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Ceux mêmes qui seroient disposés à trouver un excès de scrupule dans la conduite si désintéressée de M. de Beauvilliers, ne pourront certainement se défendre d'un sentiment d'estime et de respect pour l'homme qui consentoit à renoncer à la faveur de Louis XIV, et à perdre la première place de la Cour, plutôt que de prononcer une seule expression équivoque ou con, traire à sa pensée.

Mais il est douteux que dans la disposition où se trouvoit alors madame de Maintenon, elle se fût contentée de cette déclaration de M. de Beauvilliers, quelque raisonnable qu'elle fût. Heureusement le cardinal de Noailles devint en cette occasion son appui et son défenseur. Ce prélat étoit doux et modéré; il avoit été plutôt entraîné dans cette malheureuse affaire, par l'ascendant de Bossuet, qu'il ne s'y étoit lui-même engagé. En lui supposant même une secrète satisfaction d'avoir vu Fénélon déchoir de la faveur où il étoit auprès de madame de Maintenon, et qui avoit long-temps balancé celle dont il jouissoit lui-même, Fénélon ne pouvoit plus lui donner aucun ombrage; M. de Beauvilliers, déjà décrédité dans l'esprit de madame de Maintenon, qui revenoit aussi difficilement de ses préventions qu'elle se détachoit facilement de ses

LVIII. Procédé

sentimens les plus vifs, ne pouvoit plus troubler le cours paisible de la faveur dont il étoit en possession; peut-être même ne fut-il pas fâché de ménager Fénélon en la personne de M. de Beauvilliers. Il avoit déjà éprouvé que l'archevêque de Cambrai pouvoit le ramener à des discussions fâcheuses et désagréables, en révélant au public l'histoire de toutes ses variations dans le cours de cette controverse.

Toutes ces considérations, qui se prêtoient un généreux du mutuel appui, déterminèrent probablement le cardinal de cardinal de Noailles à adoucir madame de MainNoailles. tenon pour M. de Beauvilliers, et à l'empêcher de consommer sa disgrâce. On observe même que ce ne fut pas sans peine qu'il y réussit (1). Cependant il parvint peu à peu à la calmer et à la satisfaire, en se montrant lui-même satisfait de la sincérité avec laquelle M. de Beauvilliers s'étoit expliqué, et de la soumission qu'il lui avoit montrée. Ramenée à des sentimens plus justes et plus modérés, madame de Maintenon chercha à excuser l'espèce de vivacité qu'elle avoit mise à vouloir Lettre de éloigner de la Cour M. de Beauvilliers. « Si j'ai madame de >> parlé plus fortement que je ne vous l'ai montré au cardinal » sur l'affaire de M. de Cambrai, c'est que je » voyois le mauvais effet que la mollesse faisoit

Maintenon

de Noailles.

(1) Lettre de madame de Maintenon, 29 juin 1698.

dans

» dans le public; mais en même temps je com» prenois vos raisons, et je voyois votre charité. » De plus, je sais combien je dois soumettre mes » vues aux vôtres, et je n'aurai jamais de peine à >> cette déférence ». Elle s'exprime sur M. de Beauvilliers avec plus de ménagement encore, et même avec une sorte d'intérêt, dans une lettre qu'elle écrivit au cardinal de Noailles, environ six semaines après cette espèce de crise (1). « J'ai » voulu voir M. de Beauvilliers pour nous affliger » ensemble. Je suis très-édifiée de tout ce que » je vis en lui; mais M. l'abbé de Langeron et » M. Dupuy ne lui tiennent guère moins au cœur » que M. de Cambrai ».

Le chancelier d'Aguesseau rapporte dans ses Mémoires (2), que ce fut son père que le cardinal de Noailles consulta pour se déterminer sur le parti qu'il avoit à prendre au sujet de M. de Beauvilliers, dont le sort étoit remis entre ses mains. << Le cardinal de Noailles pouvoit perdre le duc » de Beauvilliers d'un seul mot; mais il fut plus » chrétien que politique; et, se défiant de lui» même, il ne voulut se déterminer que par l'avis » de mon père, capable par son esprit de sentir >> toutes les vues de la plus profonde politique,

(1) Le 7 août 1698.

(2) Tome XIII, pag. 75. FÉNÉLON. Tom. II.

II

de ce

» incapable par son cœur de suivre jamais d'au» tres mouvemens que ceux de la conscience la plus éclairée. Mon père honoroit sincèrement » dans M. de Beauvilliers un esprit de religion, » de modération et de justice qui éclatoit dans >> toute sa conduite. Il ne regardoit sa prévention » pour les mystiques modernes que comme une » illusion passagère, et comme un éblouissement » de piété, que l'exemple et l'autorité de l'arche→ » vêque de Cambrai auroit causé, mais que la >> condamnation ou la rétractation de ce prélat dissiperoit entièrement. La qualité d'homme » de bien, qu'il respectoit dans la personne >> ministre, étoit pour lui un si grand titre, qu'il >> ne croyoit pas qu'on dût le sacrifier sur de sim» ples soupçons, ni punir sans retour la foiblesse » excusable d'avoir trop déféré aux sentimens >> d'un génie aussi supérieur et aussi séduisant que >> celui de l'archevêque de Cambrai. Il se faisoit » même un véritable scrupule de contribuer à >> bannir de la Cour l'homme qui y donnoit le plus grand exemple de religion, et à ôter d'au» près du Roi le plus vertueux de tous ceux que » ce prince honoroit de sa confiance. L'arche » vêque de Paris, fixé par un avis d'un si grand >> poids, conseilla au Roi de conserver M. de >> Beauvilliers dans tous ses emplois ». On voit

>>

par quelques lettres du cardinal de Noailles, qu'il se crut obligé de faire un mystère à Bossuet de l'appui secret qu'il accorda en cette circonstance à M. de Beauvilliers.

Telle étoit la position de M. de Beauvilliers; tels étoient les motifs puissans qui sembloient interdire à Fénélon la liberté de se défendre luimême, dans la crainte d'entraîner un ami si cher, dans sa disgrâce. Il considéroit peut-être moins encore l'intérêt de M. de Beauvilliers que celui de la France entière. Il croyoit voir le bonheur de plusieurs générations dans l'avantage de conserver au duc de Bourgogne un gouverneur que, dans son opinion, nul autre n'auroit pu remplacer.

Tous ces ménagemens firent craindre à l'abbé Fermeté et franchise de Chanterac que Fénélon ne consentît à sacri- de l'abbé de fier trop facilement son nom, sa gloire et l'hon- Chanterac. neur de son ministère à une excessive délicatesse en amitié. Il voyoit où ce même excès de délicatesse, pour la réputation de madame Guyon, avoit conduit Fénélon. Il étoit tous les jours témoin, à Rome, des impressions fâcheuses que laissoient dans les esprits la lettre du cardinal de Noailles, la Relation de Bossuet, et les soupçons odieux que l'abbé Bossuet cherchoit à faire rejaillir contre la vertu même de Fénélon.

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