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Du reste, il n'est pas nécessaire que l'usufruitier jouisse par luimême; il suffit que quelqu'un jouisse en son nom. Ainsi, quand un donataire, un acheteur, un locataire, un procureur, etc., exploitent la ferme dont j'ai l'usufruit, on ne peut pas dire qu'il y ait non-usage. Bien plus, quand même celui qui l'exploiterait n'aurait aucun titre pour le faire et n'aurait reçu de moi aucun ordre; quand même il se serait chargé de ce soin à mon insu, du moment qu'il agit en mon nom et dans mon intérêt, il devient mon représentant, mon gérant d'affaires, et mon usufruit se conserve. C'est en dehors de toutes ces circonstances qu'il faut chercher le non-usage de l'usufruitier Non utitur fructuarius, si nec ipse utatur, nec nomine ejus alius, puta qui emit, vel qui conduxit, vel qui donatus est, vel qui negotium ejus gerit (Dig., 1. 7, t. 1, 38).

550 bis. Dans ce même passage, Marcien décide que si j'ai vendu mon usufruit et que l'acheteur n'en jouisse pas, l'usufruit ne s'éteindra cependant pas par le non-usage, pourvu que moi, je jouisse du prix : parce que, ajoute Gaïus, celui qui jouit du prix de la chose est censé jouir de la chose même (ibid., 39). Ailleurs (Dig., 1. 13, t. 1, 11), on dit que si l'usufruit est légué pour chaque année, il y a autant d'usufruits que d'années; en sorte qu'il ne peut jamais y avoir lieu à extinction pour non-usage, puisque c'est un usufruit nouveau qui recommence avec chaque année. Ces décisions ne nous paraissent pas admissibles dans notre droit. Dans le premier cas, si l'acheteur de l'usufruit, ni personne pour lui, n'a joui du bien pendant trente années, il est clair que ce bien a recouvré sa libération, et que votre acheteur a perdu sa jouissance par sa négligence, par sa renonciation tacite. Qu'importe que vous ayez joui de votre prix de vente? Ce prix n'est pas l'objet de l'usufruit... D'ailleurs, l'extinction ne vous nuit pas, à vous; vous avez votre prix, vous le conserverez. Dans le second cas, l'usufruit s'éteindrait certainement par trente ans de non-usage, quoique le testateur eût dit: Je lègue tel usufruit à Pierre pour chacune des années qu'il vivra. Car, en définitive, cette formule n'ajoute rien, ne retranche rien, ne change rien à l'usufruit ordinaire; c'est toujours le droit de jouir jusqu'à sa mort qu'on donne au légataire. Toutes ces subtilités sont loin, et heureusement, d'être dans l'esprit de notre Code (1).

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VIII. 551. La cinquième cause d'extinction de l'usufruit, et la dernière de celles que présente notre article, c'est la destruction de la chose.

Il est bien clair que quand l'objet soumis à l'usufruit cesse d'exister, l'usufruit s'éteint forcément. Mais il faut, pour qu'il y ait extinction totale, que cette chose périsse en entier; car, si elle continuait de subsister pour partie, l'usufruit 'ne s'éteindrait que quant à la partie détruite. C'est ce que déclare le dernier alinéa de notre article, et aussi les art. 616, 623 et 624. · Ainsi, quand l'usufruit est établi sur un château comprenant une maison, divers autres bâtiments, un jardin,

(1) Voy. Dict. not. (vo Usufruit, no 639 et suiv.).

un parc, etc., et que quelques bâtiments, ou même tous les bâtiments, viennent à brûler ou à se détruire par toute autre cause, l'usufruit continuera sur le jardin, le parc, les bâtiments encore existants, et même sur le terrain de ceux qui viennent d'être détruits et sur les matériaux qui en proviennent. C'est qu'en effet, l'usufruit ne porte pas alors en particulier sur chaque bâtiment et sur telle partie des terres formant quatre, cinq ou six objets de cet usufruit : il frappe sur un objet unique, qui est le domaine dans son ensemble. Or ce domaine existe toujours après la destruction des bâtiments; l'usufruit continue donc et frappe sur ce domaine dans l'état où il est aujourd'hui (art. 624, alin. 2); vous ne perdez que les parties de la chose qui se trouvent détruites, les constructions aujourd'hui anéanties. Il en serait de même si votre usufruit était établi sur une seule maison qui ne se trouvât détruite qu'en partie et dont une portion pourrait encore être habitée; l'usufruit, dans ce cas, n'étant pas éteint et continuant sur cette dernière portion, continuerait par là même sur le sol et les matériaux de la partie détruite (art. 623).

Mais si, au contraire, l'usufruit n'est établi que sur une maison et que cette maison soit détruite en entier, comme alors nous n'avons plus de maison, l'objet de l'usufruit, cet usufruit s'éteint, et l'usufruitier perdant cette qualité n'a plus droit ni sur le sol de la maison, ni sur les matériaux en provenant (art. 623, alin. 1). Et il en serait ainsi encore s'il s'agissait de plusieurs maisons formant autant d'objets distincts de cet usufruit. Ainsi, quand vous avez l'usufruit de sept ou huit maisons, alors même qu'elles ne formeraient qu'un seul ténement, et que l'une d'elles vient à périr, votre usufruit continuera bien sur les autres maisons, mais vous ne jouirez ni du sol ni des matériaux de celle qui est détruite; car l'usufruit portant alors spécialement et divisément sur la maison no 1, sur la maison no 2, etc., la ruine d'une de ces maisons offre la perte totale de l'un des objets, et par conséquent produit extinction totale du droit, lequel, étant ainsi anéanti, ne peut pas plus subsister sur les débris de la chose que sur la chose même qui n'existe plus.

En deux mots tant que l'objet ou l'un des objets de l'usufruit ne périt qu'en partie, l'usufruit, trouvant toujours un objet, continue; et puisqu'il continue, il portera sur cet objet entier, dans l'état où il est maintenant. Mais quand l'objet, unique ou non, peu importe, périt en entier, l'usufruit s'éteint, et par conséquent ne peut plus porter sur quoi que ce soit. C'est d'après ce double principe que l'usufruitier d'un ou de plusieurs animaux ne formant pas l'unité appelée troupeau voit s'éteindre entièrement son droit sur chacun des animaux qui meurent, et en doit rendre les cuirs, quoique son usufruit continue sur les animaux survivants; tandis que l'usufruitier d'un troupeau n'a de cuirs à rendre que quand ce troupeau périt tout entier.

551 bis. Maintenant qu'arrivera-t-il si le bâtiment dont la destruction a éteint l'usufruit est reconstruit, soit par l'ex-usufruitier, soit par le propriétaire ? Ceci ne nous paraît offrir aucune difficulté. Et d'abord, la

reconstruction de l'édifice, peu importe par qui elle est faite, ne peut faire revivre l'usufruit qui s'est une fois éteint; il n'en peut pas être de ce cas comme du cas de consolidation, où l'acquisition de la nue propriété par l'usufruitier peut se trouver nulle en droit, et réputée légalement non avenue : la reconstruction ne fait pas et ne peut pas faire qu'il n'y ait pas eu destruction, et que l'usufruit n'ait pas été éteint et absolument éteint. Décider le contraire, ce serait dire que la perte de la chose n'éteint pas l'usufruit, mais seulement en suspend l'exercice, et que cet usufruit ne serait vraiment éteint qu'autant qu'il s'écoulerait trente ans avant la reconstruction; ce serait, en définitive, transporter ici la règle portée par les art. 704 et 706 pour les servitudes réelles, et dire que l'usufruit ne s'éteint pas par la perte de la chose, mais seulement par le non-usage. L'usufruit ne renaîtra donc pas. Seulement, si la reconstruction a été faite non par le propriétaire, mais par l'usufruitier, celui-ci sera un constructeur de mauvaise foi auquel on appliquera l'art. 555 le propriétaire sera tenu ou de lui payer les sommes qu'il a déboursées, ou de lui laisser enlever les matériaux. Que si la reconstruction avait été faite, soit par le propriétaire, soit par l'ex-usufruitier, en vertu d'une convention arrêtée entre eux, ou que cette convention fût intervenue après la construction, il est clair qu'on exécuterait ce contrat comme tout autre; et si l'une des clauses de ce contrat était la continuation de l'usufruit, cette clause aurait son effet. Mais ce serait là, en réalité, la création d'un usufruit nouveau, et non pas la continuation du premier (1).

IX. 552. Nous n'avons parlé jusqu'ici que de la destruction réelle de la chose faisant l'objet de l'usufruit; parlons maintenant de ce qu'on a appelé sa destruction légale, juridique. D'après la loi romaine, ce n'était pas seulement la perte de la chose qui éteignait l'usufruit, c'était toute modification grave dans la substance (c'est-à-dire dans l'ensemble des qualités) de cette chose, tout changement de forme; l'usufruit finissait rei mutatione, mutatâ formâ rei. Ainsi, quand l'étang soumis à l'usufruit se trouvait desséché et transformé en urre pièce de terre ordinaire, l'usufruit finissait parce qu'il n'y avait plus d'étang; réciproquement, quand une pièce de terre était inondée et devenait un marais, l'usufruit finissait parce qu'il n'y avait plus de pièce de terre; quand un bois était défriché et devenait terre de labour, quand un vignoble était changé en pâturage, ou un jardin en prairie, etc., même décision; quand il ne restait plus que quelques têtes d'un troupeau, ou encore quand un seul des quatre chevaux formant un quadrige mourait, l'usufruit s'éteignait, parce qu'il n'y avait plus de quadrige, plus de troupeau..... Ce système doit-il être admis chez nous, sinon dans toute sa rigueur, au moins en le modifiant un peu? Nous ne le pensons pas; nous ne pouvons pas croire que tel soit l'esprit du Code, et nous décidons franchement qu'il ne doit jamais être question chez nous que de la destruction réelle de la chose.

(1) Voy. Dict. not. (vo Usufruit, no 684 et suiv.).

Et d'abord, où s'arrêterait-on? quelle serait la ligne de démarcation, en présence de cette théorie que personne n'ose suivre en entier, mais que quelques-uns veulent appliquer pour partie?... M. Duranton (IV, 686 à 689), après avoir reproduit ces espèces, finit par dire que sur tous ces points et autres analogues, les circonstances détermineront les tribunaux. Mais avant d'interroger les circonstances, il faut une règle, un principe; avant tout il faut ici savoir si le Code admet en principe l'extinction de l'usufruit par le changement de forme, rei mutatione, mutatá formá rei. Si l'on répond affirmativement, c'est alors que les tribunaux examineront, dans chaque affaire, si le changement de forme est ou n'est pas assez grave pour produire l'extinction. Or, ce principe nous semble inadmissible : l'arbitraire, le vague dans lequel nous jetterait son application, suffirait déjà pour nous faire croire que le Code n'a pas entendu l'adopter. Mais il est une autre raison qui nous paraît décisive.

En effet, parmi les hypothèses que nous avons indiquées, il en est plusieurs que tout le monde rejettera : ainsi, M. Duranton et Toullier luimême (III, 462), tout imbu qu'il était du droit romain, reconnaissent que l'usufruit d'un troupeau ne s'éteindra chez nous que quand le troupeau aura péri tout entier; on rejetterait évidemment aussi cette idée, que la mort d'un seul cheval éteindrait l'usufruit sur les trois autres qui formaient avec lui l'attelage complet. On la rejetterait d'autant mieux que la subtilité romaine, en prononçant l'extinction pour le cas où le constituant aurait dit : « Je vous donne l'usufruit de mon quadrige », ne l'admettait pas quand il avait dit : « Je vous donne l'usufruit de mes quatre chevaux! » Dans ces cas et autres analogues, le doute ne serait pas possible, et on ferait bon marché du principe romain. Les hypothèses qui pourraient paraître plus graves sont celles de l'étang transformé en terre de labour, ou d'une pièce de terre changée en marais; or, pour ces cas-là précisément, la théorie romaine n'existait qu'en paroles, et ces grands jurisconsultes, ordinairement si judicieux, se payaient là d'un mot vide de sens... Examinons de près leur doctrine, et nous allons voir que leur prétendue extinction par le changement de forme n'avait là aucune réalité : le nom existait, mais la chose n'existait pas.

En effet, après avoir décidé que dans ces différents cas l'usufruit s'éteignait, on disait que cet usufruit se retrouvait exister si les choses étaient remises à leur premier état avant le temps voulu pour l'extinction par le non-usage (Dig., 1. 7, t. 1, 71, et t. 4, 56). C'est-à-dire que réellement l'usufruit ne s'éteignait pas alors par le changement de forme, mais par le non-usage que ce changement de forme entraînait. Comment donc notre législation simple et équitable consacrerait-elle aujourd'hui un prétendu principe auquel les Romains ne croyaient pas eux-mêmes?... Nous pensons donc que, pour qu'il y ait extinction par la perte de la chose, il faut chez nous une destruction réelle, physique, de cette chose; par exemple, quand j'avais l'usufruit d'une maison et que cette maison brûle ou s'écroule: car alors l'objet de l'usufruit,

c'était une maison, et il n'y a plus de maison. Mais quand on m'a légué ou vendu l'usufruit d'un hectare de terrain, que ce terrain se transforme de vignoble en bois taillis, de terre de labour en marais, d'herbage en jardin ou réciproquement, il y a toujours un hectare de terrain dont je jouirai de telle manière qu'il me sera possible; car il n'est pas anéanti comme l'était la maison (sauf pour le propriétaire, dans le cas où la transformation serait mon fait, à me demander des dommagesintérêts, ou à faire prononcer, s'il y a lieu, l'extinction de l'usufruit par les tribunaux, pour abus de jouissance, conformément à l'article suivant).

553. Remarquons bien qu'avec cette doctrine, qui n'admet l'extinction de l'usufruit que par la perte réelle de la chose, par sa destruction physique, il reste encore vrai de dire que l'usufruit s'éteint par la perte de la substance juridique, qui rigoureusement n'est qu'un très-grave changement de forme; à la différence de la propriété, qui ne s'éteint que par la perte de la substance physique, par l'anéantissement proprement dit de la chose. En effet, quand cet édifice en pierres s'écroule de fond en comble, l'usufruit que j'en avais s'éteint, quoique les pierres existent toujours et continuent d'avoir une grande valeur; ces matériaux, dont je jouissais quand ils étaient assemblés, je n'en jouis plus aujourd'hui quand ils sont désunis: philosophiquement, physiquement, il n'y a eu qu'un changement de forme, qu'une modification dans" la manière d'être des choses; et cependant mon droit est brisé, tandis que celui du propriétaire existe toujours et ne disparaîtrait qu'autant que les choses seraient consommées, anéanties. On pourra donc toujours dire, si on le veut, que dans notre droit encore l'usufruit, à la différence de la propriété, s'éteint mutatione rei. Mais, du moins, ce sera une modification profonde, un changement de forme tellement grave que dans le langage de tous on ne l'appelle pas changement de forme, mais destruction. Ici le doute n'est plus possible, l'arbitraire n'est plus à craindre, et s'il reste encore quelque peu de vague dans les paroles, il n'en peut plus rester dans les idées : quand on m'a concédé l'usufruit d'une maison, d'un objet que je devais habiter ou faire habiter par d'autres, et qu'il n'y a plus que des pierres gisantes sur le sol, il est palpable que l'objet de mon usufruit est éteint; mais quand l'usufruit porte sur un hectare de terre, qu'importe que cette terre soit marécageuse ou sèche, qu'elle me donne du bois ou du raisin, du foin ou des blés? C'est toujours un hectare de terre, et les produits qu'elle donne importent peu.

618. — L'usufruit peut aussi cesser par l'abus que l'usufruitier fait de sa jouissance, soit en commettant des dégradations sur le fonds, soit en le laissant dépérir faute d'entretien.

Les créanciers de l'usufruitier peuvent intervenir dans les contestations, pour la conservation de leurs droits; ils peuvent offrir la réparation des dégradations commises, et des garanties pour l'avenir.

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