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d'ailleurs fort estimable, la savánte madame Dacier, soutenu ce paradoxe contre Pope avec cette aigreur et cette animosité trop communes aux érudits. Personne ne s'étonnera que le froid et méthodique Lamotte ait été un des partisans les plus outrés de cette nouvelle doctrine; mais si la traduction en prose de madame Dacier est un des meilleurs argumens en faveur des traductions en vers, il faut convenir que la traduction en vers de Lamotte est à son tour un de ses meilleurs argumens en faveur des versions en prose. Homère est également méconnaissable sous la plume de l'un et l'autre traducteur. Cependant l'ouvrage de madame Dacier est de beaucoup préférable à celui de l'académicien sacrilége, qui ne rougit pas de réduire à moitié le chef-d'œuvre de ce divin Homère qu'il n'entendait pas.

que

rien ne

Après le paradoxe dont nous venons de parler, un des plus absurdes sans contredit est celui de Voltaire sur les traductions en général. Cet écrivain prétend quelque part prouve tant en faveur d'un ouvrage, que de voir qu'on le traduise dans plusieurs langues. Voltaire avait ses raisons pour parler ainsi. La Henriade venait d'être traduite dans presque tous les idiomes de l'Europe. Il s'ensuivait de ce principe que le mérite de la Henriade ne pouvait plus être constesté. Il est vrai que si l'on n'eût craint de s'exposer aux plus grossières injures, on aurait pu représenter au philosophe de Ferney que la Pucelle de Chapelain avait joui du même honneur, outre les dix éditions qui en avaient été faites en France. Ce poëme, encore aujourd'hui, jouit de quelque considération en Portugal et en Espagne, et un voyageur de mes amis m'a assuré qu'on en faisait toujours grand cas dans la Haute-Saxe et dans plusieurs cercles de l'Allemagne ; tant le goût des étrangers doit être consulté en fait de littérature nationale. A ce

compte, Lafontaine, qui bien loin d'être traduit n'est pas même entendu par nos voisins, serait fort au-dessous de Chapelain, et madame de Sévigné, dont les littérateurs tudesques trouvent la réputation bien exagérée, le céderait à M. Mercier, traduït et lu, comme on sait, dans toute la Westphalie. Il serait plus vrai de dire que dans toutes les langues les ouvrages où le sceau du génie a le plus appuyé, sont toujours les plus difficiles à être traduits, et que la meilleure traduction, quelle que soit son utilité, est nécessairement inférieure à l'original. Pour moi, j'ai parcouru par curiosité la plupart des traductions, soit en vers soit en prose, que les étrangers s'imaginent avoir des chefs-d'œuvre de Molière, et j'avoue que rien ne m'a paru plus froid et moins ressemblant; mais si un auteur moderne perd tant à passer dans une langue moderne, qu'on juge de la difficulté de rendre un auteur ancien avec un idiome moderne. Les obstacles qui naissent de la différence des langues ne sont pas les seuls à vaincre. Si l'écrivain que vous traduisez est un homme de génie, les difficultés deviennent insurmontables : elles sont, il est vrai, plus ou moins grandes suivant le genre où il s'est exercé. On conçoit, par exemple, qu'un historien perde moins à être traduit qu'un orateur, et un écrivain en prose moins encore qu'un écrivain en vers; mais parmi ces derniers, il est bien des distinctions à faire. Les poètes dramatiques at les poètes épiques peuvent attacher, dans une traduction, par la beauté du plan, par l'intérêt des situations et la force des caractères. Mais les poètes lyriques, par exemple, privés de tous ces appuis, ne peuvent se soutenir dans une langue étrangère. Leurs pensées ne sauraient se passer d'images, et les images s'effacent et se décolorent en passant d'un idiome dans un autre. Ces auteurs sont alors pour nous des étrangers qui

se donnent bien à entendre, mais qui ne s'expriment point. En un mot, ils ne peuvent se passer d'harmonie, et l'harmonie s'évanouit complétement dans le vague d'une paraphrase; car les traductions en prose, quoi qu'on en dise, ne sont pas autre chose. Voilà pourquoi tout le monde lit Homère et Sophocle, et que ce poète admirable, à qui la Grèce dressa des statues, décerna un siége d'or dans les temples des Dieux., ce poète, dont un vainqueur irrité respecta la demeure, alors même qu'il ne respectait plus rien, en un mot, Pindare est de tous les génies de l'antiquité celui dont les ouvrages ont le moins de lec

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Mais si de tous les poètes, les lyriques sont les plus difficiles à traduire, Horace est sans contredit celui de tous dont la traduction offre le plus de difficultés. Quelle prodigieuse variété de talent ne supposent pas les compositions de ce poète! Il règne dans ses ouvrages un mêlange de force et de grace, d'enjouement et de sensibilité, de réserve et d'abandon, qu'on ne rencontre point ailleurs. On a beaucoup admiré l'art avec lequel il a su se composer un coloris, des diverses couleurs de Pindare, d'Alcée et de Sapho; mais l'habileté avec laquelle il sait allier les dogmes sévères du Portique et la morale de Zénon aux préceptes d'Epicure, n'est pas moins admirable. Quel stoïcien a parlé jamais un plus beau langage que notre poète dans cette ode: Equam memento rebus in arduis servare mentem? Anacréon n'a pas mieux chanté les plaisirs des sens que le lyrique romain. Où trouve-t-on une philosophie plus douce que dans les Epîtres d'Horace; une plaisanterie plus spirituelle que dans ses Satires? Où trouvet-on enfin plus d'imagination, de graces, d'esprit et de sel dans les Œuvres de ce poète vraiment inimitable? Il était naturel qu'on cherchât à faire passer dans notre

que

langue un auteur dont la lecture offre tant d'agrément et d'instruction: aussi le nombre des traducteurs d'Horace est-il fort grand. Les Italiens, les Allemands et les Anglais ont des traductions en vers de la plupart de ses ouvrages. Creech et Francis, chez ces derniers, jouissent de quelque considération; mais on ne lit guère plus chez nous que les versions en prose de Dacier et de Lebatteux; encore celle de Dacier n'est-elle recherchée que pour les notes. La traduction de Lebatteus est froide, sans couleur. Ceux qui ne connaissent Horace que d'après elle, s'étonnent avec raison de la réputation dont ce poète a joui. Quant à la version de l'infatigable abbé de Marolles, elle n'est feuilletée que par ceux qui ont besoin de quelques exemples de style plat et ridicule; et en effet, sous ce rapport, il faut convenir qu'il est peu d'ouvrages plus satisfaisans.

L'auteur de la traduction dont nous annonçons au public une édition nouvelle, pouvoit assurément, sans être accusé d'amour-propre, prétendre faire mieux que ses prédécesseurs. Le bu' de cet extrait est de mettre le public à même d'en juger. M. Pierre Daru, dont les principes sur les traductions en prose sont sans doute conformes aux nôtres, a senti que pour traduire un poète, et sur-tout un poète lyrique, on ne pouvai' se passer du secours de la poésie. Aussi la traduction qu'il nous donne est-elle en vers, et à nos yeux c'est déjà un grand avantage. Du moins ne contesterat-on pas que si le mérite se mesure par la difficulté, le nouveau traducteur ne l'emporte par cela seul sur ceux qui l'ont précédé Quoique Pode 13' ne soit pas du nombre de celles qui nous ont paru le plus heureusement traduites, nous allons cependant la rapporter pour qu'on puisse la comparer avec les autres versions. Afin de faire sentir la seule supériorité que donne l'organe musical de la versi

fication, M. Daru s'est attaché à rendre cette ode stance par stance.

Quand je t'entends louer, Lydie,

Les traits d'Hylas et ses beaux yeux,
Le levain de la jalousie

S'élève en mon cœur furieux.

Cùm tu, Lydia, Telephi
Cervicem roseam, cerea Telephi

Laudas bracchia, væ! meum

Fervens difficili bile tumet jecur.

Les vers de M. Daru ne rendent que faiblement l'original, on ne peut se le dissimuler. Le cervicem roseam, cerea bracchia ne se retrouvent point dans les traits d'Hylas et ses beaux yeux. Un air de dépit et de jalousie se fait déjà sentir dans cette affectation avec laquelle le poète répète le nom de son rival:

. . Telephi

Cervicem roseam, cerea Telephi
Laudas bracchia.

C'était un trait de naturel et de vérité qu'il fallait chercher à conserver. Les traducteurs en prose ne l'ont sans doute pas senti, ou ils n'ont vu dans cette répétition qu'une négligence. « Oh! Lydie, s'écrie Horace, lorsque vous >> me vantez le teint charmant de Télephe, les bras cares» sans de ce Télephe, qui, dites-vous, égalent en blancheur » la cire la plus pure, cerea bracchia..... »

Les vers de M. Daru pâlissent un peu à côté de l'original. Mais, je le répète, je n'ai point choisi cette ode précisément pour donner une idée du talent du traducteur, mais pour montrer l'avantage de la versification, même lorsqu'elle est faible, sur la prose j'oserai même dire la mieux écrite. Bien entendu que ceci ne doit s'appliquer qu'à la traduction des poètes lyriques.

Ma raison s'égare et chancelle,
Mon teint paraît plus animé 1

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