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sans peine, si on lui garantit l'Italie, à vous laisser faire des Bourbons tout ce que vous voudrez.

Toutes les puissances, en un mot, à l'exception de l'Angleterre, ont plus ou moins intérêt à ne pas se déclarer contre vous, et avant que l'Angleterre n'ait pu corrompre et faire insurger le continent, Votre Majesté sera tellement affermie sur son trône, que l'on chercherait vainement à l'ébranler. Tout cela est bien beau, (dit l'Empereur en secouant la tête). Cependant, je regarde comme certain que les rois qui m'ont fait la guerre n'ont plus la même union, les mêmes vues, les mêmes intérêts.

L'Empereur Alexandre doit m'estimer; il doit savoir apprécier la différence qui existe entre Louis XVIII et moi; et si sa politique était bien entendue, il aimerait mieux voir le sceptre de la France dans les mains d'un homme fort, implacable ennemi de l'Angleterre, que dans les mains d'un homme faible, ami et vassal du Prince Régent. Je lui laisserais la Pologne et davantage s'il le voulait. Il sait que j'ai toujours été plus disposé à tolérer son ambition qu'à la réprimer. S'il fut resté mon ami et mon allié, je l'aurais fait plus grand qu'il ne le sera jamais.

La Prusse et tous les petits rois de la Confédération du Rhin suivront le sort de la Russie: si j'avais la Russie, elle me donnerait toutes les puissances du second ordre.

Quant à l'Autriche, je ne sais ce qu'elle ferait. Elle n'a jamais été franche avec moi. Je suppose que je la contiendrais en la menaçant de lui ôter l'Italie.

L'Italie me conserve beaucoup de reconnaissance ›

MÉMOIRES.

I

7*

d'attachement. Si je lui demandais demain cent mille hommes, et cent millions, je les obtiendrais. Si l'on me forçait à la guerre, il me serait facile de la révolutionner. Je lui rendrais, à son choix, l'indépendance ou Eugène. Méjean et quelques autres lui ont fait du tort, mais il n'en est pas moins fort aimé et fort estimé. Il est fait pour l'être, il a montré qu'il avait une belle âme.

Murat est à nous. J'ai eu beaucoup à m'en plaindre autrefois. Depuis que je suis ici, il a pleuré ses fautes, et réparé autant qu'il a pu ses torts envers moi. Je lui ai rendu mon amitié et ma confiance. Ses secours, si j'avais la guerre, me seraient fort utiles. Il a peu de tête, il n'a que des bras et du cœur; mais sa femme le dirigerait. Ses Napolitains l'aiment assez, et j'ai encore parmi eux quelques bons officiers qui les feraient aller droit.

Pour l'Angleterre, nous aurions pu nous serrer la main de Douvres à Calais, si M. Fox eût vécu; mais tant qu'elle sera gouvernée par les principes et par les passions de Pitt, nous serons toujours l'un pour l'autre, le feu et l'eau... Je n'ai à espérer d'elle, ni trève, ni quartier... Elle sait que du moment où j'aurai mis le pied en France, son influence repassera les mers... tant que je vivrai je ferai une guerre à mort à son despotisme maritime. Si l'Europe m'eût secondé; si elle n'avait pas eu peur de moi; si elle eût compris mon ambition; les pavillons de toutes les puissances flotteraient la tête haute d'un bout de l'univers à l'autre, et la terre serait en paix.

Tout considéré, les nations étrangères ont de grands motifs pour me faire la guerre, comme elles en ont pour

me laisser en paix. Il est à craindre, comme je vous l'ai déjà dit, qu'elles ne fassent de tout ceci une affaire d'amour-propre, un point d'honneur. D'un autre côté, il serait possible qu'elles renonçassent à leur système de coalition qui n'a plus d'objet, pour surveiller leurs peuples, et garder une neutralité armée, jusqu'à ce que je leur aie donné des garanties.

Leurs déterminations, quelles qu'elles soient, n'influeront en rien sur les miennes. La France parle, cela suffit. En 1814, j'avais chez moi l'Europe entière, et elle ne m'aurait jamais fait la loi, si la France ne m'eût point laissé lutter seul contre le monde entier. Aujourd'hui que la France sait ce que je vaux, et qu'elle a retrouvé son énergie et son patriotisme, elle triomphera de ses ennemis, si on l'attaque, comme elle en a triomphé aux belles époques de la révolution. L'expérience prouve que les armées ne suffisent point toujours pour sauver une nation; tandis qu'une nation défendue par le peuple est toujours invincible.

Je ne suis point encore fixé sur le jour de mon départ ; en le différant, j'aurais l'avantage de laisser le Congrès se dissoudre; mais aussi je courrais le risque, si les étrangers venaient à se brouiller, comme tout l'annonce, que les Bourbons et l'Angleterre ne me fissent garder à vue par leurs vaisseaux. Murat me donnerait bien sa marine si j'en avais besoin; mais si nous ne réussissions point il serait compromis. Ne nous inquiétons point de tout cela; il faut laisser faire quelque chose à la fortune.

Nous avons approfondi, je crois, tous les points sur lesquels il m'importait de me fixer et de nous entendre.

La France est lasse des Bourbons; elle redemande son ancien souverain; l'armée et le peuple seront pour nous; les étrangers se tairont; s'ils parlent, nous serons bons pour leur répondre : voilà, en résumé, noire présent et notre avenir.

Partez, vous direz à X*** que vous m'avez vu, que je suis décidé à tout braver pour répondre aux vœux de la France, et pour la débarrasser des Bourbons... que je partirai d'ici au premier avril avec ma garde, ou peut-être plus tôt ; que j'oublierai tout; que je pardonne tout; que je donnerai à la France et à l'Europe les garanties qu'elles peuvent attendre et exiger de moi ; que j'ai renoncé à tout projet d'agrandissement, et que je veux réparer par une paix stable, le mal que nous a fait la guerre.

Vous direz aussi à X*** et à mes amis, d'entretenir et de fortifier par tous les moyens possibles le bon esprit du peuple et de l'armée. Si les excès des Bourbons accéléraient leur chute, et que la France les chassât avant mon débarquement, vous déclarerez à X*** que je ne veux point de régence, ni rien qui lui ressemble. Je veux qu'on établisse un gouvernement provisoire composé de... de... de... de... de... Allez, Monsieur, j'espère que nous nous retrouverons bientôt. Où débarquerai-je, Sire? Vous allez vous rendre à Naples: voici un passeport de l'île et une lettre pour ***. Vous affecterez une grande confiance en lui, mais vous ne lui confierez rien. Vous lui donnerez vaguement des nouvelles de France, et vous lui direz que je vous envoie pour sonder le terrain et régler quelques affaires d'intérêt. J'ordonne à de vous faire avoir un passe

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port pour que vous puissiez retourner à Paris sans obstacle et sans danger. — Votre Majesté, lui dis-je, est donc décidée à me renvoyer en France? ** Il le faut absolument. Votre Majesté connait mon dévouement et je suis prêt à lui en donner toutes les preuves qu'elle pourra désirer; mais, Sire, daignez considérer dans votre propre intérêt et dans celui de la France, que mon départ a été remarqué; que mon retour le sera davantage; qu'il pourra faire naître des soupçons, et déterminer peut-être les Bourbons à se mettre sur leurs gardes; à faire surveiller les côtes de l'île d'Elbe. Bah! dit Napoléon, vous croyez donc que les gens de police prévoient tout, savent tout: la police en invente plus qu'elle n'en découvre. La mienne valait bien, sans doute, celle de ces gens-là, et souvent elle ne savait rien, et encore, au bout de huit à quinze jours, que par hasard, imprudence ou trahison. Je n'ai rien de tout cela à craindre avec vous, vous avez de l'esprit et du caractère; et si l'on vous cherchait chicane, vous vous en tireriez facilement. D'ailleurs, une fois à Paris, ne vous montrez point, restez dans un trou, on n`ira point vous y chercher. Je pourrais sans doute confier cette mission à l'une des personnes qui m'entourent; mais je veux éviter de mettre quelqu'un de plus dans ma confiance. Vous avez la confiance de X***, vous avez la mienne, vous êtes en un mot ce qu'il me faut. Votre retour a sans doute des inconvénients; mais ils ne sont

L'Empereur, dans la crainte que Salviti et ses compagnons ne se rencontrassent avec moi dans le port où je pourrais descendre, avait fait mettre leur barque en fourrière sous le prétexte de les punir de m'avoir conduit de vive force à Livourne.

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