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Nous pourrions continuer cette citation; mais nous y reviendrons dans un Numéro prochain. Nous finirons par citer quelque chose du voyage de Satan à travers le

chaos :

Là s'arrête Satan, pensif, silencieux ;

De ces bords dans l'espace il jette au loin les yeux :
Ce trajet ne veut pas un courage vulgatre.
Déjà des ouragans la fougueuse colère,
Des mondes fracassés le choc impétueux,
Apporte jusqu'à lui leurs sons tumultueus:
Tels, (si les grauds objets aux petits se comparent)
Quand du terrible Mars les assauts se préparent,
Avec un long fracas, de leurs coups répétés,
Les foudres, en grondant, renversent les cités;
Le ciel même écroulé, les élémens en guerre,
De ses vieux fondemens déracinant la terre,
L'épouvanter oient moins. Tel qu'on voit sur le mers,
Un vaisseau dérouler ses voiles dans les airs,
Satan a déployé ses gigantesques aîles :

Il part, frappant du pied, vers des routes nouvelles ;
Et, dans l'air ténébreux traçant de longs sillons,
Il s'enlève emporté par de noirs tourbillons.
Alors d'un vol rapide, à travers les orages,
Il monte, audacieux, sur un char de nuages;
Mais ce trône léger se dérobant sous lui,
Un vide inattendu le laisse sans appui.

Des ailes qu'il agite accusant l'impuissance,

Il tombe, il redescend le long du gouffre immense;

Il poursuit en tombant, et tomberoit encor,
Si l'amas vaporeux qui lui rend son essor,
Par un nouvel élan n'eût renvoyé sa masse

Plus loin qu'il n'est tombé des hauteurs de l'espace.
Tout à coup il s'arrêtè, îl rencontre dans l'air
Un sol qui sous ses pas n'est ni terre ni mer.
Il aborde, il parcourt ce sol sans consistance,
D'un climat sans chaleur indigeste substance;
Il va, vient, et marchant et volant à moitié,
Battant l'air de son aile et le sol de son pië,
Il appelle à la fois et la voile et la rame.
Par la difficulté son courage s'enflamme :
Et tel que le griffon; avide amant de l'or,

Quand l'adroit arimaspe a ravi son trésor,

Par les champs, par les monts, de ses pieds, de ses ailes,
Court, arrive, et l'ar ache à ses mains criminelles ;

Avec la même ardeur le prince des enfers

Tente mille moyens, mille chemins divers ;
De ses mains, de ses pieds, de sa superbe tête,
Il combat, il franchit l'ouragan, la tempête,
Les défilés étroits, les gorges, les vallons,

L'air pesant ou léger, et la plaine, et les monts,
Les rocs,
le noir limon qu'un flot dormant détrempe;
Va guéant ou nageant, court, gravit, vole ou rampe.
Bientôt de vastes cris un horrible fracas,
Et des murmures sourds, et de bruyans éclats,
A travers les horreurs de ce lieu lamentable,
Apportent jusqu'à lui leur son épouvantable.
Vers ces lieux turbulens il marche sans effroi,
Veut savoir quel esprit ou quel étrange roi
Y règne au sein du trouble, et de ce noir empire
S'informe quel chemin au jour peut le conduire.
Sur un trône élevé dans un vaste désert,
Soudain le vieux Chaos à ses yeux s'est offert ;
La Nuit, l'antique Nuit en vêtemens funèbres,
Partageant son pouvoir, lui prête ses ténèbres ;
Près d'eux l'affreux Orcús, et celui dont le nom
Fait trembler tout l'enfer, le fier Démogorgon,
Et l'aveugle Hasard, et les Rumeurs errantes,
Et la Dissension aux cent voix discordantes,
Du monarque insensé forment la digne cour.

On trouvera encore dans cette traduction quelques négligences, quelques incorrections, comme dans celle de l'Enéide; mais on y trouvera en général plus de chaleur et de poésie. M. Delille a souvent égalé et quelquefois surpassé son modèle.

Le poëme de la Navigation, qui devait paraître én même temps que le Paradis perdu, ne paraîtra que la semaine prochaine.

Suite des Souvenirs de Félicie

Le comte de *** a les plus grands succès auprès des femmes. On répète qu'il est impossible d'avoir plus d'esprit, plus de grace et plus de séduction. Il n'est pas beau, il bégaie, il est toujours distrait ou silencieux dans un cercle. Il ne parle jamais que tout bas, et presque tout ce qu'on dit ainsi aux femmes leur paraît fin et délicat; car alors on ne leur parle que d'elles. Dans la conversation générale, le comte de *** est absolument nul: il se chauffe, il baguenaude, il n'écoute pas; mais il finit par aller s'établir auprès d'une femme, dont il s'empare pour toute la soirée. Il se met à table à côté d'elle, il ne voit qu'elle, et communément il a l'art de fixer sur lui toute son attention; il faut en effet de l'application pour l'entendre et pour le comprendre; il dit à l'oreille de petites phrases coupées dont le sens n'est jamais clairement exprimé : on veut deviner, on veut répondre dans le même langage. Ces dialogues énigmatiques ressemblent à ces conversations de bal dans lesquelles le masque réputé le plus aimable est toujours celui qui sait le mieux tourmenter et dérouter les gens qu'il attaque. Cette espèce de galanterie n'est, dans le comte de ***, qu'un simple jeu de coquetterie. Il la prodigue tour-à-tour à toutes les femmes à la mode; elle est à tous les yeux sans conséquence, quoiqu'elle ait tourné beaucoup de têtes. Une jeune femme, après avoir causé tout bas deux heures avec le comte de ***, dit bonnement à son mari, sans lui causer d'ombrage, que le comte de *** a été charmant. Il est singulier d'établir de la sorte un tête-à-tête au milieu d'un cercle sans que personne le trouve mauvais, et il n'est pas

mal-adroit de se faire ainsi à la sourdine une réputation d'esprit et d'agrément, sans faire de frais dans la société, et même en paraissant la compter pour rien; mais le comte de *** n'efface personne, il ne brille jamais au grand jour, il ne plaît qu'à l'écart; et, dans le monde, les choses qui ont de l'éclat sont presque les seules qu'on envie.

Madame de *** n'a jamais d'elle-même porté un seul jugement; ce n'est point par modestie, mais c'est par une incapacité si absolue qu'elle ne peut se faire illusion à cet égard, quoiqu'elle ait l'espoir de le cacher aux autres. Eile a un ton sentencieux et tranchant; elle répète affirmativement ce qu'elle entend dire aux gens qui passent pour evoir de l'esprit. Sa confiance n'est jamais fondée que sur la réputation; nul être au monde ne pourrait l'obtenir personnellement. Il en est ainsi de son amitié; elle n'aime point, ne s'attache point, elle ne recherche que ceux qui sont le plus recherchés dans la société. Sa politesse pourrait donner à un étranger l'idée la plus exacte de la considération des individus qui composent le cercle où elle se trouve Elle est cérémonieuse avec les personnes d'un d'un rang élevé elle applaudit les beaux-esprits, elle fait des avances aux femmes à la mode; quant aux gens simples et réservés qui n'ont ni éclat, ni renommée, elle ne les écoute pas, ne les regarde pas, elle ne daigne pas les entrevoir. Enfin, elle est toujours éblouie du mérite faux ou vrai lorsqu'il est reconnu ou prôné, et jamais elle n'aura la gloire et le plaisir si doux de le découvrir quand il est timide et sans prétention. Ce caractère-là est bien commun dans le grand monde, et j'avouerai que je n'en connais point de -plus haïssable.

Combien on a fait de tort à la société, combien on a gâté de caractères, en se moquant de tant de qualités précieuses, si utiles dans le commerce de la vie ! J'entends

répéter universe lement que les gens méthodiques sont insupportables. Eb pourquoi ? Parce qu'ils poussent jusqu'au scrupule l'ordre et l'exactitude; qu'ils répondent avec précision quand on leur écrit ; qu'ils ne manquent jamais un rendez-vous, et y arrivent toujours à l'heure indiquée; qu'ils ne perdent rien de ce qu'on leur confie, qu'ils n'oublient rien de ce qu'ils ont promis, et que l'on peut compter fermement sur leur parole. Pour moi, j'aurai toujours l'indulgence de supporter ces gens-là, et j'avoue qu'au contraire, je ne m'accommode point du tout de ces gens occupés, affairés et distraits, qui ne portent dans les affaires et dans la société que de la négligence, de l'inexactitu 'e et de l'oubli. Je veux bien croire que de tels défauts sont des preuves certaines de génie, et qu'ils n'appartiennent qu'aux esprits supérieurs; mais j'ai la petitesse d'aimer la probité délicate et minutieuse, l'ordre et la sûreté jusque dans les détails journaliers de la vie.

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Hier au soir, le comte d'Osmont entrant dans le salon du Palais-Royal, en sortant de l'Opéra, voulut conter une histoire; mais, par l'effet de sa distraction ordinaire, il s'arrêta tout court, parce qu'il ne put jamais se rappeler le nom du principal personnage: c'est, disait-il, un homme que nous connaissons tous, c'est le mari de madame de Canillac. Il est inoui que j'aie oublié son nom; aidez-moi donc. Vous riez..... Vous savez, j'en suis sûr, de qui je veux parler.... Au lieu de lui répondre on éclatait de rire; après l'avoir bien impatienté, on lui apprit enfin que le mari de madame de Canillac s'appelle M. de Canillac. Alors il conta l'histoire que voici : M. de Canillac, voulant venir souper au Palais-Royal, traversait le théâtre de l'Opéra, et s'étant accroché, je ne sais comment, à une coulisse, il a été t talement décoiffé; il s'est écrié que cet accident le désolait, parce qu'il n'osait șe

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