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CHAPITRE VII.

Procès d'avril devant la Cour des pairs : Détails préliminaires. — Instruction.

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- Réquisitoire du procureur-général. — Délibérations de la Cour sur les mises en accusation. Arrêt à ce sujet. — Question des défenseurs. Délibérations de divers barreaux sur cette question. Lettres par lesquelles un certain nombre de pairs s'excusent de ne pas siéger comime juges. Ouverture des débats. Protestations des accusés sur la question des défenseurs.—Troubles à l'audience. — Continuation des protestations des accusés. Arrêt réndu contre les auteurs des troubles.- Nouveaux troubles, nouvelles protestations. -Lecture de l'acte d'accusation en l'absence de la plus grande partie des accusés.

La session était encore bien loin de s'arrêter, que déjà l'attention publique s'était détournée des travaux des Chambres pour se porter sur le grand procès politique engagé devant la Cour des pairs, et qui, depuis un an, tenait la France dans l'anxiété; car il semblait devoir mettre sérieusement en péril la tranquillité publique. Nous allons, revenant sur nos pas, reprendre ce drame judiciaire à son origine, en analyser les vastes développemens, le suivre dans sa progression lente et laborieuse, et le voir enfin marcher à son dénouement, à travers des difficultés et des obstacles dont on avait cru long-temps qu'il ne pourrait pas triompher.

En 1832, le gouvernement avait d'abord appelé la justice militaire à juger les attentats qui avaient ensanglanté la capitale au mois de juin, et il avait fallu un arrêt de la cour de cassation pour rétablir le jury dans ses droits; en 1854, ce fut encore devant un tribunal extraordinaire, devant la Chambre des pairs constituée en cour de justice, que furent renvoyés les auteurs des divers mouvemens insurrectionnels que le mois d'avril avait vus éclater. Le 15 avril, au moment même où la cour royale de Paris évoquait la connaissance

des événemens, une ordonnance du roi, se fondant sur l'article 28 de la Charte, les déférait à la Cour des pairs. Réunie en séance secrète, cette Cour déclara implicitement par arrêt (16 avril) qu'elle acceptait les fonctions qui lui étaient imposées, et, procédant selon ses usages judiciaires, elle prit les mesures nécessaires pour l'accomplissement de sa haute mission: elle organisa une chambre du conseil destinée à rendre les arrêts de non-lieu et à prononcer les mises en liberté, et délégua à son président le droit de s'adjoindre tels membres qu'il voudrait pour faire l'instruction du procès et pour former la chambre des mises en accusation (1).

L'ordonnance royale qui avait saisi la Cour des pairs, lui avait déféré généralement tous les attentats commis sur les différens points du royaume et particulièrement à Paris, à Lyon, à Saint-Etienne, en lui enjoignant d'en poursuivre les auteurs, qu'ils eussent agi isolément ou à l'aide d'association. La Cour des pairs, abondant dans le sens de cette ordonnance, avait rendu (30 avril) un arrêt par lequel, attendu la connexité qui résultait d'indices suffisans, elle avait étendu sa juridiction sur les événemens arrivés à Grenoble, à Marseille, à Clermont-Ferrand, à Arbois, à Châlons, à Epinal. La pensée que la Cour des pairs avait ainsi adoptée pour point de départ de ses travaux, 'était qu'il y avait eu concert et longue préméditation entre tous les auteurs des troubles, et que les mouvemens essayés dans diverses parties du royaume en 1834, n'avaient été que des tentatives d'exécution d'un même complot. Assise sur des

(1) La chambre des mises en accusation, formée par le président, fut composée de MM. le duc Decazes, le maréchal duc de Trévise, le comte de Bastard, le comte de Montalivet, le comte Portalis, Girod (de l'Ain), le baron Fréville, le président Faure.

La chambre des mises en liberté fut composée du président, de MM. Girod (de l'Ain), le comte Molé, le baron Séguier, le comte Reille, le comte Siméon, le duc de Bassano, le comte de Caffarelli, le baron Thénard, Boyer, Tripier, le baron Zangiacomi, le maréchal comte Gérard, Cassaignoles.

bases aussi larges, l'accusation, pour remplir le cadre immense qui lui était tracé, avait pris un essor extraordinaire; les poursuites, les arrestations s'étaient multipliées à l'infini, et la procédure avait bientôt offert des propositions inouïes dans les fastes judiciaires. Plusieurs mois s'étaient écoulés, remplis par les mesures de rigueur et d'investigation à l'aide desquelles la Cour des pairs amassait les matériaux du procès, et les chambres des mises en liberté et des mises en accusation, surchargées de travaux, n'avaient pu qu'à grand'peine suffire à leur tâche. Deux mille personnes avaient été poursuivies; il avait fallu consulter dix-sept mille pièces, et interroger quatre mille témoins. Aussi le mois de novembre 1834 étaît-il déjà près de finîr, lorsque M. Girod (de l'Ain) avait pu soumettre enfin à la Cour le rapport de la commission d'instruction.

Ce procès, auquel se rattachaient déjà de si fâcheux antécédens qui lui donnaient plutôt l'apparence d'une lutte politique entre deux partis que d'une œuvre véritablement judiciaire, allait se compliquer à chaque pas d'incidens nouveaux, et se heurter à des difficultés de plus en plus sérieuses.

Ce fut le 24 novembre que la Cour des pairs se réunit en séance sécrète, au nombre de 159 membres, pour entendre le rapport de M. Girod (de l'Ain). La même pensée qui avait dicté l'arrêt de jonction, avait dirigé la marche de l'instruction et guidé le rapporteur dans son immense travail toutes les tentatives insurrectionnelles du mois d'avril 1834 émanaient d'un complot; tous les mouvemens se rattachaient à un centre commun d'action, et la Société des Droits de l'homme était représentée comme le foyer de ce vaste complot, comme l'âme et la source de cette insurrection générale. M. Girod traçait minutieusement l'historique de cette grande association républicaine; il en exposait l'organisation, il en signalait les principes et les doctrines, il en discutait les actes, il en commentait les publications, il en constatait les ramifications infinies, et il concluait que son

existence n'avait cessé d'être, depuis la fin de 1833 jusqu'au mois d'avril 1834, un complot permanent contre le gouvernement et contre les bases actuelles de la société. Les moyens généraux d'action, d'influence de cette société, avaient été la presse et l'association; la promulgation des lois rendues sur les crieurs publics et sur les associations, avait été pour elle l'occasion d'éclater. « Les développemens que nous venons de présenter démontrent d'une manière positive, ajou tait le rapporteur, qu'une résolution d'agir par la révolte, dans le but de détruire et de changer le gouvernement, à été arrêtée et concertée dans le sein de la Société des Droits de l'homme, et que cette résolution a été suivie d'actes commis ou commencés pour en préparer l'exécution. La procédure nous fait suivre cette résolution d'agir jusqu'à l'action même, et démontre, d'une manière indubitable, que les attentats d'avril n'en sont que l'exécution. »>

Après avoir ainsi posé en fait incontestable l'existence d'un complot formé au sein de la Société des Droits de l'homme, le rapporteur, examinant successivement les événemens survenus à Lyon, à Saint-Etienne, à Grenoble, à Marseille, à Paris, à Épinal, à Lunéville, établissait qu'ils étaient tous les actes d'exécution, et par cela même les preuves de ce complot; il les montrait se rattachant tous directement ou indirectement au comité central parisien de la Société des Droits de l'homme; il déduisait leur parfaite connexité, leur intime liaison, de leur simultanéité, et l'entière uniformité, l'identité absolue de leur nature, de leur caractère, de leur marche et de leur direction.

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La Société des Droits de l'homme, disait le rapporteur, dont le programme avoué est une révolution politique et sociale, organisa, dans la capitale d'abord, puis dans plusieurs grandes villes, une armée en permanence, pour marcher à son but par la révolte. Nous l'avons vu pousser à l'insurrection par les plus violentes imprécations, spéculer sur la misère du pauvre pour l'exciter contre cette aristocratie nouvelle qui s'est reconstituée, comme elle le dit, sous le nom de bourgeoisie; organiser, puis étendre ces déplorables coalitions d'ouvriers qui troublèrent si souvent notre industrie prospère; présider à tous les désordres, s'efforcer de corrompre et de pervertir la sagesse du peuple par les plus détestables pamphlets, systématiser

la licence de la presse, et préparer ainsi l'exécution des attentats qu'elle méditait.

» A Paris, le comité central comprend que sa coupable propagande ne sert pas assez vite ses projets de renversement: il demande et obtient de ses agens les contrôles de son armée, l'effectif de ses forces; il s'assure de l'effet produit par le poison de ses doctrines, et, lorsqu'il compte un assez grand nombre d'hommes prêts à marcher avec lui contre l'ordre social et politique, il fait distribuer aux sectionnaires ces munitions destinées à mitrailler notre garde nationale et notre fidèle armée.

» A Lyon, la même société suit la même marche, mais avec un succès plus rapide et que vient expliquer l'immense population ouvrière de cette seconde ville de France; la procédure démontre que l'association lyonnaise était immédiatement placée sous la direction du comité central parisien, qu'elle a pris la part la plus directe et la plus active à l'insurrection qui, pendant six jours, a livré cette grande cité aux horreurs du pillage et de la guerre civile.

» A Saint-Étienne, à Grenoble, à Marseille, à Arbois, Châlons-sur-Saône, partout où des troubles éclatent, où l'insurrection se manifeste, nous trouvons la Société des Droits de l'homme préparant et réalisant ces attentats, sous les inspirations et l'influence du comité central parisien; partout les journaux de cette société sonnent le tocsin d'alarme, et appellent les sectionnaires au combat: à Lyon, la Glaneuse, l'Echo de la fabrique; à Marseille, le Peuple souverain; dans les départemens du Doubs et du Jura, le Patriote Franc-Comtois; à Paris, la Tribune, moniteur officiel du comité central des Droits de l'homme, donnent le signal de cette révolte, dont ils ont par avance concerté et arrêté le plan et le mode d'exécution. »

De l'appréciation des faits, le rapporteur était passé à la culpabilité des individus, et il avait précisé, en analysant les circonstances particulières, la part de complot ou d'attentat qui devait peser sur chacun d'eux. De deux mille personnes environ contre lesquelles des poursuites avaient été dirigées, la prévention n'en avait réservé que quatre cent quarante, et sur ce nombre trois cent neuf seulement se trouvaient détenues; les autres étaient contumaces.

Au rapport de M. Girod (de l'Ain), dont la lecture occupa neuf séances, avait succédé le réquisitoire de M. Martin (du Nord), procureur-général près la cour royale de Paris, membre de la Chambre des députés, et que l'ordonnance royale du 15 avril 1834 avait appelé aux fonctions de procureur-général près la Cour des pairs. Etabli sur les mêmes bases et conçu dans le même esprit que le rapport, ce réquisitoire, auquel quatre séances furent encore consacrées, se terminait par des conclusions tendant à la mise en accusation de trois cent dix-huit prévenus, tant comme auteurs d'un attentat préparé, concerté, arrêté et commis

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