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pour tuer Napoléon; il avait été envoyé pour explorer seulement ce qui se passait à son quartier général.

Le même jour fut témoin d'une autre scène : un chef d'escadron de hussards, décoré d'un coup de sabre sur la figure, vint également se réunir à nous; on le reçut à merveille, on l'invita même à déjeuner à la table des grands officiers de la maison. Le vin est l'écueil du mensonge, et le nouveau venu, oubliant son rôle, s'expliqua si clairement qu'il fut facile de le reconnaître pour un faux frère. Il annonça que le Roi avait pour lui la garde nationale de Paris et toute la garde impériale; que chaque soldat resté fidèle obtenait cinq cents francs de dotation, chaque officier mille francs, et un grade de plus, etc., etc.; que Napoléon avait été mis hors la loi, et que s'il était pris... à ces mots le colonel ***, assis à côté de lui, lui sauta au collet; tout le monde à la fois voulait l'assommer; moi seul, je ne voulus point : l'Empereur, dis-je, Messieurs, n'entend point qu'on répande de sang: vous avez juré de ne point faire de quartier aux assassins, mais cet homme n'en est point un; c'est sans doute un espion. Nous ne les craignons point; qu'il aille dire à ceux qui l'envoient ce qu'il a vu; buvons tous à la santé de notre Empereur, Vive l'Empereur! Il fut conspué et chassé, et nous ne le revimes plus.

Un autre déserteur de l'armée royale se présenta pour révéler, disait-il, à l'Empereur, un secret important. L'Empereur, qui ne connaît point d'autre secret que la force, ne voulut point perdre son temps à l'écouter; il me le renvoya. C'était un officier de hus

MÉMOIRES.

I

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sards, ami et complice de Maubreuil; il ne me jugea point digne de ses confidences, et je le conduisis au grand maréchal. Il lui déclara, en substance, qu'il avait été chargé, ainsi que Maubreuil, par le gouvernement provisoire et par de très grands personnages, d'assassiner l'Empereur lors de son départ pour l'île d'Elbe ; qu'il avait eu horreur d'un crime aussi épouvantable, et n'avait point voulu l'accomplir; et qu'après avoir sauvé une première fois la vie de Napoléon, il venait se ranger près de sa personne pour lui faire en cas de besoin un rempart de son corps. Il remit au grand maréchal un mémoire de Maubreuil, et différentes pièces dont l'Empereur me chargea de lui rendre comple. Je les examinai avec le plus grand soin: elles prouvaient incontestablement que des rendez-vous mystérieux avaient été donnés à Maubreuil, au nom du gouvernement provisoire, mais elles ne contenaient aucun indice qui pût faire pénétrer le but et l'objet de ces ténébreuses conférences; le nom des illustres personnages qu'on a voulu associer depuis à cette odieuse trame ne s'y trouvait même point prononcé. Cet officier ne retira aucun fruit de ses révélations vraies ou supposées et disparut.

Cependant l'Empereur, à force d'être entretenu de complots ourdis contre sa vie, finit par en éprouver une impression pénible. « Je ne puis concevoir, me dit-il, comment des hommes exposés à tomber entre mes mains peuvent provoquer sans cesse mon assassinat, et mettre ma tête à prix. Si j'eusse voulu me défaire d'eux par de semblables moyens, il y aurait longtemps qu'ils seraient en poussière. J'aurais trouvé

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comme eux des Georges, des Brulart et des Maubreuil. Vingt fois, si je l'eusse voulu, on me les aurait apportés pieds et mains liés, morts ou vifs: j'ai toujours eu la sotte générosité de mépriser leur rage! je la méprise encore; mais malheur à eux, malheur à toute leur infernale clique s'ils osent toucher à l'un des miens! Mon sang bouillonne quand je songe qu'ils ont osé, à la face des nations, proscrire sans jugement des milliers de Français qui marchent avec nous; cela ce saitil dans l'armée? Oui, sire, on a eu l'imprudence de répandre le bruit qu'on nous avait mis hors la loi, et que des gardes du corps et des Chouans étaient partis pour vous assassiner : aussi les troupes ont-elles juré de ne point leur faire de quartier, et, déjà, deux espions ont pensé être assommés sous mes yeux. Tant pis, lant pis, ce n'est point là ce que j'entends. Je veux qu'il n'y ait point une seule goutte de sang français de répandue, une seule amorce de brûlée. Il faut recommander à Girard* de contenir ses soldats, écrivez : « Général Girard, on m'assure que vos troupes, connaissant les décrets de Paris, ont résolu par représailles de faire main basse sur les royalistes qu'elles rencontreront vous ne rencontrerez que des Français ; je vous défends de tirer un seul coup de fusil; calmez vos soldals, démentez les bruits qui les exaspèrent, ditesleur que je ne voudrais point rentrer dans ma capitale à leur tête, si leurs armes étaient teintes du sang français **. >>

*Il venait de recevoir le commandement de l'avant-garde.

** Napoléon avait déjà donné des ordres semblables au général Cambronne. Voici sa lettre, que je me reproche de n'avoir point citée :

O ministres du Roi, vous coupables auteurs de l'ordonnance parricide du 6 mars, lisez et rougissez!

L'Empereur apprit, au moment de quitter Auxerre, que les Marseillais paraissaient vouloir inquiéter ses derrières. Il donna des ordres aux généraux échelonnés sur la route, et parlit sans crainte.

En avant de Fossard, il aperçut, rangés en bataille, les dragons du régiment du Roi, qui avaient abandonné leurs officiers pour venir le rejoindre : il mit pied à terre, les salua avec cette gravité militaire qui lui seyait si bien, et leur distribua des compliments et des grades. Aucun régiment ne pouvait nous échapper. Quand les officiers faisaient des façons, les soldats venaient sans eux. J'ai tort cependant: il est un régiment, le troisième de hussards, que l'Empereur ne put altirer à lui. Le brave Moncey, qui le commandait, avait un bon esprit, et on ne pouvait douter de son altachement à Napoléon, son ancien bienfaiteur; mais tous les hommes ne voient pas de même; les uns faisaient consister leur devoir à accourir au-devant de Napoléon, Moncey se croyait obligé de le fuir.

Il avait conjuré son régiment de ne point lui faire l'affront de l'abandonner; ses officiers et ses hussards qui l'adoraient le suivaient en faisant retentir les airs des cris de Vive l'Empereur! croyant concilier ainsi les égards dus à leur colonel et leur dévouement à la cause et à la personne de Napoléon.

On nous prévint en route que deux mille gardes dụ « Général Cambronne, je vous confie ma plus belle campagne; tous les Français m'attendent avec impatience; vous ne trouverez partout que des amis ne tirez point un seul coup de fusil, je ne veux pas que ma couronne coûte une goutte de sang aux Français. >>

corps étaient postés dans la forêt de Fontainebleau. Quoique cel avis ne fût point vraisemblable, on jugea cependant nécessaire de ne point traverser la forêt sans précaution. Sur nos instances, l'Empereur se fit accompagner par environ deux cents cavaliers. Jusqu'alors il n'avait eu d'autre escorte que la voiture du général Drouot qui précédait la sienne, et la mienne qui fermait la marche. Les colonels Germanöuski et du Champ, le capitaine Raoul et trois ou quatre Polonais galopaient aux porlières. Nos chevaux, nos postillons, nos courriers parés de rubans tricolores, donnaient à notre paisible cortège, un air de bonheur et de fête qui contrastait singulièrement avec la proscription qui pesait sur nos têtes, et le deuil et le désespoir des hommes. qui nous avaient proscrits.

Nous marchâmes presque toute la nuit; l'Empereur voulait arriver à Fontainebleau à la pointe du jour. Je lui fis observer qu'il me paraissait imprudent de descendre au château; il me répondit : Vous êtes un enfant; s'il doit m'arriver quelque chose, toutes ces précautions-là n'y feront rien. Notre destinée est écrite là-haut (en montrant du doigt le ciel)*.

J'avais pensé que la vue du palais de Fontainebleau, de ce lieu où naguères il était descendu du trône, et où il reparaissait aujourd'hui en vainqueur et en souverain, lui ferait impression, et le forcerait à songer à la fragilité des grandeurs humaines. Je l'observai

* Napoléon était fataliste et superstitieux, et ne s'en cachait point. Il croyait aux jours heureux et malheureux. On s'étonnerait de cette faiblesse, si l'on ne savait qu'elle fut commune aux plus grands hommes de l'antiquité et des siècles modernes.

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