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de la Spezia, à Lerici. Mais pour y arriver il te faudrait passer par Gênes, et longer les côtes, et il est à craindre que les carabiniers Piémontais ou le nouveau consul de Gênes, qui, dit-on, est un enragé, ne te happent au passage. Il y a bien une autre route à travers les montagnes de la Spezia, mais elle est abandonnée depuis longtemps, et tu courrais risque de t'y engloutir ou de t'y faire assommer. N'importe à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire; cette route me convient, et dès demain je vais à la découverte. Ton passeport est-il en règle? Je le ferai viser pour Lerici. Autre sottise. Tu ne sais donc pas que tu auras affaire aux Autrichiens, nos plus implacables ennemis, et qu'ils te chercheront mille difficultés? Je connais un colonel tudesque, (c'est le nom qu'on donne aux Autrichiens en Italie), qui probablement nous arrangera tout cela. Allons lui offrir à dîner. Les affaires et les querelles s'arrangent à table avec ces Messieurs.

Notre colonel me fit effectivement régulariser mon passeport. Je laissai à Milan ma calèche et mes effets, et le lendemain je montai en cédiole *. J'arrivai par des chemins de traverse au pied des montagnes. Leur trajet en voiture étant impossible, je me séparai à regret de mon conducteur. J'achetai deux chevaux, l'un pour mon nouveau guide, l'autre pour moi. Ce nouveau guide ne savait pas un mot de français. J'avais eu soin de me munir d'un dictionnaire de poche; mais j'ignorais à peu près la manière de prononcer et

Petit cabriolet découvert où l'on tient à peine une personne, et avec lequel on va un train d'enfer.

d'arranger les mots; de sorte que notre conversation se réduisait à quelques phrases isolées que nous ne parvenions point toujours à comprendre.

Nous partîmes à la pointe du jour. Sur le midi, la neige commença à tomber, et nous eûmes mille peines à gagner le hameau de.... Le lendemain, le temps devint encore plus mauvais. Le cheval de mon guide s'abîma dans la neige et nous perdimes deux heures à l'en retirer. Mon guide, superstitieux comme tous les Italiens, et facile comme eux à rebuter, regardait cet accident comme de mauvais augure, et voulait rétrograder. Je ne pus vaincre sa répugnance qu'avec un double napoléon d'or. A peine le lui eus-je donné que je sentis mon imprudence : c'était exciter la cupidité de cet homme, et m'exposer à en devenir la victime. A mesure que nous avancions, la route devenait de plus en plus difficile; nous rencontrions à chaque pas des excavations, ou des chutes de rochers qui barraient notre passage, et nous forçaient à nous créer au hasard de nouveaux chemins. Il était tombé en 1814 tant de neige dans l'Italie septentrionale, et particulièrement dans la partie que nous traversions, que les muletiers eux-mêmes avaient déserté la montagne; en sorte que mon guide, ne trouvant plus de sentiers frayés, était obligé de s'orienter à chaque pas pour ne point nous égarer, ou nous précipiter dans les gouffres cachés qui bordaient notre périlleuse route.

Nous arrivâmes le lendemain à Borcetto. Éclairé par les dangers de la veille je pris deux chevaux de réserve et un guide de plus. On me les fit payer au poids de l'or. Je trouvai là un préposé des douanes : il m'en

MÉMOIRES. - I

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gagea, soit par bonté d'âme, soit pour me faire peur, à me tenir sur mes gardes en traversant la Size, montagne fort élevée et fort dangereuse. Elle était, disaitil, infestée de brigands. Je renouvelai l'amorce de mes pistolets; je jetai les yeux au ciel pour invoquer sa protection, et je partis.

Arrivé à la moitié de la montagne, je fus arrêté par un soldat qui me fit entrer au corps de garde pour y exhiber mon passeport. Ce poste, établi peu de jours auparavant pour la sûreté des voyageurs, était occupé par un sous-officier et six soldats qui tous avaient servi dans les armées impériales. Ils se doutèrent à ma mine que j'avais été militaire, et après quelques moments de conversation ils me proposèrent, pour me réchauffer, de boire avec eux à la santé de l'Empereur Napoléon. J'hésitai d'abord, craignant de donner dans un piège, mais ils insistèrent si franchement que je ne pus leur résister. Je leur donnai en partant 20 francs pour boire à la santé de Napoléon et à la mienne, et je les priai de me recommander à mes guides. Le commandant du poste les fit venir et leur dit avec un feu de file de jurements que s'il m'arrivait quelque chose il les ferait fusiller tous deux à leur retour. Ces braves gens m'escortèrent assez longtemps, et nous nous séparâmes avec une émotion qu'il faut avoir été soldat pour éprouver et pour comprendre..

Nous devions aller coucher à Pontrémoli. La halte que j'avais faite nous avait retardés, et nous nous trouvâmes surpris par la nuit. Pour abréger le chemin, mes guides me firent descendre par un large sentier pratiqué le long du flanc de la montagne : la pente

était si rapide que nos chevaux s'accroupissaient à chaque instant, et que nous-mêmes nous étions forcés de nous laisser glisser, je me trouvai au pied de la côte dans un lieu si obscur et si sauvage que je crus que mes guides m'y avaient conduit dans le dessein de s'y défaire de moi. Après avoir marché à tâtons pendant un assez long temps, mes guides s'arrêtèrent tout à coup la neige et la nuit défiguraient tellement le terrain, qu'ils ne savaient plus où ils se trouvaient, ni de quel côté ils devaient se diriger leur inquiétude était extrême; ils invoquaient tour à tour les saints du Paradis, se serraient la main, et se pressaient dans leurs bras comme s'ils eussent été sur le point de faire naufrage. Je conservai mon sang-froid, et voyant que je n'avais rien à attendre de ces deux imbéciles, je pris un cheval qui me parut être un vieux routier, et après lui avoir mis la bride sur le col, je lui appliquai un vigoureux coup de fouet: il prit son élan, je le suivis, et peu d'instants après, au grand étonnement et surtout à la grande satisfaction de mes conducteurs, nous reconnûmes que nous étions dans la bonne voie et à une demi-heure de marche de Pontrémoli, où nous arrivâmes à minuit.

J'étais encore à vingt-quatre heures de distance de la Spezia, et vingt-quatre heures avec de semblables. chemins sont des siècles. Mais quel fut mon ravissement, quand, au lieu des déserts et des montagnes de glaces que j'avais traversés la veille, je n'aperçus au sortir de Pontrémoli que des vallons émaillés de verdure et de fleurs; des côteaux entourés et couronnés d'arbustes et d'oliviers! hier c'était l'hiver et ses

rigueurs, aujourd'hui le printemps et ses charmes. Cette agréable métamorphose trompa mon impatience, et fit succéder aux agitations habituelles de mon âme ce calme heureux qu'inspire la contemplation des beautés et des dons de la nature.

A quelques lieues de Pontrémoli le passage se trouve interrompu par un torrent profond et rapide. On le passe à gué; mes conducteurs que j'avais devancés, me l'eurent à peine indiqué que je m'élançais dans l'eau. Mais au lieu de porter mon cheval à gauche, je le dirigeai dans le sens contraire. Mes guides, témoins de ma déviation, criaient à tue-tête: Fermate, Fermate! ce qui veut dire, Arrêtez; je crus que cela signifiait ferme, ferme; et j'éperonnais et fouettais mon cheval de toutes mes forces. Il perdit pied; je manquai d'être submergé. Parvenu à bord, je reçus de mes guides un sermon qui devait être sans doute fort sévère et dans lequel les noms de diable et de Français jouaient le rôle principal.

J'arrivai le..... à Lerici. Je vis avec joie la mer, dernier obstacle qui me restait à franchir pour atteindre le terme de mes vœux et de mes travaux. Mais hélas! ma joie ne se prolongea point. Je fus saisi dans la nuit d'une forte oppression de poitrine et d'une fièvre brûlante c'était le résultat de mon immersion dans le torrent. Si j'ai le malheur d'avoir une fluxion de poitrine, me disais-je tristement, que deviendrai-je ici, sans secours, sans appui, au milieu d'une terre étrangère? Je n'aurai donc quitté ma patrie, ma mère chérie, que pour venir expirer loin d'elles dans les bras de mercenaires et d'inconnus? Je n'aurai donc approché

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