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sans mesure, avaient été l'une des causes morales de nos malheurs publics. En passant de la tribune dans une chaire, il avait voulu servir son pays par la science du publiciste, comme il l'avait déjà servi par le courage et l'éloquence du citoyen. A la reprise de son enseignement, il fit un cours de droit naturel; mais, tout plein des abus commis au nom des droits de l'homme, il fonda son enseignement sur la théorie des droits et des devoirs. Il montra la nécessité du lien qui les unit dans la doctrine, et qui est trop souvent rompu dans la vie pratique des individus et des peuples. Le souvenir de ce cours ne nous a été transmis que par la Biographie qui précède les œuvres du député de la Bretagne (1); mais la pensée toute chrétienne de Lanjuinais peut facilement nous faire apercevoir la source de laquelle dérivait sa théorie. C'est à la même source que nous avons puisé. Le christianisme a scellé l'union du droit et du devoir. -A côté de l'idée indestructible du droit individuel il faut appeler incessamment, dans la science et dans les faits, la loi du devoir. Le fruit de l'individualisme, c'est l'égoïsme, c'est l'absence même du devoir et du dévouement : « Quand il n'y a que des individus, a << dit Benjamin Constant, il n'y a que de la poussière, << et quand l'orage vient, la poussière est de la fange (2).»-La théorie du droit politique, qui suit encore trop souvent les traces aventureuses de quelques écrivains du dix-huitième siècle, a besoin de revenir sur elle-même, de reprendre le mouvement interrompu, et de se rattacher à l'école spiritualiste

(1) OEuvres de Lanjuinais, en 4 vol., t. I, p. 57 de la notice par M. Victor Lanjuinais. (2) De la Religion, t. I. Préface.

de Leibnitz et de Montesquieu, afin d'embrasser dans l'unité d'harmonie, l'être individuel et social, le droit et le devoir, l'homme et la société (1).

III. Le Droit administratif, considéré comme science, est d'une origine moderne. A toutes les époques, il y a eu des institutions administratives; à toutes les époques, certaines branches de l'administration ont produit des règles destinées à diriger les fonctionnaires; mais le droit administratif n'était pas constitué.

Plusieurs jurisconsultes romains avaient porté leurs méditations sur des objets de régime public ou municipal. Gaïus avait commenté le titre De publicanis de l'édit du préteur de la ville (2); Callistrate avait fait un livre, De jure fisci (3); Ulpien avait fait des traités de Officio proconsulis (4) et De censibus (5). Le Digeste contient des livres ou des titres sur les revenus publics, le droit du fisc, la voie publique, les fleuves, le régime des municipes, les charges et les honneurs (6). On sait le grand parti que M. Proudhon a tiré de quelques textes dans son Traité sur le domaine public (7). Toutefois, si le

(1) Leibnitz, voir Observationes de principio juris (t. IV, 3o partie, édit. de Dutens), et Dissertation en tête de son Code diplomatique. Dans son jugement sur Puffendorf, il lui reproche de n'avoir pas bien établi le fondement du droit : « Il ne l'a pas bien établi, puisqu'il le cherche non dans la nature même « des choses et les maximes de la droite raison qui y sont conformes et qui « émanent de l'entendement divin, mais dans la volonté d'un supérieur. » (2) Dig., lib. 39, tit. IV, 1. V. Gaius ad edictum prætoris urbani.

(3) Dig., lib. 49, tit. XIV, 1. 1.

(4) Dig., lib. 50, tit. II, 1. 3.

(5) Dig., lib. 50, tit. XV.

(6) Dig., lib. 39, tit. IV, de publicanis et vectigalibus; lib. 49, tit. XIV, lib. 43, tit. X et XI de via publica. Tit. XII et XIII de flumin.-lib. 50, ad munici

palem.

(7) Dans son discours de rentrée à la cour de cassation, novembre 1839, M. le procureur-général Dupin dit, en parlant de M. Proudhon : « Il fit également un « grand usage des lois romaines dans son Traité du domaine public qui offre

droit romain nous a transmis des règles pour certains objets d'administration, il n'a pas laissé un corps de doctrine, comme en matière civile: ces règles spéciales étaient comprises dans le Jus publicum quod ad statum rei romanæ spectat; elles reposaient non sur des principes de l'ordre rationnel, mais seulement sur des institutions. - Dans le droit civil, de l'école stoïcienne, les principes constituaient un ensemble de doctrine fondé sur la raison; les institutions n'étaient qu'un accessoire, un corollaire: dans le droit public et administratif, les institutions étaient dominantes, et les règles n'étaient qu'un dérivé des institutions; or, les institutions par leur nature sont essentiellement variables, comme toute œuvre de l'homme. La base rationnelle et immuable, qui existait pour le droit civil, n'existait pas encore pour le droit administratif. Les institutions dominaient, les principes étaient subordonnés. Les institutions venant à périr, tout tombait. Aussi quand les formes de l'organisation romaine furent détruites par l'invasion germanique, les lois sur l'administration furent des lois mortes: au contraire, le droit civil se maintint, et devint même, sous plusieurs rapports, la loi du vainqueur. Une seule institution survécut, dans l'ordre administratif, la cité, l'institution municipale. Toutefois, elle subit les altérations des barbares et du temps. Si l'évêque, défenseur de la cité, représentait l'ancienne curie,

<< d'ingénieuses applications de ce droit; » et comme un de ses amis lui en marquait sa surprise et le complimentait sur ce qu'il avait trouvé tant de choses dans les Pandectes, il se contenta de répondre avec une apparente ingénuité ; « Vous ne savez donc pas que, du temps des Romains, il y avait des rivières et des grands chemins? » (Procès-verbal de rentrée, p. 41.)

le comte des rois franks luttait, avec la violence de l'homme du Nord, contre l'indépendance de la cité gallo-romaine. L'institution municipale, non éteinte, mais affaiblie par degrés, semble bientôt se faire oublier sous la rivalité des seigneurs et des évêques. La féodalité l'engloutit ensuite ou l'opprime dans ses derniers asylés. Au réveil du douzième siècle, la révolution communale crée une organisation et une administration nouvelles, ou transforme, en évoquant l'antique cité, l'organisation et le droit des cités de la Gaule Romaine : certes, le droit romain ad municipalem n'était plus alors la loi administrative des villes érigées en communes ni des villes de bourgeoisie.

Le droit administratif a-t-il pu vraiment exister dans l'ancienne monarchie française? Non. Les quatre grands faits de l'histoire nationale, savoir, 1o l'émancipation des communes; 2° la réunion successive des provinces à la couronne de France avec ou sans les états-provinciaux; 3° l'intervention des états-généraux; 4° l'action politique et administrative de la royauté et des parlemens, du conseil du roi et des intendans; ces quatre grands faits ont produit une organisation communale, une administration provinciale et un centre d'action politique, mais ils n'ont pas produit un système uniforme d'administration. Il n'y avait point de forme permanente; il n'y avait pas de principe général qui pût devenir la base scientifique du droit administratif. Au quinzième siècle, et au milieu des factions qui se disputaient la France, l'université avait tracé un plan de réforme; son ordonnance, du 25 mai 1413, fut inaugurée par l'insurrection du parti bourgui

gnon des Garçons-Bouchers (appelés les Cabochiens): tentait la centralisation de l'ordre financier par la chambre des comptes, la centralisation de l'ordre judiciaire par le parlement; elle recueillait toutes les réformes que les états-généraux de 1356 avaient déjà proclamées avec hardiesse; mais, peu de jours après sa violente inauguration, elle fut déchirée des mains de Charles VI au sein du parlement, et elle tomba sous la réprobation qui frappa la faction des Cabochiens (1). Les états-généraux de Tours, en 1483, voulurent aussi des principes généraux d'administration. Ils prétendaient vérifier par un examen sévère les comptes de la royauté, et ils se contentèrent d'exhaler par des murmures étouffés leur juste indignation, en reconnaissant matériellement faux les registres qu'on avait audacieusement soumis à leur vérification (2); et cependant que de lumière et même d'énergie dans ces états de 1483!

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A toutes les époques, à toutes les crises de la monarchie, l'esprit de réforme administrative s'est éveillé en France. -Sous Louis XIV, il produit par l'inspiration de Colbert, l'administration régulière des biens des villes et communautés; mais il détruit, autant qu'il le peut, l'institution des états-provinciaux. Il limite l'action administrative des parlemens, mais il donne au conseil du roi une suprématie qui envahit même les attributions judiciaires (3). Il établit des intendans au sein des généralités qui

(1) Voir l'analyse lumineuse que M. Michelet a donnée de cette ordonnance dans le quatrième volume de son Histoire de France.

(2) Voir le Journal de Masselin, in fine. Documens inédits sur l'Histoire de

France.

(3) Arrêt du conseil du 8 juillet 1661. Histoire du conseil, par Gaillard, p. 121 (in-4° 1718.)

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