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SECTION IV.

COMMENT LES SERVITUDES S'ÉTEIGNENT.

703. Les servitudes cessent lorsque les choses se trouvent en tel état qu'on ne peut plus en user.

704. Elles revivent si les choses sont rétablies de manière qu'on puisse en user; à moins qu'il ne se soit déjà écoulé un espace de temps suffisant pour faire présumer l'extinction de la servitude, ainsi qu'il est dit à l'article 707.

669. Le cas prévu par ces deux articles ne présente pas précisément, ou du moins pas toujours, une extinction de la servitude, mais souvent une simple suspension de son exercice. Quand les choses se trouvent pendant un temps plus ou moins long dans un état tel que je ne puis plus user de mon droit, il est clair que pendant ce temps je n'exercerai pas ma servitude; je ne ferai pas paître mes bestiaux dans votre herbage tant que cet herbage sera couvert de trois ou quatre pieds d'eau qu'une inondation y a jetés; mais je n'en conserve pas moins mon droit de servitude sur cet herbage, comme vous y conservez votre droit de propriété l'exercice de mon droit est suspendu, mais mon droit n'est pas éteint. Aussi l'art. 703 dit-il seulement que dans ce cas la servitude cesse, et non pas qu'elle s'éteint, comme vont le faire l'article 705 pour la confusion et l'art. 706 pour le non-usage pendant trente ans. Seulement, comme cette cessation forcée de l'exercice de la servitude constitue un non-usage, la servitude finira par s'éteindre si ce non-usage réunit les conditions qui vont être expliquées plus loin. Mais ce n'est pas le changement d'état de choses, c'est le non-usage qui opère alors l'extinction de la servitude, et on rentre sous l'application des art. 706 et 707.

On conçoit, au surplus, que peu importe de quelle manière les choses se trouvent remises dans un état permettant de nouveau l'exercice de la servitude. Que l'état nouveau soit ou ne soit pas identiquement le même que l'ancien, du moment qu'il rétablit l'exercice de la servitude avant les trente ans, cette servitude continue, puisqu'il n'y a pas eu non-usage pendant le temps voulu (1).

669 bis. On conçoit également que ce serait abuser de l'art. 703 et l'appliquer faussement que de prétendre qu'une servitude cessera d'exister pour le tout parce que les choses se trouvent mises dans un état qui en rend l'usage impossible pour partie. Ainsi, quand la moitié seulement de la prairie que j'ai le droit de faire paître est couverte par une inondation ou enlevée par la violence des eaux, il est clair que ma ser

(1) Rej., 21 mai 1851; Cass., 7 mai 1851 (Dev., 51, I, 406 et 409). Voy. la critique que nous avons faite de l'arrêt de Lyon dans la Revue critique (t. I, p. 657). Voy. aussi Dijon, 9 janv. 1852 (Dev., 52, II, 127); Cass., 9 déc. 1857 (Dev., 59, I, 543); Orléans, 1er déc. 1848; Bordeaux, 14 août 1855 (Dev., 49, II, 593; 56, II, 683; Dall., 49, II, 22; 57, I, 566).

vitude ne cesse, soit temporairement, soit définitivement, que pour cette moitié du terrain et continue pour l'autre. Ainsi encore, quand j'ai stipulé du propriétaire du terrain placé devant ma maison et mon jardin une servitude qui apporte à son droit de propriété diverses restrictions, et notamment celle de ne pas construire au delà de telle hauteur, la circonstance d'une rue qui vient à être percée entre la maison voisine et la mienne, sur nos deux terrains, ne fera cesser que ceux des droits par moi stipulés que la présence de cette voie publique empêchera d'exercer, et non pas mon droit de m'opposer à ce que la maison du voisin soit élevée au delà de la hauteur convenue. Il est évident, en effet, que le percement de la rue ne fait pas cesser l'avantage qu'il y a pour moi à n'avoir pour vis-à-vis qu'une construction peu élevée, et à recevoir plus de jour et plus d'air que ne m'en laisserait une maison très-haute. C'est donc avec raison qu'un arrêt de Lyon qui déclarait la servitude altiùs non tollendi totalement éteinte dans ce cas a été cassé par la Cour suprême (1).

705. Toute servitude est éteinte lorsque le fonds à qui elle est due, et celui qui la doit, sont réunis dans la même main.

670. Un fonds ne peut pas être frappé de servitude au profit de son propriétaire; je ne puis pas avoir tel ou tel démembrement d'un dominium qui m'appartient en entier, puisque alors ce dominium n'est pas démembré res sua nemini servit. Lors donc que les deux fonds entre lesquels une servitude existait viennent à appartenir au même maître, la servitude s'éteint. Mais il faut appliquer ici, bien entendu, les observations que nous avons faites au no VI de l'art. 617, et dire que la servitude renaîtrait si l'acquisition faite de l'un des fonds était annulée, rescindée, révoquée, pour une cause quelconque.

Au reste, en dehors même du cas d'annulation, l'extinction de la servitude n'est absolue et irrévocable que pour les servitudes non apparentes. Nous avons vu, en effet, sous l'art. 694, que, quand une servitude apparente existe entre deux héritages et que le propriétaire de l'un de ces héritages, après avoir acquis le second, aliène ensuite l'un des deux, sans que le signe extérieur de la servitude ait été détruit, cette servitude continue entre les fonds, comme avant leur réunion dans la même main. Ainsi, la réunion des deux fonds dans la même main ne produit l'extinction des servitudes apparentes que sous la condition que l'un d'eux ne sera pas aliéné ensuite, ou ne le sera qu'après la destruction du signe apparent de servitude.

ans.

706. La servitude est éteinte par le non-usage pendant trente

707. Les trente ans commencent à courir, selon les diverses espèces de servitudes, ou du jour où l'on a cessé d'en jouir, lorsqu'il

(1) Voy. la note précédente.

s'agit de servitudes discontinues, ou du jour où il a été fait un acte contraire à la servitude, lorsqu'il s'agit de servitudes continues.

SOMMAIRE.

1. Deuxième cause d'extinction : le non-usage pendant trente ans. De quel moment courent les trente ans.

II. Le non-usage ne produit pas l'extinction quand il a été impossible au maître du fonds dominant de le faire cesser.

III. La prescription de dix ou vingt ans peut-elle éteindre les servitudes? Controverse. Distinction.

I. 671. Trente années de non-exercice d'un droit, trente années de silence de la part de celui à qui ce droit compétait, sont aux yeux de la loi la manifestation suffisante d'une renonciation faite à ce droit, ou d'un aveu tacite que ce droit n'était pas fondé. En conséquence, elle déclare que quand on sera resté trente ans sans user d'une servitude, elle sera éteinte, et ce pour toute espèce de servitudes.

Toutefois, il faut, bien entendu, que le non-usage soit caractérisé de manière à prouver l'abandon du propriétaire. Donc, tandis que pour les servitudes discontinues qui s'exercent par le fait actuel de l'homme, le non-usage consistera dans la simple absence d'aucun fait d'exercice; pour les servitudes continues, au contraire, lesquelles peuvent s'exercer sans aucun fait de l'homme, la loi ne voit, et avec raison, le nonusage que dans le silence gardé par le propriétaire du fonds dominant en présence d'un acte tendant à reconquérir la liberté du fonds servant. Ainsi, quand vous avez un droit de passage à travers mon champ ou un droit de puisage d'eau dans ma cour, ces droits seront éteints par cela seul que vous aurez été trente ans sans passer ou sans puiser de l'eau; au contraire, si votre maison jouit d'une servitude de vue sur ma propriété, il ne suffirait pas que pendant trente ans vos fenêtres restassent fermées et votre maison inhabitée, il faut qu'il ait été fait un acte qui soit la contradiction de votre droit; par exemple, un mur qui supprime vos vues : c'est après trente années de silence gardé par vous depuis la construction de ce mur que l'extinction par le non-usage s'opérera... Du reste, il importe peu que le mur ait été construit par moi ou par un tiers; votre silence est tout aussi significatif dans un cas que dans l'autre.

Il suffit que vous ayez été trente ans sans passer; il n'est pas nécessaire qu'il se soit écoulé trente ans depuis le moment où vous auriez dû passer. Ainsi, quand vous ne passez dans mon champ que tous les douze ans pour exploiter votre bois taillis, et qu'après y avoir encore passé en 1820, vous avez pris une autre route en 1832 et 1844, les trente ans ne courront pas de 1832 seulement, mais bien de 1820, et l'extinction se réalisera en 1850. En effet, depuis 1820 jusqu'en 1850, vous n'avez pas passé sur mon champ, vous n'avez pas usé de la servitude; il y a donc trente ans de non-usage (1).

(1) Une servitude de passage peut être déclarée éteinte par le non-usage pendant

II.

-

672. Et puisque le non-usage n'éteint la servitude que parce qu'il indique et en tant qu'il indique le consentement du maître du fonds dominant d'abandonner son droit, comme on le voit par la condition que la loi exige dans le cas de servitude continue, il s'ensuit que le non-usage n'aurait pas les caractères voulus pour produire l'extinction s'il était impossible de trouver dans les circonstances cette renonciation tacite... Ainsi, quand la source sur laquelle j'avais un droit de puisage s'est tarie, et qu'elle reparaît après trente-cinq ans, pourquoi ma servitude serait-elle éteinte? Comment verrait-on dans mon silence une renonciation à mon droit? Est-ce que je pouvais agir contre vous pour vous forcer à faire l'impossible? C'est donc bien le cas d'appliquer la maxime contra non valentem agere non currit præscriptio. Il en serait de même d'un terrain sur lequel j'avais un droit de passage et que les eaux viendraient couvrir pendant plus de trente années; ou encore d'une maison dont j'avais le droit de prendre l'égout, et qui viendrait à brûler car je ne puis vous contraindre à rebâtir votre maison, et encore bien moins à faire prendre un autre cours aux eaux qui couvrent votre fonds. Aussi la loi romaine décidait-elle, dans ces différents cas, que la servitude renaîtrait si les choses étaient rétablies dans leur ancien état, même après le délai voulu pour la prescription (Dig., 1. 8, t. 3, 35; t. 6, 14 et 18, § 2).

Et telle est certainement la pensée de notre Code. En effet, l'art. 704 ne dit pas, en faisant allusion au délai de trente ans réglé par nos articles 706 et 707, que cet espace de temps produira l'extinction de la servitude; mais seulement qu'il la fera présumer en sorte que le maître du fonds dominant conserve le droit de faire tomber cette présomption d'extinction, résultant de plein droit du non-usage de trente ans, en prouvant par les circonstances qu'il n'y a rien à induire de son silence et qu'il est dans le cas de la règle contra non valentem. C'est pour cela aussi, sans doute, que l'art. 665, en parlant des reconstructions de murs ou de maisons sur lesquels frappaient des servitudes, exige, pour que la servitude se continue, non pas que la reconstruction se fasse avant trente ans, mais d'une manière plus large et qui laisse plus de latitude au droit du fonds dominant, avant que la prescription soit acquise, expression qui réserve le cas où cette prescription ne pourrait pas s'acquérir.

Donc, pour que le non-usage de trente ans éteigne la servitude, il faut que ce non-usage ait été volontaire de la part du maître du fonds dominant. Ainsi, c'est sa maison, à lui, laquelle jouissait d'une servitude de vue, qui a été brûlée ou qu'il a démolie, et il est resté plus de trente ans sans la reconstruire; ou bien, la mare du voisin, sur laquelle il avait un droit de puisage, a été mise à sec par le fait de ce voisin, qui a dirigé sur un autre point les pentes de terrain pratiquées pour

les trente ans qui ont suivi la suppression du sentier par lequel s'exerçait cette servitude, encore bien que durant ce temps il ait été exercé quelques actes de passage rares et isolés, si d'après les circonstances ces actes doivent être considérés comme de pure tolérance. Cass., 23 juill. 1860 (Dev., 61, I, 526; Dall., 61, I, 111).

l'alimenter, et le maître de la servitude n'a pas demandé leur rétablissement, comme il le pouvait faire; ou bien, le voisin lui a enlevé l'eau de source qu'il devait laisser couler chez lui, et il n'a pas agi pour se la faire rendre, etc., etc. Dans tous ces cas, le propriétaire du fonds dominant avait la faculté de reprendre ou de se faire rendre l'usage de la servitude; son silence et son inaction constitueront donc une renonciation tacite, et partant l'extinction de la servitude. Mais il n'en saurait être ainsi quand cette inaction et ce silence étaient forcés pour lui (Conf. Zachariæ, II, p. 86) (1).

III.

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673. C'est une question très-controversée et délicate, en effet, que celle de savoir si les servitudes peuvent s'éteindre par la prescription de dix ou vingt ans au profit d'un tiers acquéreur de bonne foi, Delvincourt, Vazeille (II, 523), M. Duranton (V, 691), M. Troplong (Prescript., 853) et M. Zachariæ (II, p. 90) répondent affirmativement; Toullier (III, 630), Favard (v° Servitude, sect. 3, § 3) et Pardessus (n° 306) soutiennent la négative (2). Quant à nous, la question nous semble devoir se résoudre par une distinction.

Quand la prescription du tiers acquéreur a pour objet unique de lui procurer la libération de la servitude, elle ne doit s'accomplir que par trente ans, conformément à notre article, ainsi que l'enseignent les trois derniers auteurs; mais quand cette prescription a pour objet l'acquisition de la propriété même du fonds, propriété dont la servitude n'est plus qu'un accessoire et une partie, elle s'accomplit par dix ou vingt ans, d'après l'art. 2265, et suivant la doctrine des cinq premiers jurisconsultes.

:

Ainsi, quand j'acquiers de son véritable propriétaire un fonds que je crois libre de toute servitude, mais sur lequel existe un droit de passage, qu'est-ce que j'ai à prescrire? cette servitude seulement il s'agit d'une prescription à l'effet de libérer mon fonds d'une charge qui le grève. Or, la prescription à l'effet de libérer d'une servitude est réglée par notre art. 706, qui exige pour cela trente ans de non-usage, comme l'art. 690 exige trente ans de possession pour la prescription à l'effet d'acquérir une servitude active. Ces deux art. 690 et 706 sont corrélatifs, tous deux sont spéciaux pour les servitudes, et excluent l'application à notre matière des règles ordinaires de la prescription, conformément à l'article 2264, qui déclare que les règles du dernier titre du Code ne s'appliquent pas aux objets pour lesquels des règles particulières sont indiquées dans les titres qui leur sont propres. On doit donc, selon nous, rejeter ici la doctrine de MM. Troplong, Duranton, Zachariæ et autres, pour suivre celle de Toullier, Favard et Pardessus.

Mais quand j'ai acquis à non domino, qu'est-ce que j'ai à prescrire? Le fonds lui-même, la propriété, le dominium de la chose; et la servitude n'étant qu'une partie, un fragment, un démembrement de

(1) Conf. Dict. not. (vo Servitudes, no 235). Contrà : Demolombe (Serv., II, n° 979).

(2) Voy. Dict. not. (vo Servitudes, no 169 et 238).

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