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des bords si désirés de la Spezia que pour éprouver le douloureux regret de ne pouvoir les franchir? Ah! du moins si j'avais pu arriver près de l'Empereur, lui parler et mourir à ses pieds, je ne regretterais point la vie. Mon dévouement aurait été connu, ma mémoire honorée; et mon nom, associé aux destinées de l'Empereur, aurait passé peut-être avec le sien à la postérité.

Je fis appeler un médecin; par un bonheur inespéré, il se trouva que c'était un ancien chirurgien militaire, homme de mérite et, chaud partisan des Français. Quand je fus hors de danger, il me témoigna le désir de connaître le motif qui m'avait amené à Lerici, à travers les montagnes, ct me fit entrevoir qu'il l'avait pénétré. Un homme qui parle est toujours moins suspect que celui qui se tait. Je résolus donc de satisfaire la curiosité du docteur. Après avoir exigé le secret, je lui avouai mystérieusement, que j'étais colonel; que j'allais à l'île d'Elbe; qu'un officier supérieur de la Garde de Napoléon avait épousé ma sœur; que l'expatriation de son mari l'avait plongée dans un tel état d'accablement et de souffrances, que les médecins avaient déclaré qu'elle était perdue sans ressource; que sa santé, et quatre enfants en bas âge, ne lui permettant point de venir rejoindre son mari, j'avais pris le parti, pour rendre à ma pauvre sœur le bonheur et la vie, de venir rappeler à mon beau-frère, ce qu'il devait à son épouse et à ses enfants, et que j'espérais le déterminer à retourner en France, au moins momentanément.

Cette fable, que j'eus soin d'entrecouper de soupirs

et de réflexions sentimentales, parut le toucher infiniment. Il me plaignit, me consola, me flatta des plus douces espérances, et me promit de me servir de tout son pouvoir et de tout son cœur.

Devenu convalescent, je m'occupai avec plus d'ardeur que jamais. des moyens de m'embarquer promptement. L'officieux docteur me fit connaître un capitaine de felouque courrière, et je frétai son bâtiment pour quinze jours.

Il me demanda mon passeport pour aller chez l'officier du port prendre sa feuille de bord et ma boletta. En effet, et je l'ignorais complètement, on ne peut sortir d'un port et entrer dans un autre, sans être pourvu d'une feuille de bord constalant le nombre des marins et des passagers qui se trouvent sur le bâtiment, et d'une boletta, ou certificat des inspecteurs de la santé, qui atteste, nominativement qu'aucun des passagers et marins n'est atteint de maladie contagieuse. Ces deux pièces ne se délivrent que sur la présentation des passeports, avec lesquels elles doivent être d'une identité absolue. Cette formalité, à laquelle je ne m'étais point attendu déconcerta totalement mes calculs. Mon passeport ne me donnait point le droit de m'embarquer, et je craignais, en le produisant, car on s'effraye de tout en pareille circonstance, qu'on ne me fît des difficultés, et qu'on n'en référât au consul ou à ses agents.

Mon capitaine devina mon embarras, et m'offrit de me procurer un passeport et une boletta sous des noms supposés; je refusai: préférant m'exposer à être puni comme bonapartiste, que comme faussaire. En ce

cas, me dit le capitaine, vous n'avez qu'un seul moyen: c'est de vous jeter dans une barque et de vous faire passer pour matelot, j'arrangerai cela. Quelques heures après, il m'amena un matelot franco-génois, qui me proposa de me conduire, sans papiers, où cela me ferait plaisir. Il ajouta que l'un de ses parents était canonnier à bord du brick l'Inconstant, de Napoléon, et qu'il serait bien content de le revoir. Je jugeai que mon dessein de passer à l'île d'Elbe était éventé, et je résolus de partir la nuit même, s'il était possible. Il fut convenu avec mon matelot, (dont le nom était Salviti), qu'il viendrait me prendre à minuit, et que nous nous éloignerions de la terre, quelque temps qu'il fit.

Sur ces entrefaites, mon docteur vint me trouver, et m'annonça que le commandant du pays, dont il était le médecin, se proposait de m'envoyer chercher par ses carabiniers, pour connaître le motif de mon arrivée et de mon séjour dans le Golfe. Je lui ai annoncé, me dit-il, que vous êtes malade et que votre intention est de vous rendre en Corse, dans le sein de votre famille, aussitôt que vous pourrez supporter la mer. Je crois l'avoir tranquillisé : cependant, ne vous y fiez pas, et partez sans délai. — Je partirai ce soir; mais comme il pourrait prendre d'ici là, à votre commandant ou à ses gendarmes, la fantaisie de m'arrêter, j'aime mieux me présenter chez lui de bonne volonté, et lui confirmer le conte que vous lui avez fait. Je m'y rendis immédiatement, et instruit par les détails que m'avait donnés le médecin, de l'homme à qui j'avais affaire, je parvins facilement à lui plaire, et à le rassurer. Il me

fit promettre, néanmoins, de lui apporter, le lendemain, mon passeport. Je lui promis tout ce qu'il voulut : à minuit, nous mîmes clandestinement à la voile, et à la pointe du jour j'avais déjà perdu de vue le golfe de la Spezia, et ses bords majestueux.

La barque qui me portait, moi et ma fortune, n'était qu'un bateau ordinaire, à quatre rames, avec une petite voile latine. Elle était montée par six hommes. Salviti seul parlait français, et avait bonne mine; les autres portaient sur leurs figures l'empreinte de la misère et de la plus profonde immoralité. Ils me regardaient avec curiosité, et parlaient continuellement de moi. Salviti me traduisait leurs discours; j'y répondais de bonne grace: on cherche à plaire, même à des matelots, quand on a besoin d'eux. Le mal de mer ne me laissait point un moment de repos, et pour comble de malheur, je n'avais point eu la précaution de me procurer de vivres. Il me fallut partager la nourriture de mes compagnons; elle consistait en salaisons avariées, et principalement en bacalat ou morue sèche, qui se mange toute crue.

Le vent contrariant notre marche, ce ne fut que le matin, du second jour, que nous aperçûmes le phare de Livourne. Quelle fut ma surprise, mon indignation. lorsque je vis notre barque se diriger vers l'entrée du port! - Où me conduisez-vous, Salviti? - A Livourne. - Je ne veux point y aller, m'écriai-je en blasphémant; ce n'est point là ce que vous m'avez promis. Salviti, déconcerté, m'avoua qu'il n'était pas le maître du bàliment; qu'il le louait en commun avec les autres matelots; qu'ils faisaient la contrebande; et qu'ils se

rendaient à Livourne pour se concerter avec d'autres contrebandiers, au sujet d'une expédition importante; que cela serait bientôt fait; et qu'ils me conduiraient ensuite à Porto-Ferrajo; qu'il m'en donnait sa parole, et que je pouvais m'y fier. Je ne veux pas de cet arrangement, lui répondis-je, en portant mes pistolets à sa poitrine, il faut aller droit à l'île d'Elbe, ou je te tue. Tuez-moi, si vous voulez, cela ne vous servira à rien : vous serez jeté à la mer par mes camarades, ou guillotiné à Livourne. Le sang-froid de cet homme me désarma. Eh bien, lui dis-je, jure-moi donc que tu me conduiras demain à l'île d'Elbe. Je vous l'ai déjà dit, que je sois un... si je vous manque de parole. Les matelots, qui ne nous comprenaient pas, ne savaient à quel motif attribuer ma fureur; l'un d'eux, déserteur de la marine anglaise, saisit un grand couteau en forme de stylet, les autres semblaient attendre l'événement pour se précipiter sur moi. Cette scène finie, je voulus essayer de faire rétrograder Salviti pour de l'argent: il résista, il avait donné sa parole de se trouver à Livourne, et sa parole était inviolable.

Je me vis donc conduit malgré moi dans le piège que j'avais voulu éviter. Mon dépit, ma colère, étaient au comble; j'écumais de rage et de désespoir; ainsi donc, pensai-je, en me tordant les bras, ces scélérats vont me ravir le fruit de tout ce que j'ai souffert. Et l'Empereur! l'Empereur! si près de lui, sous ses yeux, au moment.... Malheureux, dis-je à Salviti, je ne te quitterai pas plus que ton ombre; et avant de me laisser prendre, je te ferai sauter la cervelle. C'est bon, reprit-il en haussant les épaules en attendant il faut

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