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Tels furent les motifs qui empêchèrent le Gouvernement de déférer au vœu exprimé par M. de Lasteyrie.

La punition la plus réelle de cet excès de la presse modérée fut le parti qu'en tirèrent les feuilles de l'Opposition. C'est une liste des suspects, s'écrièrent avec indignation les journaux démocratiques. Mais avait-on oublié que, sous la monarchie, à chaque procès politique perdu en Cour d'assises, ces mêmes journaux dressaient en gros caractères la liste des jurés en indiquant leur adresse et leur profession? N'appelaient-ils pas, eux aussi, la vengeance sur ces jurés qui votaient pour la conservation de la société ?

La pierre de touche d'une situation politique, c'est la situation financière. Aussi put-on, à la fin du premier trimestre, constater l'effet moral produit par le vote de conciliation du 10 mars. On put signaler un temps d'arrêt marqué dans le mouvement d'amélioration qui, dès la fin de 1849, et surtout durant les deux premiers mois de l'exercice courant, s'était fait sentir dans l'état général des affaires, du commerce et de la consommation. Le tableau du revenu, bien qu'il se résolût en une légère augmentation pour l'ensemble du trimestre, faisait voir une décroissance relative pour le mois de mars: les recettes avaient produit en janvier et février un excédant total de 2 millions 655,000 fr.; en mars, l'accroissement n'avait plus été que 655,000 fr. Au total le revenu avait donné pour le trimestre 171 millions 688,000 fr. contre 168 millions 344,000 fr. en 1849, et 171 millions 964,000 fr. en 1848. Comparativement à cette dernière année, pour laquelle il fallait porter près de deux mois au compte de la monarchie, 1850 était en perte de plus de 6 millions; par comparaison à 1849, il avait un avantage de 3 millions 344,000 fr. Il est juste même d'ajouter que, sans la réduction de la taxe des sels, cet avantage eût ressorti à près de 8 millions.

Dans les variations qu'avaient subies les diverses branches de revenu, on remarquait que les droits d'enregistrement, d'hypothèque et de timbre offraient une augmentation notable ( 5 millions 500,000 fr.). Il en était de même, bien que dans une proportion moins forte, pour les boissons, les tabacs, les sucres indigènes et étrangers: mais sur les sucres de nos colonies, la perte

était considérable : 2 millions 167,000 fr. La taxe des sels, qui avait perdu près de moitié, offrait une diminution de 4 millions 476,000 fr. Les droits de douane et de navigation aussi avaient fléchi, ceux de l'exportation en particulier, preuve trop évidente de l'affaiblissement de nos transactions extérieures. Le produit de la taxe des lettres, loin d'avoir décru, comme pouvait le faire croire le dégrèvement qu'elle avait subi, avait donné un excédant de 57,000 fr.

Quant aux contributions directes, sur les 437 millions imposés en 1849, 426 millions déjà étaient rentrés au Trésor, ce qui ne laissait à recouvrer sur cet exercice qu'environ 11 millions. A pareille époque de 1849, il y avait encore 19 millions à recoùvrer sur les contributions ordinaires de 1848, sans compter 11 autres millions dus par l'impôt des 45 centimes. En 1850, le montant des rôles devrait donner 429 millions, somme sur la quelle le premier trimestre n'avait encore acquitté que 65 millions.

Pour compléter cette esquisse partielle de la situation financière, disons que le mouvement des Caisses d'épargne, indice certain du plus ou moins de confiance de la partie saine de la population dans l'avenir du pays, avait, cette fois encore, subi des variations instructives. Au commencement de l'année 1849, la confiance commençant à renaître, les dépôts hebdomadaires de la Caisse d'épargne de Paris avaient repris de l'importance, et ils s'étaient accrus chaque mois pendant cette année 1849. En janvier 1850, ils avaient pris un nouvel essor, et les versements de ce mois avaient été environ de 600,000 fr., et celui du 3 février de 680,000 fr.; mais vers la fin de février, l'approche des élections, l'agitation jetée dans les esprits, avaient fait baisser les versements à 500,000 fr. par semaine. Au commencement de mars, l'agitation faisant des progrès, les versements hebdomadaires étaient tombés à 400,000 fr. Enfin le résultat des élections du 10 mars avait été de faire tomber à 270,000 fr. les versements du dimanche 17 mars. Ainsi, au commencement de 1850, les versements hebdomadaires s'étaient élevés jusqu'à 680,000 fr., et le 10 mars, après les élections, ils étaient tombés à 271,000 fr. Ces faits n'avaient pas besoin de commentaires.

CHAPITRE V.

LE SUFFRAGE UNIVERSEL JUGÉ.

Elections du 28 avril. Modification dans le ministère, préparation de lois de défense et de répression, hésitations et divisions daus la majorité, les fantaisistes du parti de l'ordre, l'appel au peuple de M. de Larochejaquelein. Désordres divers, démonstration insultante pour le président de la République, scènes scandaleuses à Rouen, sous-officiers séditieux à Cahors, il faut désorganiser l'armée; un prétexte, accident d'Angers, chute du pont de la Basse-Chaîne, victimes nombreuses, émotion universelle, voyage du président, calomnies atroces, réponse du 11e léger aux agitateurs. Option de M. Vidal, nouvelle agitation électorale; réouverture des clubs, cynisme et démoralisation; fermeture de quelques clubs, les carriers de Châtillon, A bas les rouges! interpellations de M. Baune, procès-verbaux accusateurs, légalité de l'interdiction, M. Baroche et M. Jules Favre, les martyrs de juin, complicité de la gauche. Réconciliation du prolétariat et de la bourgeoisie, le comité du commerce, un président taré. Candidature socialiste, le communisme et M. Cabet; candidats des habiles, MM. Dupout (de l'Eure) et Audry de Puyraveau; candidatures sérieuses, M. Emile de Girardin, M. Daniel, M. Sue, valeur négative de ce dernier, il est accepté, candidature de haine. Les candidatures modérées, décision dictatoriale de l'Union électorale, M. F. Foy et M. Leclerc, exagérations mutuelles. Défaite nouvelle du parti de l'ordre, crise financière, commerciale et industrielle, le pacte de chômage; le socialisme constitutionnel; élection de Saône-et-Loire. Attitude énergique de la presse départementale, la défense sociale; dernières hésitations de la majorité, le mal est dans le suffrage universel, commission des dix-sept, projet de loi tendant à régler le suffrage, menaces et proclamations socialistes, le poison, régler n'est pas supprimer, opinion de M. de Lamartine, dépôt du projet.

Le Pouvoir, en présence de cette situation menaçante, ne s'abandonna pas, comme la bourgeoisie, à des terreurs stériles. Il se fortifia par l'adjonction d'un talent éprouvé et énergique, M. Baroche, nommé, le 16 mars, ministre de l'Intérieur en remplacement de M. Barrot. Il prépara immédiatement des lois de défense pour la société mise en péril. Organiser et épurer le suffrage universel, réprimer les excès de la publicité, fermer ces

clubs déguisés qui surexcitaient et démoralisaient les populations, renforcer l'action du Pouvoir par une organisation communale plus puissante; tels furent les moyens proposés à la majorité. Mais si on s'accordait sur le péril, on se divisait sur les remèdes. Dans une réunion générale des diverses fractions de la majorité, on reconnaissait « qu'afin de rester unis, il fallait n'aborder aucune des questions qui pouvaient diviser. »> Or quelles étaient ces questions qui divisent? Toutes celles, il faut le reconnaître, qui présentaient quelque intérêt fondamental. S'agissait-il de donner au Gouvernement le droit de nomination ou de révocation des maires, il se trouvait des esprits frappés du danger d'accorder trop de force au Pouvoir? S'agissait-il de contenir ou de réfréner la presse, les journaux de toutes couleurs se réunissaient avec une touchante unanimité dans une protestation commune. Il n'était pas jusqu'aux fantaisistes de la majorité qui ne vinssent en aide au désordre par des opinions tout individuelles, mais qui caractérisaient suffisamment l'anarchie des intelligences. Ainsi, un enfant perdu de la droite légitimiste proposait comme panacée politique l'appel au peuple. De quelque manière que dût être jugée la proposition de M. de Larochejaquelein, elle pouvait être considérée par son auteur comme l'affirmation, sans résultat immédiat, de ce droit incontestable : « Qu'il est permis, sous le régime des institutions actuelles, d'en appeler toujours au peuple pour l'examen de la question de préférence entre la monarchie et la république.» Ce droit n'est-il pas la base même de toute la législation révolutionnaire? Sous le régime de la souveraineté populaire, la Constitution n'est qu'un acte subordonné incessamment à l'examen du peuple, et dont on peut légalement demander la modification si l'opinion publique le permet ou l'ordonne. Il est vrai qu'à ce compte les institutions fondamentales d'un peuple sont incessamment livrées au caprice du moment et condamnées à une mobilité éternelle. D'ailleurs M. de Larochejaquelein croyait-il donc tout finir en obtenant des comices populaires un vote pour ou contre la monarchie? Ne resterait-il pas un nom à donner à cette monarchie? et alors se représentaient les conflits de sympathies opposées. La proposition fut rejetée comme inconstitutionnelle, sans discussion et à la presque unanimité (26 mars), et

tout le fruit qu'en retira son auteur fut de fournir à l'extrême gauche une occasion de constater une victoire prétendue de la république sociale.

Telle était l'allure indécise du parti de l'ordre; et cependant les doctrines et les habitudes anti-sociales exaltées par un triomphe inattendu, s'établissaient chaque jour davantage dans le pays. Ainsi on put voir une horde de misérables insulter de la façon la plus grossière à l'élu du suffrage universel. Des démonstrations de la nature la plus blamable eurent lieu, le 1er avril, dans le faubourg Saint-Antoine, sur le passage du président de la République, Le président s'était rendu à Vincennes pour passer en revue le régiment d'artillerie en garnison dans ce fort. Ce jour-là, il se tenait près de la barrière du Trône une foire annuelle dite la Foire du pain d'épice. Cette circonstance, jointe au jour férié du lundi de Pâques, avait amené dans le populeux faubourg une affluence considérable. Les agitateurs ne manquèrent pas d'exploiter cette occasion. En se mêlant à la foule, ils pouvaient faire illusion sur leur nombre. En allant à Vincennes, le président avait été sympathiquement accueilli par la population paisible qu'il traversait. Au retour, il n'en fut pas de même. Les meneurs avaient eu le temps d'organiser une manifestation. Le personnel des sections embrigadées s'était étagé depuis SaintMandé jusque vers le boulevart Saint-Martin.

Le général Changarnier fut le premier en butte à des propos hostiles il contint les malintentionnés par la calme fermeté de son attitude. Mais, à l'approche du président et de son escorte, les cris de vive la République démocratique et sociale! se firent entendre avec furie et continuèrent pendant une grande partie du trajet. Par une manoeuvre habituelle et qu'avoua naïvement le lendemain, dans un club, un des auteurs de la manifestation, les démagogues suivaient, en courant, l'escorte pour se multiplier en quelque sorte. L'affluence des curieux semblait ainsi appartenir à l'émeute. Des menaces ignobles, des gestes infames furent adressés au représentant de la France par ces honorables sol❤ dats de la démocratie.

Des scènes scandaleuses eurent également lieu à Rouen, à pro→ pos de la suspension d'un mauvais drame tiré d'un roman de

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