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» que vous ne prétendiez pas exiger des hommes ce qui » ne vous serait pas dû. Il y a dans le monde deux sortes » de grandeur; car il y a des grandeurs d'établissement » et des grandeurs naturelles les grandeurs d'établisse» ment dépendent de la volonté des hommes qui ont cru » avec raison devoir honorer ces états, et y attacher » certains respects. Les dignités et la noblesse sont de » ce genre. En un pays on honore les nobles, en l'autre » les roturiers; en celui-ci les aînés, en cet autre les >> cadets. Pourquoi cela? parce qu'il a plu aux hommes. » La chose était indifférente avant l'établissement; après » l'établissement elle devient juste, parce qu'il est injuste » de le troubler. Les grandeurs naturelles sont celles qui » sont indépendantes de la fantaisie des hommes, parce » qu'elles consistent dans des qualités réelles et effectives » de l'ame ou du corps, qui rendent l'un ou l'autre plus » estimable, comme les sciences, la lumière, l'esprit, » la vertu, la santé, la force. Nous devons quelque » chose à l'une et à l'autre de ces grandeurs ; mais comme » elles sont d'une nature différente, nous leur devons » aussi certains respects. Aux grandeurs d'établissement » nous leur devons des respects d'établissement, c'est-à» dire de certaines cérémonies extérieures qui doivent » être néanmoins accompagnées, comme nous l'avons » montré, d'une reconnaissance intérieure de la justice » de cet ordre, mais qui ne font pas concevoir quelque » qualité réelle en ceux que nous honorons de cette sorte: >> c'est une sottise et une bassesse d'esprit que de leur >> refuser ces devoirs. >>

Le volume de poésie présente presque tout ce que nous avons de plus beau dans ce genre. Parmi les dialogues, nous regrettons de ne pas voir celui de Néron et de Britannicus, qui termine le troisième acte de cette admira

ble tragédie on y retrouve la précision et la force des dialogues de Corneille.

Nous ne soumettons nos observations aux éditeurs qu'avec beaucoup de défiance. Il est possible qu'ils aient eu des raisons pour ne pas insérer les morceaux que nous avons indiqués, et dont ils sentent probablement aussi bien que nous toutes les beautés. En littérature, abstraction faite des grands principes, les préférences sont libres, et nous sommes bien loin de vouloir donner notre sentiment d'une manière dogmatique et décisive. Cette réserve que nous croyons devoir nous prescrire à l'égard de deux littérateurs aussi éclairés que MM. Noël et Delaplace, nous empêchera de nous étendre sur les morceaux que nous aurions voulu ne pas trouver dans ce recueil. Il y a des idées fausses et romanesques dans l'Elysée Français et dans la Colonie Cosmopolite de M. Bernardin de SaintPierre; un petit nombre d'autres fragmens nous semblent mériter le même reproche. Il paraît que les éditeurs ont suivi l'exemple de Rollin, qui, dans ses citations des auteurs latins, s'est souvent servi de Sénèque. « J'ai, dit-il, » fait un grand usage de Sénèque, qui est riche en pen»-sées et en belles expressions, quoique son style, par >> beaucoup d'endroits, soit fort défectueux. >>

L'immense majorité des excellens morceaux qui composent ce recueil, le recommande mieux à l'estime des lecteurs que tous les éloges que nous pourrions lui donner. Il suffira de rappeler que ce livre manquait à l'instruction publique. Le goût qui a présidé au choix et à la distribution des matières, le rend aussi précieux qu'il peut l'être, soit pour les amateurs, soit pour les jeunes gens.

P.

La Navigation, poëme en huit chants, par J. Esménard ; avec des notes historiques et géographiques. Deux vol. in-8°., papier fin, ornés de deux jolies fig. Prix: 9 fr. Papier vélin superfin, cart. fig. avant la lettre, 21 fr. Pour être publié en décembre 1894 (frimaire an 13). A Paris, chez Giguet et Michaud, imprimeurs-libraires, rue des Bons-Enfans, no. 6; et chez le Normant, imprimeur - libraire, rue des Prêtres Saint-Germainl'Auxerrois, n°. 42.

LES trois premiers chants du poëme de la Navigation sont consacrés à la marine des anciens. C'est le tableau de l'enfance et des progrès de l'art, depuis le tronc de l'arbre, lancé par la tempête sur un fleuve ou sur un étang, jusqu'aux flottes romaines disputant l'empire du monde sur la mer d'Actium. Les Phéniciens, les Grecs, les Carthaginois, les Romains passent successivement sous les yeux du lecteur. Mais la marine des premiers peuples navigateurs est fort mal connue; les antiquaires ne sont pas même d'accord sur la forme des vaisseaux qui portaient plusieurs rangs de rames. L'auteur a donc sagement préféré d'attacher à cette partie de son ouvrage les grands souvenirs historiques de la marine des anciens, en y multipliant d'ailleurs les descriptions élégantes et les épisodes ingénieux.

Dans la décadence de l'empire Romain, les arts, le commerce, la navigation abandonnent ensemble la terre. D'Augustule à Léon X, on n'en retrouve l'existence et les progrès insensibles, dans notre Occident, que chez les Pisans, les Génois et les Vénitiens, que la folie éphémère des croisades avait éclairés et enrichis. Ces faibles

progrès sont les anneaux épars de la chaîne des sciences humaines, qui semble rompue entre le quatrième et le quinzième siècle : le poète les indique et ne les rassemble pas; il franchit rapidement cet espace obscur, le désert de l'histoire et des âges; et, dès le commencement du qua trième chant, il arrive à la renaissance des arts en Europe.

Le quatrième chant est consacré à la renaissance des arts et à la découverte de l'Amérique; le cinquième, au passage aux Indes par le cap de Bonne-Espérance. La poésie ne pouvait offrir à l'imagination, à la mémoire et à la philosophie, des tableaux plus vastes et plus inté

ressans.

Les trois derniers chants ne laissent point ralentir la marche du poëme. Les richesses du commerce et de la navigation, en excitant une émulation générale, amènent, dans ce chant, l'établissement de la marine militaire. La défaite de l'armée invincible de Philippe II commence l'histoire des guerres maritimes dans l'Europe moderne; et le chant est terminé par un magnifique épisode sur Pierre-le-Grand et la fondation de Saint-Pétersbourg.

Le septième présente le tableau de la tactique navale, et des sanglantes rivalités de la France et de l'Angleterre. C'est encore ici qu'on trouvera les choses les plus neuves et les plus bardies en poésie, et qu'on remarquera l'attention constante de l'auteur à relever partout la gloire de sa patrie, et ses efforts pour faire de son ouvrage un monument national.

Enfin, le huitième chant, consacré aux voyages de découvertes et aux circonnavigations du globe, rappelle tout ce que la navigation doit aux progrès des autres sciences, et tout ce que les sciences doivent aux recherches des navigateurs. L'auteur y rend un hommage naturel aux savans illustres dont la France s'honore, et termine son poëme

par un épisode touchant sur Coock et sur la Pnérouse.

Mais cette analyse rapide ne présente, pour ainsi dire, que le squelette de l'ouvrage, et ne peut donner une idée de la manière de l'auteur, aussi simple qu'énergique, aussi brillante que variée. Il est difficile de détacher des frag mens d'un poëme, où tout se lie et se suit.

Voici un morceau où le mérite de la difficulté vaincue est porté au plus haut degré, et dans lequel tout est neuf et presque inconnu dans notre poésie. Il s'agit de la péche de la baleine dans les mers du Nord, et sous les glaces errantes, détachées du pôle. L'auteur en a corrigé quel ques vers; nous le donnons avec les corrections.

L'ancre mord les glaçons, vieux enfans de l'hiver :
Les monstres bondissans sur cette affreuse mer,
L'ours, monarque affamé de ces sombres rivages,
Et le phoque timide, et les morses sauvages,
Et l'horrible baleine à qui, le fer en main,
Le Batave a du pôle enseigné le chemin,
Et qu'il poursuit encore sous sa glace éternelle,
Voilà les ennemis que son courage appelle !
Leur sanglante dépouille excite ses transports.
A peine de l'Islande a-t-il quitté les ports,
Sur les flots apaisés, s'il voit l'eau jaillisante
Que lance dans les airs d'une haleine puissante
Le colosse animé que cherche sa fureur,

A l'instant tout est prêt.-Sans trouble, sans terreur,
Sur un esquif léger le nautonnier s'élance;

Le bras levé, l'œil fixe, il approche en silence,
Mesure son effort, suit le monstre flottant,

Et d'un fer imprévu le frappe, en l'évitant.
Soudain la mer bouillonne, en sa masse ébranlée ;
Un sang épais se mêle à la vague troublée ;
D'un long mugissement l'abîme retentit;
Dans des gouffres sans fond le monstre s'engloutit;
Mais sa fuite est cruelle, et sa fureur est vaine.
Un fil, au sein des flots poursuivant la baleine,
Au Batave attentif rend tous ses mouvemens :
Par l'excès de sa force elle aigrit ses tourmens ;
Rien ne peut les calmer. Le fer infatigable,

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