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M. MÉRIGNHAC

PROFESSEUR DE DROIT INTERNATIONAL PUBLIC A L'UNIVERSITÉ
DE TOULOUSE

Les traités d'arbitrage permanent entrent de plus en plus dans les idées reçues. Je les ai défendus énergiquement dans mon Traité theorique et pratique de l'arbitrage international (§§ 201 et suiv.). En effet, à côté des avantages considérables qu'ils présentent et dont le principal consiste en ce qu'ils écartent par avance toute possibilité de guerre, je ne vois aucun inconvénient sérieux à leur reprocher.

Ils ne gênent nullement la diplomatie d'un pays dans son fonctionnement, puisqu'ils se bornent à imposer, en cas de conflit déterminé, des juges impartiaux. Ces conflits sont très heureusement l'exception, car il ne faut pas donner ce nom aux légers incidents, aux complications peu importantes qui, en général s'apaisent d'eux-mêmes ou disparaissent par le jeu des négociations directes. Or, de ce que ces conflits, qui sont l'exception, seront soumis à la juridiction arbitrale, peut-on induire une gêne, un assujettissement quelconque de nature à enrayer l'action diplomatique? En soumet

tant, par avance, ses contestations aux solu

tions par la voie du droit, un peuple fait preuve d'une bonne foi et d'un esprit de conciliation de nature à lui concilier les sympathies, et quand il croit devoir résister à une prétention qui lui paraît injustifiée, il a, par avance, placé sa cause sous l'égide de l'opinion publique. Or, cette situation n'est point à dédaigner à notre époque où, grâce à la presse, l'opinion publique est devenue une puissance formidable.

Je crois, pour les motifs qui précèdent, possible et désirable, un traité d'arbitrage permanent entre la France et l'Angleterre. Sans doute, jusqu'ici, il n'a point été conclu de traité semblable entre les grandes puissances européennes, à raison de la défiance instinctive de la diplomatie et de l'ignorance où l'on est, en général, de ce qu'est, en réalité, le traité en question, que l'on est trop porté à confondre avec un traité d'alliance. Mais, lorsque deux grandes puissances auront commencé et qu'on aura pu voir le peu de danger que présente ce traité et les avantages considérables qui en découlent au point de vue du maintien de la paix, je suis convaincu que toutes les autres suivront et que peu à peu le traité d'arbitrage permanent deviendra la règle des rapports internationaux.

La France et l'Angleterre peuvent donner au monde ce grand et bel exemple.

Étant donné le traité d'arbitrage perma

que

nent, en principe, me paraît possible et avantageux, je crois cependant qu'il y aurait à prendre dans sa conclusion des précautions d'ordre général ou particulier.

En ce qui concerne les précautions d'ordre général, il y aurait lieu de se demander principalement s'il conviendrait de soumettre à l'arbitrage obligatoire toutes les difficultés sans exception pouvant naître entre les deux États, même celles intéressant l'existence, l'indépendance, l'honneur et la dignité des contractants. Nous sommes ici en présence d'une des questions les plus délicates de la matière de l'arbitrage. J'ai dit que la plupart des publicistes et des juristes se refusaient à soumettre ces questions à l'arbitrage parce que, ayant trait au salut même du peuple, elles ne pouvaient être, suivant eux, déférées à des tiers et qu'une nation doit combattre jusqu'à épuisement, le cas échéant, pour défendre ce qui constitue son patrimoine inaliénable et intangible. Mais j'ai

objecté que les questions d'honneur et de dignité sont de nature à être déférées à des arbitres, de même que des particuliers remettent souvent à des jurys d'honneur le jugement de points semblables dans la sphère privée. Et quant aux questions d'existence, d'indépendance ou d'intégrité, j'ai fait remarquer que, de nos jours, bien rares seraient les cas où un peuple ferait directement et principalement la guerre pour en réduire un autre en servitude ou pour lui enlever un morceau de territoire. L'histoire démontre que les annexions, comme celle de l'Alsace-Lorraine, ne sont pas le but direct et immédiat de la guerre entreprise, et qu'elles se produisent à la suite de conflits dont la cause est toute différente. On a donc tout intérêt, précisément pour empêcher ces morcellements, à rendre la guerre à peu près impossible par suite du traité d'arbitrage permanent.

Je ne verrais donc point de difficultés, en principe, à ce que la France et la Grande-Bretagne soumissent par avance à l'arbitrage éventuel toutes les questions pouvant les diviser à l'avenir. Au surplus, je n'aperçois pas très bien, entre elles, comment une querelle principale concernant l'honneur et la dignité, l'indépendance ou l'intégrité pourrait surgir de façon

assez menaçante pour que la guerre devint inévitable et le recours à l'arbitrage impossible. Ou plutôt, je n'aperçois cette éventualité que pour les territoires coloniaux. Il ne faudrait certes. pas qu'un arbitrage, dû à une surprise, pût nous enlever une quelconque de nos colonies, en tout ou en partie. Il y aurait donc là des précautions particulières à prendre, consistant soit à ne pas comprendre les questions coloniales dans le traité, soit mieux encore à entourer le jugement à intervenir de garanties spéciales.

Outre cette réserve d'ordre général, il en est quelques autres d'ordre spécial que suggère la situation toute particulière de l'Angleterre. Les colonies anglaises sont elles-mêmes le plus souvent de véritables États : l'Australie, par exemple, forme aujourd'hui une fédération effective; en Amérique, le Dominion est presque indépendant. M. Chamberlain rêve une vaste fédération de toutes les colonies britanniques et de la métropole. Or, si la Grande-Bretagne seule signe le traité d'arbitrage permanent, quelle garantie aurons-nous vis-à-vis des colonies britanniques retenues à peine encore par le lien plus apparent que réel du loyalisme, lien qu'elles n'hésitent pas à répudier toutes les fois que leur intérêt est en jeu?

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