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sang, et je suis prêt à le verser pour elle jusqu'à la dernière goutte. Je vous aime, Sire, mais la patrie avant tout! avant tout. — (L'Empereur l'interrompant): C'est le patriotisme qui me ramène en France. J'ai su que la patrie était malheureuse, et je suis venu pour la délivrer des émigrés et des Bourbons; je lui rendrai tout ce qu'elle attend de moi. - Votre Majesté sera sûre que nous la soutiendrons; avec de la justice, on fait des Français tout ce qu'on veut. Les Bourbons se sont perdus, pour avoir voulu faire à leur tête, et s'être mis l'armée à dos.- Des Princes qui n'ont jamais su ce que c'était qu'une épée nue ne pouvaient honorer l'armée; ils étaient humiliés et jaloux de sa gloire. -- Oui, Sire ils cherchaient sans cesse à nous humilier: je suis encore indigné, quand je pense qu'un maréchal de France, qu'un vieux guerrier comme moi fût obligé de se mettre à genoux devant ce... de duc de B***, pour recevoir la croix de Saint-Louis. Cela ne pouvait durer, et si vous n'étiez venu les chasser, nous allions les chasser nousmêmes. Comment vos troupes sont-elles disposées?

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Fort bien, Sire; j'ai cru qu'elles m'étoufferaient

Il est incontestable, en effet, qu'une insurrection générale, provoquée par la conduite oppressive et insensée du gouvernement, allait éclater au moment où Napoléon reparut.

On savait que la France, fatiguée, dégoûtée, mécontente du nouvel ordre de choses, appelait de tous ses vœux une seconde révolution; et l'on s'était réuni et concerté pour préparer la crise, et la faire tourner à l'avantage de la patrie.

Quelques mécontents prétendaient qu'il fallait commencer par secouer le joug insupportable, sous lequel on gémissait, sauf à voir ensuite ce qu'on ferait; le plus grand nombre se prononçaient formellement pour le rappel immédiat de l'Empereur, et voulaient qu'on lui députât des émissaires ou qu'on envoyât des vaisseaux l'enlever de l'île d'Elbe.

On était unanimement d'accord sur la nécessité d'un changement,

quand je leur ai annoncé que nous allions marcher audevant de vos aigles. - Quels généraux avez-vous avec vous? Le Courbe et Bourmont. En êles vous sûr?

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Pourquoi ne sont-ils point venus ici? - Ils ont montré de l'hésitation; et je les ai laissés. Ne craignezvous pas que Bourmont ne remue, et ne vous mette dans l'embarras? Non, Sire, il se tiendra tranquille; d'ailleurs il ne trouverait personne pour le seconder. J'ai chassé des rangs tous les voltigeurs de Louis XIV * qu'on nous avait donnés, et tout le pays est dans l'enthousiasme. -- N'importe, je ne veux point lui laisser la possibilité de nous inquiéter; vous ordonnerez qu'on s'assure de lui et des officiers royalistes, jusqu'à notre entrée à Paris. J'y serai sans doute du 20 au 25 et plutôt; si nous y arrivons, comme je l'espère sans obstacle, croyez-vous qu'ils se défendront? Je ne le crois pas, Sire; vous savez bien ce que c'est que les Parisiens, ils font plus de bruit que de besogne. J'ai reçu ce matin des dépêches de Paris; les patriotes m'attendent avec impatience, et sont près de se soulever. Je crains qu'il ne s'engage quelque affaire entre eux et les royalistes. Je ne voudrais pas pour tout au monde qu'une tache de sang souillât mon retour. Les communications

et l'on cherchait à s'accorder sur le reste, lorsque l'arrivée subite de Napoléon mit fin à toute discussion.

L'Empereur, après le 20 mars, eut connaissance de ces projets de soulèvement, et sut que certains chefs avaient montré de l'hésitation à se servir de lui: «Les meneurs, disait-il, voulaient s'approprier l'affaire et travailler pour eux; ils prétendent aujourd'hui m'avoir frayé le chemin de Paris, je sais à quoi m'en tenir c'est la nation, le peuple, les soldats et les sous-lieutenants qui ont tout fait. C'est à eux, à eux seuls que je dois tout. »

* Sobriquet donné aux officiers émigrés.

MEMOIRES. - I

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avec Paris vous sont faciles; écrivez à nos amis, écrivez à Maret, que nos affaires vont bien, que j'arriverai sans tirer un seul coup de fusil; et qu'ils se réunissent tous, pour empêcher le sang de couler. Il faut que notre triomphe soit pur comme la cause que nous servons. » Les généraux Bertrand et Labedoyère, présents à cet entretien, se mêlèrent alors de la conversation, et après quelques minutes, l'Empereur les quitta et rentra dans son cabinet.

Il écrivit à l'impératrice pour la troisième fois. Cette lettre terminée, Napoléon s'occupa des moyens de faire embarquer une partie de son armée harassée par les marches forcées, il fit venir le chef de la marine; se fit rendre compte du nombre de ses bateaux, des moyens de prévenir les accidents, etc. Il entra avec lui dans de tels détails, que cet homme avait peine à revenir de sa surprise, et à comprendre comment un Empereur en savait autant qu'un batelier. Napoléon tenait à ce que ses troupes partissent promptement. Plusieurs fois, il m'ordonna d'en aller presser l'embarquement: son habitude était d'employer ceux qui l'entouraient à tout ce qui lui passait par la tête. Son génie ne connaissant aucune limite, il croyait que nous autres faibles mortels, nous devions également tout savoir et tout faire.

L'Empereur avait donné l'ordre à ses éclaireurs de lui amener les courriers de la malle, et m'avait chargé de l'examen des dépêches. Je faisais une guerre implacable à la correspondance ministérielle, et si j'y trouvais souvent des injures et des menaces, dont je pouvais prendre ma part, elles m'offraient du moins des

détails aussi importants que curieux. Je remarquai particulièrement deux instructions secrètes, dont la publication couvrirait leurs auteurs, même aujourd'hui, d'un opprobre éternel. Les lettres comme il faut étaient tout aussi révollantes. La plupart dictées par la haine en délire auraient pu légitimer les rigueurs de la justice, mais je les regardais comme l'œuvre pitoyable de cerveaux malades, et je me contentais, avant de les rendre au courrier, d'y ajouter un Vu, qui, semblable à la tête de Méduse, aura sans doute pétrifié plus d'un noble lecteur.

Les conjurations ténébreuses des ennemis de Napoléon n'étaient point le seul objet sur lequel se reportaient mes yeux indiscrets. Quelquefois je me trouvais initié, sans le vouloir, à de plus doux mystères, et ma plume par mégarde traçait le fatal Vu au bas de ces épîtres, qui ne doivent charmer les regards que du mortel heureux auquel l'amour les destine.

Ce fut par les journaux, et la correspondance particulière, que nous apprîmes que des Vendéens étaient soi-disant partis de Paris dans l'intention d'assassiner l'Empereur. Un journal, qu'il serait superflu de nommer, annonçait même que ces Messieurs s'étaient déguisés en soldats et en femmes, et que bien sûrement le Corse ne leur échapperait point.

Si Napoléon ne parut point s'inquiéter de ces complots criminels, ils nous inquiétèrent pour lui. Auparavant, lorsque des voyageurs demandaient à lui donner des nouvelles, je m'esquivais pour jouir de quelques moments de liberté ; dès lors je ne le quittai plus, et la main sur mon épée, je ne perdais point de vue, un

seul instant, les yeux, l'attitude et les gestes des personnes qu'il admettait en sa présence.

Le comte Bertrand, le général Drouot et les autres officiers de sa maison redoublèrent également de soin et de surveillance. Mais il semblait que l'Empereur prit à tâche de défier les coups de ses meurtriers. Le jour même, il passa sur la place publique la revue du 14 de ligne et se confondit ensuite avec le peuple et les soldats. En vain nous cherchâmes à l'entourer, on nous bousculait avec tant de persévérance et d'impétuosité qu'il ne nous était point possible de rester un moment de suite auprès de sa personne, La manière dont nous étions coudoyés l'amusait infiniment; il se moquait de nos efforts, et pour nous braver s'enfonçait plus avant encore au milieu de la foule qui nous tenait assiégés.

Notre défiance pensa devenir fatale à deux émissaires ennemis.

L'un d'eux, officier d'état-major vint nous offrir ses services; on le questionna: il ne sut à peu près que répondre. Son embarras excitait déjà de violents soupçons lorsque par malheur, on s'aperçut qu'il avait un pantalon vert. Il n'en fallut point davantage pour persuader à tout le monde que c'était un garde d'Artois déguisé; on lui fit subir un nouvel interrogatoire, il répondit encore avec plus de gaucheric, et atteint et convaincu d'être éminemment suspect, et d'avoir de plus un pantalon vert, il allait être jeté par la fenêtre lorsque, heureusement, le comte Bertrand vint à passer et ordonna qu'on ne le fit passer que par la porte.

Cet officier de nouvelle fabrique, n'était point venu

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