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de ses chants pourra toucher le cœur de Phaon. Il y a des déclamations dans cette prière; Sapho se vante d'avoir inventé un mode nouveau; elle rappelle l'histoire de Daphné, et, comme si ce souvenir pouvait être agréable 'au dieu, elle s'en prévaut pour qu'il favorise sa passion. Cependant l'art des vers ne suffit point pour inspirer l'amour; 'souvent il peut, sous ce rapport, être défavorable à la femme qui le cultive. Aussi Sapho prie-t-elle bien'tôt Vénus de lui donner les charmes qui, plus que le talent poétique, peuvent la rendre aimable aux yeux de Phaon. Dans cette ode, le poète ne garde aucune mesure, Sapho demande que les desirs de son amant égalent les siens; elle se livre à une ardeur si violente que l'on "tremble pour le malheureux jeune homme qui en est "Pobjet. On prévoit que s'il cède à la frénésie de Sapho: il ne la partagera pas long-temps. La prière à l'Amour 'est encore plus vive. Comme l'héroïne pense qu'il suffit d'avouer ses fautes pour les expier, elle se confesseTMà P'Amour; les confidences qu'elle lui fait sur ses goûts "sont si claires, qu'il est impossible de les citer. Le poète ¿ italien est inexcusable d'avoir offert des tableaux aussi dégoûtans. Quel intérêt veut-il qu'on prenne à son héroïne? D'ailleurs rien ne prouve que Sapho ait eu les vices qu'il lui attribue. « Il faut observer, dit le savant » abbé Barthélemi, que tout ce qu'on raconte de ses >> mœurs dissolues, ne se trouve que dans des écrivains » fort postérieurs au temps où elle vivait. » Le même auteur ajoute qu'il ne faut pas prendre à la lettre quelques expressions passionnées: on en trouve dans les dialogues de Platon, dont les bons critiques ne se sont jamais avisés de faire une honteuse application. Quand même il y aurait eu quelque doute à cet égard, le poète qui affiche, comme on l'a vu, de si grands scrupules, devait à la

morale d'adopter l'opinion qui lui était le moins contraire.

Il paraît que, jusqu'à présent, toutes les prières de Sapho ont été inutiles; cela se conçoit ; une femme de co caractère ne doit pas être fort séduisante: aussi le poète a-t-il recours au merveilleux. L'héroïne fait un sacrifice à Vénus, et lui demande sa ceinture. Il est probable qu'elle l'obtient, puisque l'ode suivante annonce son triomphe. Elle en jouit en femme qui ne veut pas qu'il dure longtemps. Les détails sont si grossièrement lascifs, que la critique doit s'abstenir de les relever.

Ce qu'on devait prévoir arrive au bout de quelques jours, Phaon abandonne Sapho. Le désespoir de cette amante trahie est encore plus fort la nuit que le jour. Le poète l'exprime d'une manière grossière et ridicule; aucune délicatesse dans cette passion; aucun regret qui ne tienne aux jouissances dont l'héroïne est privée : du reste, de la froideur et quelquefois de la platitude dans l'expression. Elle appelle en vain son amant, et elle ajoute :

Al destro lato volgomi

E bacio il loco amato
Dove d'amor compivasi

Il sacrifizio usato.

Il est impossible de s'exprimer d'une manière plus claire et en même temps plus glaciale. Si toutes les peintures licencieuses étaient de ce ton, elles ne seraient certaine ment pas dangereuses. Cependant l'héroïne s'adresse aux divinités infernales : cette ode, comme nous le verrons, présente quelques beautés poétiques. Sapho, fatiguée de souffrir, se livre au sommeil ; elle se croit sur le rocher de Leucade, où Phaon insulte à ses douleurs : une déesse lui apparaît, et lui annonce qu'elle ne trouvera la fin de ses peines qu'en se précipitant. Avant de se résoudre à cette épreuve terrible, Sapho conjure encore Vénus de lui

faire voir une seule fois son amant. Cet espoir étant trompé, elle compose son chant de mort qui termine le poëme. Ces trois dernières Odes pourraient inspirer quelque intérêt, si l'idée que le poète a mal-adroitement donnée de Sapho dans le commencement, n'était pas faite pour révolter le lecteur le moins délicat.

La seule pièce où l'on trouve du talent poétique est, comme nous l'avons dit, celle où l'héroïne parle aux Dieux infernaux : elle fait regretter que l'auteur ne se soit pas exercé sur un sujet plus heureux. Nous essaierons d'en donner une idée, en observant qu'une traduction en prose lui fera nécessairement perdre les beautés qui tiennent à l'harmonie poétique. Sapho demande aux Dieux la permission de descendre aux Enfers; elle ne fut accordée qu'à des hommes qui en abusèrent presque tous; on n'a rien à craindre d'elle; son unique projet est de trouver son amant. « En vain, dit-elle, j'ai cherché Phaon sur des >> rochers inaccessibles; en vain, pour le voir, j'ai sillonné » la surface orageuse des mers; peut-être la Parque l'a»t-elle frappé ; peut-être est-il parmi les morts.... Ce >> perfide est sûrement au nombre des coupables qui se » déchirent eux-mêmes, et pour lesquels de nouveaus » supplices furent inventés; il est au milieu des ombres » les plus cruelles. Les Dieux l'ont puni de m'avoir tra>> hie si lâchement : Alecton, couronnée des serpens, le >> ronge et le tourmente. Dieu des Enfers, ouvre-moi tes >> ténébreuses demeures; ordonne que mon amant soit » délivré de sa noire prison. Je ne crains pas les monstres >> infernaux ; je descendrai sans pâlir dans les cachots les » plus obscurs. L'Amour me guide; il élève mon cou>>rage au-dessus de mon sexe ; ce Dieu, selon sa volonté, » nous rend audacieuses ou timides. Si tu le permets, » j'entraînerai avec moi Phaon du plus profond abyme.

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Mais, je t'en conjure, ne me défends pas de tourner

sur lui mes regards. Je sais qu'un seul coup d'œil devint >> funeste au chantre de la Thrace; mais une pareille loi » peut-elle être exécutée par un amant? Non, mon amour » ne saurait s'y soumettre; mes yeux, mes bras, mon >> cœur se tourneraient malgré noi vers celui que j'aime. » Vous vous taisez, Dieux des Enfers.... Du fond de vos » demeures profondes, j'entends une voix terrible qui me » répond: Phaon est dans les bras de Rhodope. »

Cette ode a de la chaleur et du mouvement. Le passage rapide de l'indignation la plus forte à l'amour le plus tendre, n'excède pas les bornes de la vraisemblance; l'allusion à la fable d'Orphée est une invention heureuse et le dernier trait montre une ame qui sort d'une illusion consolante pour envisager la vérité qui fait son malheur.

L'analyse que nous avons donnée de la Phaoniade peut servir à confirmer notre opinion sur l'impossibilité de réduire en préceptes, comme le fait Longin, le désordre et les mouvemens passionnés que l'on remarque dans le petit nombre de vers qui nous restent de Sapho. L'idée de feindre qu'on a trouvé des manuscrits anciens, et d'en donner au public de prétendues traductions, appartient au dix-huitième siècle. A l'exception du Voyage d'Anacharsis, elle n'a produit que des vrages pleins de défauts et de peintures licencieuses. Une érudition frivole a été employée à chercher dans l'antiquité des usages qui pussent excuser la corruption de nos mœurs. On en a même inventé au besoin pour l'instruction de la jeunesse. Rien de plus dangereux que cette méthode d'appuyer par des exemples que l'on croit respectacles les désordres auxquels les hommes ne sont que trop enclins. On ne saurait trop prémunir les jeunes gens contre ces sortes de lec→ tures, et sur-tout contre l'envie qu'ils pourraient avoir de

s'exercer dans le même genre. La plupart des auteurs qui se sont assez peu estimés pour consacrer leur temps à ces misérables rapsodies, ne sont pas même parvenus à les rendre piquantes. Elles ont préseuté le vice dans sa grossière absurdité. La crainte du ridicule doit donc au moins retenir les jeunes écrivains qui seraient tentés d'imiter des ouvrages dont le succès passager n'a été dû qu'au désordre qui s'était introduit dans les mœurs pendant la révolution; car, comme l'observe Pascal, rien n'excite plus le mépris général et ne justifie mieux la raillerie sans ménagement que la vanité d'un homme sottement libertin.

P.

HISTOIRE

D'UN SOLDAT

INVALIDE

Traduite de l'anglais de Goldsmith.

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LA moitié du monde ignore comment l'autre existe. Rien n'est plus vrai. Les malheurs des grands sont en évidence, et commandent l'attention. On n'en parle qu'avec emphase; la terre retentit de l'infortune des gens puissans. Les potentats, sous le faix des calamités, ont la consolation de yoir partager leurs maux, et la sensibilité publique calme leurs souffrances. Il n'y a rien de merveilleux à supporter courageusement des disgraces que l'univers contemple. Des hommes alors montrent une ame forte par orgueil; mais celui qui, dans l'obscurité, brave l'infortune; qui, sans amis pour fortifier son cœur, sans témoins pour compatir à ses douleurs, qui, sans espoir d'adoucissement, vit dans le calme et même dans l'indifférence, celui-là, dis-je, est vraiment doué d'une ame généreuse. Il mérite notre admiration, et doit être offert comme un modèle digne de nos respects.

Lorsque

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