Page images
PDF
EPUB

hésitations de ceux-ci, aux imprudences de ceux-là, aux accès de mauvaise humeur des partis et de la majorité elle-même. Placé en face d'une question extérieure dans des conditions semblables, un gouvernement a cent fois plus à se préoccuper des critiques parlementaires et des émotions de l'opinion publique, réelle ou factice, que de la question elle-même. C'est ce qui se produisit dans cette affaire du traité Le Prédour.

Le 21 décembre, une commission nommée par l'Assemblée déclarait le traité Le Prédour inacceptable, et formulait ainsi ses conclusions:

« La commission déclare :

>> Que l'état actuel des choses ne peut pas être maintenu, que notre situation dans la Plata est onéreuse, sans dignité, et ne saurait conduire à aucun résultat ;

>> Que le projet de traité de M. l'amiral Le Prédour renferme des clauses inacceptables;

» Qu'il y a peu d'espoir d'en obtenir la modification par l'emploi pur et simple des négociations;

>> Que de nouveaux attermoiements ne contribueront pas à relever notre autorité morale et notre influence;

[ocr errors]

Qu'il faut savoir prendre un parti: ou pour abandonner, ou remplacer le mode actuel d'intervention, le paiement des subsides, par un mode d'intervention plus efficace et différent;

>> Qu'il appartient au Gouvernement d'examiner et d'arrêter les mesures les plus conformes à l'intérêt public, et d'en référer à l'Assemblée. »>

Le Gouvernement, de son côté, s'était hâté de déclarer qu'il ne pouvait pas proposer la ratification du traité. Que restait-il donc à faire ? répondait la commission, sinon appuyer des négociations nouvelles par des forces propres à en assurer le succès. Ainsi on avait cet étrange spectacle d'une commission discutant un traité qu'on ne connaissait même pas, puisqu'il n'avait été communiqué que d'une manière officieuse et qu'il n'était pas en

cause.

Le 29 décembre la discussion s'ouvrit. Après un discours de M. Larochejaquelein qui, au nom des intérêts et de l'honneur de la France, mais sans donner aucune raison pratique, poussait à une expédition décisive, M. le ministre des Affaires étrangères monta à la tribune. Il commença par déclarer qu'il regrettait, comme soldat, d'être plus pacifique que le précédent orateur; mais que, puisque l'Angleterre avait bien pu faire modifier par

Rosas, un traité dont elle n'était pas satisfaite, il n'était sans doute pas impossible d'obtenir des modifications au traité Le Prédour. Si on se décidait pour la guerre, on se trouverait placé dans l'alternative, ou de faire une petite expédition qui pourrait être insuffisante, ou d'en faire une grande qui entraînerait des frais considérables et pourrait susciter de graves difficultés politiques en Angleterre et en Amérique. L'une et l'autre conduite présentant des chances de complications sérieuses, M. de Lahitte concluait que, sans reculer devant elles, il serait peut-être plus sensé de ne les courir qu'après avoir tenté encore une fois l'épreuve des moyens diplomatiques.

La réponse de M. Daru fut une évolution tout à fait inattendue. La commission avait déclaré qu'elle fondait peu d'espérances sur de nouvelles négociations. M. Daru vint donner à ces paroles une interprétation absolue. Ce qu'avait voulu dire la commission, c'est qu'elle rejetait péremptoirement tout moyen terme et qu'elle ne laissait au gouvernement que le choix entre deux partis: l'abandon de Montévideo ou l'action. Tout en se gardant de prendre formellement un parti, l'organe de la commission indiquait suffisamment ses sympathies personnelles. Il s'élevait avec éloquence contre la politique d'abandon qu'il flétrissait comme contraire à l'honneur national, contraire à l'humanité, contraire aux intérêts du commerce français et de la civilisation dans toute l'étendue du continent américain.

Ainsi, la question était posée d'une manière absolue : la commission voulait la guerre et flétrissait la paix. Si on eût voté ce jour-là même, la France était engagée dans une expédition lointaine, difficile, coûteuse. A l'armée de l'Algérie, à l'armée de Rome, il fallait ajouter l'armée de Montévideo. Et cependant c'est avec peine si la société française se sentait assez de forces pour combattre l'anarchie du dedans. Deux jours de réflexion modifièrent ces idées guerrières assez peu opportunes. Le 31 décembre, la physionomie du débat n'était déjà plus la même.

M. Rouher soutint qu'il y avait place encore pour les négociations; que la médiation armée de 1844 avait été déterminée par trois motifs les intérêts du commerce français, la protection due à nos nationaux, et la coopération du Brésil. Or, aujourd'hui,

l'opinion du Brésil était changée, et M. de Lahitte en apportait pour preuve un document nouveau, un memorandum du chargé d'affaires du Brésil à Paris.

Voici le texte de ce memorandum:

10 La diplomatie brésilienne à Paris n'a jamais fait, près de qui que ce soit, aucune démarche, soit officielle, soit officieuse, soit directe, soit indirecte, pour provoquer cette manifestation de la part de la noble commission;

» 20 Une telle démarche ne pouvait jamais avoir lieu, parce que le gouvernement brésilien a toujours gardé religieusement une stricte neutralité dans les affaires de la Plata;

» 3o Cette conduite ferme et loyale mettant le gouvernement impérial en droit de se croire à l'abri de toute hostilité de la part de ses voisins, et l'état actuel de ses relations avec tous les gouvernements de l'Amérique du Sud ne pouvant que raffermir cette croyance, le Brésil n'a aucune précaution extraordinaire à prendre contre des dangers dont il ne peut se croire menacé;

» 40 Mais si la confiance du Brésil venait à être trompée, et si une aggression quelconque se manifestait contre lui, sa qualité d'Etat souverain lui impose le devoir de défendre et de maintenir par lui-même son indépendance et sa nationalité. >>

Il n'y avait donc plus à compter sur le concours du Brésil. Ce n'est pas tout. Les intérêts commerciaux s'étaient déplacés. Montévideo ne renfermait plus aujourd'hui qu'environ 2,000 Français, tandis que Buenos-Ayres en comptait 10,000. Ces derniers étaient protégés par Rosas, et la guerre, si elle sauvait les uns, pourrait bien compromettre les autres. Les deux grands intérêts invoqués, celui du commerce et celui de l'humanité avaient donc plus à gagner à la paix qu'à la guerre. Les moyens d'action actuellement proposés avaient été essayés en 1839 et en 1844, et, s'ils avaient produit de la gloire, ils n'avaient amené aucun résultat positif. Le traité Le Prédour avait eu pour conséquence immédiate un armistice religieusement respecté par Rosas et on proposait de choisir pour lui faire la guerre le moment où il tenait, par politique sans doute, mais enfin où il tenait une conduite bienveillante et protectrice envers les Français. Par toutes ces raisons, M. le ministre de la Justice déclarait que la politique du Gouvernement se réduisait à ceci: Point de guerre immédiate; continuation des négociations par des moyens propres à protéger nos nationaux et à appuyer le négociateur luimême. « C'est là une négociation armée, répondit M. Daru. >> Ainsi interprétée, la pensée du Gouvernement se rapprochait de

celle de la commission. L'honorable rapporteur demanda donc le renvoi à la commission pour éclaircir, ajouta-t-il, ce qu'il pouvait encore y avoir d'obscur dans les paroles ministérielles. Une partie de l'Assemblée manifesta sa surprise de cet accord soudain qui semblait cacher une équivoque. Une négociation armée ! Mais ce n'était pas là, à beaucoup près, la doctrine du cabinet. MM. de Larochejaquelein, Emmanuel Arago, de Mornay, Hubert-Delisle, de Morny, Jules Favre se succédèrent à la tribune sans que la question s'éclaircît. Bien loin de là: le débat se compliquait encore d'une question constitutionnelle. M. le ministre de la Justice se plaignait que la commission, tout en renfermant le Gouvernement dans un dilemme dont la seule conclusion possible était la guerre, eût voulu échapper elle-même à la responsabilité de sa décision.

Cependant, il était indispensable d'arriver à un vote. Sept amendements surgirent, patronés par MM. de Rancé, Raudot, Jules Favre, Savoye, Desmousseaux de Givré et autres. Les deux propositions les plus sérieuses étaient celles de MM. Raudot et de Rancé, opposées l'une à l'autre. M. Raudot invitait le président de la République à dénoncer la convention du 12 juin 1848, c'est-à dire à signifier au gouvernement de Montévideo la cessation du paiement du subside. C'était l'abandon pur et simple. L'Assemblée refusa de s'associer à cette pensée.

Restait la proposition de Rancé. Le but de cet amendement était d'ouvrir au ministre de la Guerre et de la Marine un crédit de dix millions de francs pour appuyer par les armes, au besoin, les négociations pendantes entre la République française et la République argentine. Cet amendement fut pris en considération après deux épreuves douteuses, et renvoyé à l'examen de la commission. Mais la majorité relative ne fut que de trois voix, la majorité absolue d'une voix seulement, 325 contre 312, sur 627 votants (31 décembre).

Un renvoi à la commission n'était pas sans doute une décision définitive; mais les impatients ne pouvaient manquer de l'interpréter comme un jugement en première instance. Si un examen plus approfondi amenait une résolution différente, on ne manquerait pas d'accuser l'Assemblée de se rétracter et de reculer.

C'était là, en effet, un vote préliminaire sur une question de paix ou de guerre. Or, jamais vote plus important n'était sorti d'un débat plus confus. Jamais question aussi grave n'avait été introduite dans aucune Assemblée dans des conditions plus irrégulières. M. Dupin l'avait dit à la Chambre : Vous allez voter la paix ou la guerre par amendement. Il est juste de reconnaître que la délibération n'avait pas de base. Le terrain manquait sous les pas de l'Assemblée. La commission posait une alternative: mais une alternative n'est pas une conclusion.

Dans une argumentation vigoureuse, M. le garde des sceaux avait jugé sévèrement l'attitude prise par la commission de l'Assemblée. Avait-elle fait son devoir ? Non : elle avait dit il ne faut pas ratifier le traité, il ne faut pas négocier, il n'y a que deux partis à prendre abandonner Montévideo ou bien agir. Elle avait démontré que l'abandon serait honteux, que l'action était seule possible; il semblait qu'elle dût aller jusqu'au bout, et qu'elle allait conseiller au gouvernement de faire la guerre. Non, elle se contentait de lui dire: Choisissez ! Et pourquoi? C'est que l'action, c'est-à-dire la guerre, elle n'osait pas en assumer la responsabilité devant le pays.

Cette mise en demeure de s'expliquer pouvait paraître assez embarrassante à la commission pour lui donner à réfléchir dans l'intervalle de deux séances. L'Assemblée, elle aussi, semblaitfrappée d'un argument sérieux, vivement présenté par M. Rouher: « C'est une nouvelle Algérie que vous installez à trois mille lieues de la France. » Aussi quand le débat revint, le 4 janvier, les dispositions guerrières de la commission parurent encore affaiblies. Elle déclara, par l'organe de son rapporteur, qu'elle adoptait le principe de l'amendement; mais refusant toujours, en ce qui avait trait aux moyens d'exécution, de substituer son initiative à celle du Gouvernement, elle annonça en même temps qu'elle n'était pas d'avis de faire, dès à présent et en son propre nom, la demande d'une allocation à l'Assemblée.

Au dire de M. Daru, la commission avait pensé qu'il suffisait que le pouvoir législatif indiquât nettement ses intentions, laissant au pouvoir exécutif le soin d'aviser aux meilleurs moyens de les traduire en actes. Elle formulait donc ainsi la résolution par

« PreviousContinue »