celles de l'amour-propre, d'avoir moins de confiance dans ses opinions, d'être plus femme qu'auteur, et plus épouse et mère que théologien et politique. Cette dernière manie la poursuivit toujours si vivement, qu'à soixante et dix ans elle s'amusoit encore à écrire à sa fille ce qu'elle feroit si elle était roi d'Angleterre l'année précédente, elle avait formellement renoncé à la théologie; et peut-être n'est-il pas sans intérêt de connaître dans quels termes s'exprime à cet égard une vieille femme qui a passé toute sa vie à argumenter. « Après avoir lu tout ce qu'on a écrit là-dessus dans les » différentes langues que je possède, et avoir fatigué ma vue par des études prolongées dans la nuit, j'envie la » douce paix de l'ame d'une grosse laitière qui n'est trou

» blée par aucun doute, qui écoute humblement le ser» mon tous les dimanches, et qui n'a point altéré le sen

timent de ses devoirs, naturellement gravé au fond du » cœur, par les vaines disputes de l'école, disputes qui >> tout en nous promettant la science, ne nous laissent » qu'avec une plus profonde ignorance. » Cette ignorance savante, résultat naturel de toutes les discussions métaphysiques, est le premier châtiment réservé par la Providence à l'excès de l'orguel humain.

Après vingt-deux ans d'un exil presque volontaire, c'est-à-dire à la mort de son époux, lady Montague revint en Angleterre où elle vécut un peu moins d'une année.

Les détails dans lesquels nous sommes entrés sur la vie et les opinions de cette femme célèbre peuvent donner une idée de sa correspondance. Sa réputation comme épouse est défendue par la laideur connue de Pope, le seul homme pour qui elle ait long-temps montré une complaisance vraiment extraordinaire : la manière dont elle parle du plaisir des sens dans ses lettres écrites de Constantinople a engagé quelques critiques à douter de sa vertu; nous pensons au contraire qu'une femme jeune et belle qui aurait eu le plus léger reproche à se faire, n'aurait point osé vanter aussi hautement la volupté musulmane; et l'on doit regarder ses opinions à cet égard comme une licence philosophique. Le temps, qui en sait bien plus que les éditeurs, séparera ses lettres sur les Turcs de tout ce qu'on vient d'y ajouter mal adroitement; et s'il était possible qu'on l'oubliât tout-à-fait comme auteur, il lui resterait encore un beau titre auprès de la postérité c'est elle qui a introduit dans l'Europe chrétienne l'usage de l'inoculation.

[ocr errors]

FIÉVÉE.

Coup

FRUCTIDOR AN XII.

513

5.

Coup d'œil autour de moi; par J. F. B. Prix :.1 fr. 20 cent., et 1 fr. 50 cent. par la poste. A Paris, chez l'Auteur, rue de Tournon, n°. 1139; et chez le Normant, imprimear-libraire, rue des Prêtres S. Germainl'Auxerrois, n°. 42.

Que nous sert d'avoir lu Cicéron, Sénèque, Epictète, et même les durs vers du philosophe Helvétius, s'il faut lire encore M. J. F. B. pour apprendre ce que c'est que le bonheur? Quoi, si M. J. F. B. n'eût écrit ce petit livre rouge, personne, dans ce monde, n'eût pu être heureux ! Peut-être faut-il retourner la proposition, et dire que M. J. F. B. n'eût pu être heureux s'il n'eût écrit ce petit livre rouge. Mais, monsieur, quand on se mêle d'enseigner aux autres la route du bonheur, il faudrait prendre soi-même un meilleur chemin pour y arriver. Il ne suffit pas de jeter un coup d'oeil autour de soi, il faut examiner le dedans, et apprendre à se connaître; c'est ce que notre au eur n'a pas fait. Il avoue qu'une force irrésistible lui met la plume à la main; j'aurais été bien plus étonné si cette force la lui avait mise ailleurs. « Ii parlera » donc du bonheur, ou, pour mieux dire, des moyens de >> rendre les hommes moins malheureux. » C'est un beau sujet, il intéresse tout le monde; mais tout le monde n'est pas digne de lire cet ouvrage, l'auteur ne l'adresse qu'aux personnes sensibles, et, chose admirable! il l'a fait tout exprès pour leur enlever cette sensibilité qui les rend malheureuses; eneorte qu'une fois cet effet produit, il ne se trouvera plus sur la terre une seule ame à qui les sentimens de l'auteur puissent convenir. Il déclame beaucoup contre les hommes cruels, et son livre les rendait bien K k

cen

plus cruels qu'ils ne le sont, s'il était possible qu'aucun d'eux eût le courage de le lire. Si cet article passe sous ses yeux, il sera fort étonné de ce que j'avance, car j'aime à croire qu'il a de bonnes intentions, et qu'il ne lui manque, pour penser comme il faut, que de savoir qu'il y a un catéchisme qui fixe les devoirs de l'homme ici-bas.

C'est une manie des philosophes de vouloir trouver, hors des lois écrites, des règles de conduite indépendantes des temps, des lieux et des personnes : ils ne nous parlent jamais que des lois de l'humanité, des lois de la nature, et comme chacun peut les entendre à sa manière, cela fait une règle assez souple et assez commode. Il est vraisemblable que Cartouche et Mandrin avaient aussi leur manière d'interpréter les lois de la nature. Ces lois, nous dion, sont écrites au fond du cœur de tous les hommes. Qui a jamais vu cette écriture? N'est-ce pas une pure illusion, et une simple figure de style qui les abuse? Croient-ils que s'ils n'eussent jamais entendu parler de justice, ils sauraient ce que c'est que la justice? Ne voyent-ils pas que la conscience d'un homme est plus ou moins éclairée, selon que l'instruction a porté dans son esprit des idées plus ou moins justes? Ainsi ces prétendues lois qu'ils croient gravées dans les cœurs par la nature, ne sont que des réminiscences de la morale écrite, de la morale obligatoire dont ils ont été instruits dans leur enfance, et sans laquelle la nature n'est qu'un mot vide de sens, et l'humanité qu'une niaiserie.

Notre auteur, comme ses confrères, est aussi la dupe de sa mémoire, qu'il prend pour son génie; tout ce qu'il trouve en lui de bon, il croit qu'il l'a puisé dans le grand livre de la nature il ne connaît rien au-dessus de cette nature, et c'est dans elle seule, dit-il, qu'est le bonheur réel. Mais, pour le trouver, nous avons besoin du secours

:

de la raison, et ce n'est point en nous livrant à une impul sion aveugle que nous pouvons la découvrir.

Voilà, pour commencer, une assez forte contradiction; car si le bonheur réel est dans la nature, la raison n'a que faire de venir nous ennuyer de ses préceptes, et de nous proposer de la réformer. Ce ne serait plus l'impu sion de la nature que nous suivrions, ce serait la voix rigoureuse de la raison ; et, comme on le voit, la nature est déjà traitée . ici comme une folle qui ne sait ce qu'elle veut, puisqu'il lui faut un guide étranger; premier outrage à la philosophie, premier soufflet à la bonne nature: passons.

Les hommes ne sont malheureux, dit il' plus loin, qu'autant qu'ils s'écartent de la nature. Vous venez de voir que la raison est nécessaire pour trouver le bonheur dans la nature, pour régler ou modérer son impulsion : or, la rég'er ou la modérer, n'est-ce pas la modifier, la changer, s'en écarter? Etablir une proposition, et la détruire quatre lignes plus bas, n'est-ce pas outrager le bon sens et la raison, après en avoir fait l'éloge?

Qu'est-ce que le bonheur, demande-t-il ? c'est une situation agréable dans laquelle je desire continuellement me trouver. Ne voilà-t-il pas une belle définition? Peut-on se répondre à soi-même une telle ineptie ? L'auteur sent fort bien qu'il n'a rien répondu, car il con inue : « Qui peut me mettre dans cette situation? c'est l'impu'sion des objets qui m'environnent. Nouvelle sottise; réponse bonne tout au plus pour un singe. Ensuite, de peur qu'on ne s'y méprenne, il a grand soin d'ajouter qu'il faut se délivrer des affections morales, c'est à dire qu'il faut cesser d'être homme. Heureusement que ce pouvoir n'est donné qu'aux seuls amis de la pure nature, aux vrais philosophes, et qu'ils sont maintenant en très-petit nombre.

Après avoir si bien défini ce que c'est que le bonheur,

« PreviousContinue »