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CHAPITRE XXXIX.

DU VAGABONDAGE.

Motifs des mesures prises par la loi à l'égard des vagabonds.

d'un métier.

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Peines dont ils étaient l'objet sous l'ancienne législation. — Dispositions de la législation intermédiaire. Caractères du délit de vagabondage. Dispositions des lois étrangères sur le même sujet. - Définition du delit. Circonstances constitutives. ·Défaut d'un domicile certain. Dans quel cas l'agent est considéré comme n'ayant pas de domicile. L'individu arrété pour défaut de passe-port ne peut étre, pour ce seul fait, réputé vagabond. Défaut de moyens de subsistance. Le prévenu trouvé porteur d'une somme d'argent peut-il étre réputé vagabond? — Defaut d'exercice Réunion de ces circonstances nécessaire pour constituer le delit. Le fait du vagabondage doit-il étre considéré abstraction faite de sa moralite ?· Des peines applicables au délit. - De la peine de l'emprisonnement. De la peine accessoire de la surveillance. Observations sur la substitution de cette peine à la mesure de la mise à la disposition du gouvernement. La surveillance peut-elle étre supprimée par les tribunaux, en cas de circonstances atténuantes? Des mesures applicables aux vagabonds mineurs de seize ans. Dans quels cas les mineurs peuvent étre prévenus de vagabondage. La peine cesse par l'admission des condamnés à caution, ou par la réclamation qui en est faite par le conseil municipal de leur commune. Caractères de cette double nature. Des vagabonds étrangers.— Mesures qui peuvent etre prises à leur égard. Des circonstances aggravantes du delit de vagabondage. — Du travestissement, du port d'armes, de la possession d'instruments propres à commettre des cas ou delits, ou de sommes d'argent. Du vagabonduge considéré comme circonstance a gravante de certains délits. — Des violences sur des personnes. · Des faux dans les passe-vorts ou certificats. (Commentaire des articles 269, 270, 271, 272, 273, 277, 278, 279 et 281 da Code pénal.) [1].

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Les agents que la loi a qualifiés de vagabonds et de gens sans aveu ont excité dans tous les temps les inquiétudes du législateur. Signalés par une vie errante, aventureuse et oisive, le seul mode de leur existence a paru comme une menace incessamment jetée à l'ordre social. Car aucun lien ne les attache à la société, aucun intérêt ne les unit à la patrie: ils parcourent le pays comme des étrangers; il semble qu'ils soient prêts à s'en déclarer les ennemis. Et comment, d'ailleurs, n'appelleraient-ils pas la défiance, ces hommes qui n'ont point de demeure, dont les ressources sont inconnues, et qui refusent de demander au travail l'appui de leur existence? Comment n'inspireraient-ils

[1] L'art 271 a seul subi une modification par le nouveau Code pénal français.

[2] Congruit bono et gravi præsidi curare ut pacata atque quieta provincia sit quam regit: quod

pas de craintes, quand leur position et leurs besoins leur font en quelque sorte une loi im-périeuse du crime, et que leurs courses incessantes, en effaçant les traces de leurs pas, les dérobent aux recherches de la justice?

Ces dangereux agents devaient donc devenir l'objet de la sollicitude de la loi : toutefois, les mesures qui les ont concernés, ont varié suivant les temps, et surtout suivant les mœurs des peuples. La loi romaine, au témoignage d'Ulpien, donnait à chaque proconsul le pouvoir de bannir de la province les hommes mal famés et dangereux [2]. Cette disposition fut reproduite dans le chapitre 34 des Établissements de Saint Louis : « Se aucuns est qui n'ait riens et

non difficile obtinebit si sollicitè agat ut malis hominibus provincia careat eosque conquirat. L. 13, Dig. de officio præsidis.

soit en la ville sans rien gaignér et il hante tavernes, la justice le doit prendre et demander de quoi il vit, et se il entend qu'il mente et que il soit de mauvaise vie, il le doit jeter hors de la ville. » Une ordonnance du foi Jean, de novembre 1354, prescrivait un autre système de répression; il était défendu : « qu'aucunes personnes, hommes et femmes, sains de leurs corps et membres, saichant, non saichant métiers, soyent ou demeurent oiseux en taverne ou autre part, ou que ils vident la ville dedans trois jours; et se après lesdicts trois jours ils y sont trouvés oiseux ou mendians, ils seront pris et mis en prison et tenus au pain et à l'eau par l'espace de trois jours; et quand ils auront esté délivrés de ladite prison, se depuis ils y seront trouvés oiseux ou ils n'ont bien de quoi ils peussent avoir convenablement leur vie, ils seront mis au pilory; et la tierce fois, ils seront signez au front d'un fer chaud et bannis desdits lieux. » Ces mesures étaient impuissantes. En juin 1456, les états de Languedoc signalaient, dans leurs doléances, « les gens vagabonds et oiseux qui ne font œuvre ne mestier, appelés raffinez, qui se trou vent ès bonnes villes au long du jour et de la nuit, és tavernes et autres lieux dissolus, et leur est force, pour entretenir leur mauvaise vie, qu'ils soient larrons et commettent plusieurs choses mal faites; et y en a telle quantité, qu'il n'est à peine jour que esclandre et plaintes ne s'en ensuivent, et sans qu'aucun remède y soit donné. » C'est pour faire cesser un tel état de choses général dans toute la France, que l'ordonnance de Blois (mars 1498) soumettait le jugement des vagabonds à des formes spéciales et plus rigoureuses de procédure (articles 92 et suivants); que la déclaration du 7 mai 1526 commettait un lieutenant avec la mission spéciale de livrer à la justice les vagabonds, oysifs, mal vivants, gens sans aveu, joueurs de cartes et de dés; enfin, que la déclaration du 18 avril 1558 faisait exprès commandement à tous vagabonds, gens oisifs, sans adveu, maistre ne mestier, vider la ville dedans 24 heures à peine de la hart. Les ordonnances postérieures des 4 février 1567, 30 mars 1635 et 25 juillet 1700, portaient les peines du fouet, de la marque, de la prison, et, en cas de récidive, des galères. Plus tard, les

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vagabonds furent punis de la transportation aux colonies (déclar. du 12 mars 1719); puis cette transportation, abrogée par la déclaration du 5 juillet 1722, fut remplacée par des galères à divers degrés pour les hommes, et le fouet ou la flétrissure pour les femmes. Un dernier édit du 3 août 1764 maintenait les galères pour les vagabonds valides, et punissait de la prison à temps ceux à qui leur âge, leurs infirmités ou leur sexe ne permettaient pas d'infliger cette peine. « Cette rigueur, porte le préambule de cet édit, nous a paru d'antant plus nécessaire, que ce n'est que par la sévérité des peines que l'on peut espérer de retenir ceux que l'oisiveté et la fainéantise pourraient engager à continuer ou à embrasser un genre de vie qui n'est pas moins contraire à la religion et aux bonnes mœurs qu'au repos et à la tranquillité de nos sujets. »

Notre législation moderne n'a pas été moins préoccupée du vagabondage. Tantôt elle établit une surveillance active qui doit s'attacher en tous lieux aux pas des vagabonds [1], tantôt elle revient à la peine de la transportation autrefois édictée contre eux [2]. Elle délégue au préfet de police et aux commissaires généraux le pouvoir de les envoyer en prison [3] ; enfin, reprenant la disposition de l'art. 12 de l'ordonnance de 1670, qui attribuait aux seuls prévôts des maréchaux le droit de les juger, elle ouvre pour eux des tribunaux spéciaux dès qu'ils ont commis un crime [4].

Mais, au milieu de cet appareil de peines et de juridictions spéciales, une sorte d'incertitude semble se manifester dans l'esprit du législateur. Il punit le vagabondage, mais il semble ressentir le besoin de justifier son droit de le punir. Les anciens édits peignent à grands traits les désordres qu'il cause, et déclarent, par une sorte de formule, que les vagabonds seront punis encore qu'ils ne fussent prévenus d'aucun autre crime ou délit. L'art. 269 de notre Code a cru nécessaire de proclamer également que le vagabondage était un délit ; et toutefois la peine cesse aussitôt, lorsque, aux termes de l'art. 273, un conseil municipal réclame le vagabond condamné, ou même lorsqu'un simple citoyen s'offre à lui servir de caution.

C'est que le vagabondage est moins un fait

[3] L. 12 mess. an 8, art. 5, et 5 brum. an 9,

art. 4.

[4] L. 18 pluv. an 9, art. 6 et 7, et 18 prair.

an 12.

criminel en lui-même, qu'un genre de vie que la loi a voulu réprimer en raison de ses périls. Ce qu'elle a voulu atteindre, c'est une certaine position, des penchants vicieux, des habitudes dangereuses de l'agent. Par cela seul que le vagabond est sans profession et dénué de ressources, la société s'inquiète à juste titre; elle prévoit qu'il sera conduit par ses besoins et son oisiveté à se réunir aux malfaiteurs, à commettre des délits ou des crimes. Le vagabondage, à ses yeux, est donc un acte préparatoire plutôt encore qu'un délit accompli : de là, la nécessité de déclarer que la loi considère ce fait, quelle que soit sa nature, et même isolé de toute circonstance concomitante, comme un véritable délit. Toutefois, il ne faut pas exagérer le caractère préventif de cette répression. Sans doute le vagabondage est en partie puni à raison des actes auxquels il peut entraîner l'agent, mais ce serait une erreur que de n'y voir qu'un acte préparatoire. La société a créé à l'homme des obligations et des devoirs : l'un de ces devoirs est de ne pas devenir une charge pour le corps social; or, s'il l'enfreint en se livrant à une vie fainéante et oisive, si, privé de ressources, il méconnaît la loi du travail, il n'y a pas seule ment en lui une disposition dangereuse, il y a une sorte d'immoralité.

Les lois étrangères ne semblent point avoir aperçu ce double caractère du vagabondage; les unes n'en font aucune mention, les autres ne le punissent que dans les étrangers; d'autres enfin, en le frappant de peines très-légères, té moignent suffisamment qu'elles ne le considèrent que comme un acte préparatoire qu'il appartient à la police plus qu'à la loi pénale de réprimer. Le Code du Brésil et les lois pénales de Malte rentrent dans cette dernière catégorie. L'art. 295 du Code du Brésil ne prononce qu'une détention de 8 à 24 jours contre «< tout individu qui ne prend pas une occupation honnête et utile de laquelle il puisse subsister, après en avoir été averti par le juge de paix, lorsqu'il n'a pas de revenu suffisant. » L'art. 246 des lois de Malte va plus loin encore et ne prononce d'autre peine que l'obligation de donner caution de bonne conduite. Ogni vagabundò sarà correzionalmente condannato alla malla

veria.

pénal sous deux rapports distincts: comme délit sui generis, existant par lui-même et isolé de tout autre délit, et comme circonstance aggravante d'un délit ou d'un crime. Dans l'un et l'autre cas, il revêt le même caractère, il se compose des mêmes éléments. Ces éléments sont renfermés dans sa définition.

L'art. 270 définit le vagabondage en ces termes « Les vagabonds ou gens sans aveu sont ceux qui n'ont ni domicile certain, ni moyens de subsistance, et qui n'exercent habituellement ni métier ni profession. >>

Cette définition, qui reproduit avec clarté les caractères du délit, n'est point nouvelle. Les anciens jurisconsultes l'avaient donnée, mais moins complète, en ces mots : Vagabundus propriè dicitur qui per mundum vagatur nec certum habet domicilium in quo habitet [1]. La déclaration du 5 février 1731 définissait les vagabonds: ceux qui, n'ayant ni profession, ni métier, ni domicile certain, ni bien pour subsister, ne peuvent être avoués ni faire certifier de leurs bonnes vie et mœurs par personnes dignes de foi. » La loi anglaise, en adoptant ces caractères, veut en outre que les vagabonds ne puissent fournir de bons renseignements sur leur conduite and not giving a good account of themselves [2]. Les lois pénales des Deux-Siciles et de l'île de Malte n'exigent, au contraire, que deux des caractères imposés par la définition, le défaut d'exercice d'une profession, et de moyens de subsistance: elles n'ajoutent point la condition du défaut de domicile certain []. Il suffisait également, sous l'empire de la loi du 19-22 juillet 1791, de n'avoir ni moyens de subsistance, ni métier, ni répondants, pour être inscrit sur la note des gens sans aveu. La loi du 10 vendémiaire an IV effaçait même un partie de ces conditions: tout individu voyageant et trouvé hors de son canton sans passe-port était réputé vagabond et sans aveu, s'il ne justifiait pas, dans les 20 jours de son arrestation, de son inscription sur le tableau d'une commune. (Art. 6 et 7 du titre 3 de cette loi.)

Trois circonstances distinctes caractérisent donc, dans notre Code, le délit de vagabondage : il est nécessaire, aux termes de l'art. 270, que le prévenu n'ait point de domicile certain, qu'il

Le vagabondage est incriminé par le Code soit privé de moyens de subsistance; enfin, qu'il

[1] Farinacius, quæst. 7, no 15. Julius Clarus, quæst 39, no 7. Glose, in l. 4, § 5, de damno infecto. [2] Stephen's, Sommary eoft the criminal law. [3] Ogni ozioso che non possedesse boni de sorti

alcuna, de exercitasse abitualemente offizio. arte o mestiere, ne avesse altri mezzi legitimi di sussistenza, encorchè avesse domicilio certo, sarà considerato come vagabundo.

n'exerce habituellement ni métier ni profession. Ces trois conditions exigent quelques explications.

Le défaut d'un domicile certain est le premier élément du délit. Il ne faut pas confondre le domicile d'habitation; il suffit, pour l'existence du vagabondage, que le prévenu soit privé de ce dernier domicile. Telle était la décision des anciens jurisconsultes. Julius Clarus définit le vagabond: ille qui non certum habet domicilium in quo habitet; et il ajoute aussitôt dixi in quo habitet, nam in hoc proposito non consideratur an habeat certum domicilium, habitationes vel ne, quia (eo non attento) dummodò non habeat certum domicilium habitationis, potest ubicumquè conveneri et puniri [1]. La glose contient la même explication : qui habitationem non habet dicitur vagabundus [2]. Cette décision est parfaitement conforme à la nature du délit. C'est le défaut d'habitation qui forme la principale condition du vagabondage; c'est là la raison de son existence aventurière et de la facilité avec laquelle il dérobe ses actions aux regards. Qu'importe qu'il ait conservé son domicile d'origine? Ce domicile ne modifie ni sa position actuelle, ni son genre de vie, ni les dangers qui en résultent. Mais si le domicile d'origine ne fait pas obstacle à l'existence du délit, il ne faut pas confondre l'habitation que le prévenu a pu conserver à ce domicile avec le domicile luimême. Cette habitation, si elle est certaine, si le prévenu ne l'a pas abandonnée, s'il n'a fait que s'en éloigner momentanément, serait un obstacle invincible à ce qu'il fût considéré comme vagabond; car la loi exige comme un élément essentiel du délit, que l'agent n'ait pas de domicile certain, c'est-à-dire d'habitation actuelle: or, par cela seul qu'il est éloigné de son habitation, il ne s'ensuit pas qu'il n'en ait pas. C'est d'après cette distinction qu'il a été jugé que le fait d'un individu de n'avoir reparu qu'à de longs intervalles à son domicile, n'entraînait pas l'abdication de ce domicile, et par conséquent l'état de vagabondage [3]. C'est ainsi que, dans une autre espèce, il a été reconnu qu'un individu qui est inscrit sur les contrôles de la garde nationale de sa commune ne peut jamais être considéré comme vagabond [4].

La loi n'exige pas non plus que l'habitation

[1] Quæst. 39, § 7.

[2] In 1. 4, § 5, Dig. de damno infecto.

[3] Arr. Bourges, 3 fév. 1831.

[4] Arr. cass. 15 oct. 1813 Dalloz, t. 28, p. 47.

du prévenu soit fixe, il suffit qu'il en ait une : ainsi la Cour de cassation a pu décider qu'un particulier qui, sans quitter une commune, loge tantôt dans une maison, tantôt dans une autre, ne se trouve point en état de vagabondage [5]; car son habitation, pour être changeante, n'en est pas moins certaine. La commune où il réside et qu'il ne quitte pas est le véritable lieu de cette habitation. Ces changements de logement n'ont point pour effet de le soustraire aux regards et à l'action de l'autorité. Il ne cesse pas d'avoir un domicile certain ; et c'est dans ce sens que cette expression, employée par la loi, doit surtout être entendue. La loi du 10 vendémiaire an IV renferme deux dispositions dont nous avons déjà parlé. Elles prescrivent que tout individu voyageant et trouvé hors de son canton sans passe-port doit être mis en état d'arrestation et réputé vagabond, s'il ne justifie pas, dans les vingt jours de son arrestation, qu'il est inscrit sur le tableau d'une commune. Il serait sans objet pour nous de rechercher si ces dispositions de police, qui toutefois sont encore appliquées, ont conservé toute leur force légale [6] ; il suffit de remarquer qu'elles ne contredisent nullement les règles qui viennent d'être posées. Tout ce qu'on peut, en effet, en inférer, c'est que le voyageur non muni d'un passe-port, et qui n'a pas justifié de son domicile dans les vingt jours de son arrestation, se trouve en état de prévention de vagabondage. Cela résulte formellement de ces termes de la loi: il sera réputé vagabond et traduit comme tel devant les tribunaux compétents. Les tribunaux conservent donc la mission de le juger, c'est-à-dire, d'examiner si les circonstances énumérées par la loi pénale pour constituer le délit coexistent dans l'espèce. Si la loi du 10 vendémiaire an IV peut, à juste titre, être attaquée, c'est parce que l'individu trouvé sans passe-port n'est mis en état de prévention qu'après l'expiration des vingt jours qui lui sont accordés pour justifier de son do-micile; c'est parce que pendant ce délai, son arrestation n'est fondée sur aucun titre légal, puisqu'il n'est encore prévenu d'aucun délit, ou du moins que cette prévention est soumise à une condition suspensive. Mais cette mesure de police, établie en dehors des règles de la loi pénale, ne crée aucune exception à ces règles; le prévenu

[5] Arr. cass. 26 pluv. an 10. Dalloz, t. 28, p. 47. [6] V. l'arrêté belge du 14 août 1814, Pasinomie à cette date. Elle maintient l'exécution des lois sur les passeports, etc.

n'est point réputé vagabond de plein droit, il se trouve seulement, à défaut d'une justification qui lui est imposée, prévenu de vagabondage; et c'est d'après les règles générales du Code que cette prévention doit être jugée.

Le deuxième élément du délit est le manque de moyens de subsistance. L'agent, en effet, qui possède des ressources personnelles n'excite plus la même défiance, alors même qu'il n'aurait, d'ailleurs, ni domicile, ni profession habituelle. La vie qu'il mène n'est plus qu'un mode plus ou moins bizarre d'une existence assurée en elle-même; elle cesse d'être dangereuse, puisqu'elle ne suppose plus, pour la soutenir, la nécessité d'un délit ou d'un crime. Cette observation toutefois semble, au premier abord, soulever quelque contradiction entre l'art. 270 qui oblige le prévenu à justifier de ses moyens d'existence, et l'art. 278 qui le répute coupable dès qu'il est trouvé porteur d'une valeur supérieure à cent francs. Ces deux dispositions peuvent aisément se concilier. L'agent qui se livre à l'oisiveté et qui erre de ville en ville, sans pouvoir justifier d'aucunes ressources, doit assurément exciter les alarmes du pouvoir social; mais ces alarmes doivent-elles entièrement disparaitre par cela seul qu'il exhibe une somme dont il est porteur ? D'où lui vient la possession de cette somme? La justice a le droit de remonter à sa source; car il ne suffit pas qu'il justifie de ses moyens d'existence, il faut qu'il prouve la légitimité de ces moyens; et le seul but de l'art. 278 a été de mettre cette preuve à sa charge. S'il établit la légitimité de sa propriété, nul doute que la prévention même du vagabondage doit disparaître, puisque l'absence de moyens de subsistance est l'un des éléments du délit.

Le dernier de ces éléments est le défaut d'exercice d'un métier ou d'une profession. La loi ne se borne pas à exiger que l'agent ait ce métier ou cette profession, elle veut qu'il l'exerce habituellement. Il est évident, en effet, que celui qui, par sa paresse ou ses vices, a cessé de se livrer au métier qu'il exerçait, doit inspirer les mêmes craintes que s'il n'en avait jamais exercé. Le seul fait qui puisse rassurer la société contre les menaces d'une vie vagabonde et dénuée de ressources, c'est l'exercice habituel d'un métier quelconque; car ce métier devient, dès qu'il est exercé, un moyen de subsistance. Tout métier, quel qu'il soit, dès qu'il fournit à l'agent des moyens suffisants, doit détruire immédiatement la prévention; car la loi n'appelle le juge qu'à constater l'existence du métier; elle ne le charge point d'apprécier sa nature ni même

sa moralité. Il est ensuite certaines professions dont l'exercice suppose une vie sans cesse errante: tels sont les colporteurs et les commisvoyageurs. Ces agents peuvent réunir parfois quelques-uns des caractères du vagabondage; mais leur métier, dès qu'ils le constatent, doit les placer à l'abri de toute poursuite. Ajoutons cependant qu'il est nécessaire que cette profession soit sérieusement exercée; car des mancuvres criminelles pourraient chercher à se dérober sous leur voile. Cette appréciation rentre dans le domaine du fait.

Aux termes de l'art. 270, la réunion des trois circonstances qui viennent d'être expliquées est nécessaire pour l'existênce du délit. Ainsi il suffirait qu'une seule de ces conditions ne fût pas constatée, et par exemple, que le prévenu, quoique sans ressources et sans profession, eût une habitation habituelle, ou que, dénué d'habitation et de métier, il eût quelques moyens de subsistance, pour que le délit dût cesser d'exister. C'est d'après cette règle que la Cour de cassation a décidé que la prévention de vagabondage ne peut être établie que sur les faits définis par la loi, et que la vie errante et les voyages d'un citoyen ne suffisent pas pour la fonder [1].

Cependant une observation importante ne doit pas être omise: en parcourant les circonstances énumérées par l'art. 270, nous ne nous sommes arrêtés qu'à leur existence matérielle. Suffit-il donc que ces considérations soient constatées? Le vagabondage se constitue-t-il par la seule matérialité des faits, abstraction faite de leur moralité? La réponse est dans l'art. 269 qui contient ces seuls mots : « Le vagabondage est un délit. » En lui donnant cette qualification plutôt que celle d'une simple infraction de police, la loi a nécessairement supposé qu'il prenait sa source dans la volonté même de l'agent. En général, les circonstances matérielles exigées par l'art. 270 supposent cette volonté et la font présumer; mais cette présomption n'exclut pas la preuve contraire. Le prévenu doit donc être admis à proposer l'excuse tirée de la nécessité et de la force majeure. Ainsi celui qu'un incendie, un naufrage, une invasion de l'ennemi auraient subitement jeté dans la foule sans domicile, sans moyens de subsistance, sans profession actuelle, celui-là, alors même que toutes les conditions matérielles du délit se réuniraient dans sa personne, ne serait pas un vagabond dans le sens de la loi; car elle ne frappe le genre de vie que parce qu'elle suppose qu'il a

[1] Arr. cass. 18 prair. an 9. Dalloz, t. 28, p. 45.

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