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satisfaire, monsieur le maréchal, sans indiscrétion. J'ai dit à l'Empereur ce que toute la France sait que le mécontentement est au comble, et que le gouvernement royal touche à sa fin. — Je ne sais, reprit le maréchal, ce que l'avenir nous réserve; mais quel que soit notre sort, il ne peut être pire que celui que nous éprouvons maintenant. Nos ressources s'épuisent chaque jour; le mal du pays nous gagne. Si l'espérance ne nous soutenait un peu je ne sais en vérité ce que nous deviendrions. L'Empereur vous a-t-il dit de rester avec nous? - Oui, monsieur le maréchal. Je m'en félicite; mais je vous plains, on n'est jamais heureux loin de sa patrie. Je ne regrette point d'avoir suivi l'Empereur, mon devoir et ma reconnaissance me le prescrivaient, mais je regrette la France, comme un enfant qui a perdu sa mère, comme un amant qui a perdu sa maitresse. Ses yeux se mouillèrent de larmes, il me serra affectueusement la main, et me dit Venez déjeuner demain avec nous, je vous présenterai à ma femme, ce sera une fête pour elle que de voir un Français, et surtout un bon Français.

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On sut bientôt dans la ville qu'il était arrivé un Français du continent. Mon auberge fut encombrée d'officiers et de grenadiers qui m'obsédèrent de questions sur leurs parents et leurs amis; ils semblait que je dusse connaître toute la France. Plusieurs m'interrogèrent sur les affaires publiques; j'évitai de répondre, en déclarant que j'avais quitté la France depuis cinq mois.

Je me rendis à l'invitation du grand maréchal. Il habitait une aile du bâtiment où siégeait la mairie;

son appartement n'avait à peu près que les quatre murs, il s'aperçut que je le remarquais. Vous regardez notre misère, me dit-il; elle doit contraster avec l'opinion que vous vous étiez peut-être formée de nous. On suppose en Europe que l'Empereur à emporté de France d'immenses trésors: son argenterie de campagne, son lit de camp et quelques chevaux à moitié ruinés sont les seuls objets qu'il ait conservés et voulu conserver. Comme Saladin, il pourrait faire crier à sa porte, en exposant les haillons de notre misère : << Voilà tout ce que Napoléon le Grand, vainqueur de l'univers, emporte de ses conquêtes.

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Le maréchal, fidèle à ses promesses, me présenta à madame la maréchale; je fus enchanté de ses manières et de son amabilité. La France et l'île d'Elbe, le présent et l'avenir, furent le sujet de notre conversation, et je ne sus en quittant madame Bertrand, ce que je devais admirer le plus, de la grâce piquante de son esprit, ou de la noblesse et de la force de son caractère.

A onze heures, je me présentai chez l'Empereur. On me fit attendre dans son salon au rez-de-chaussée : la tenture en soie bariolée était à moitié usée et décolorée. Le tapis de pied montrait la corde, et était rapiécé en plusieurs endroits : quelques fauteuils mal couverts complétaient l'ameublement.... Je me rappelai le luxe des palais impériaux, et la comparaison m'arracha un profond soupir. L'Empereur arriva; son maintien attestait un calme que démentaient ses yeux, il était aisé de s'apercevoir qu'il avait éprouvé une violente agitation. Monsieur, me dit-il, je vous ai annoncé hier que je vous attachais à mon service; je

vous le répète aujourd'hui; dès ce moment vous m'appartenez, et vous remplirez, je l'espère vos devoirs envers moi comme un bon et fidèle sujet, vous le jurez, n'est-ce pas? Oui, Sire, je le jure. C'est bien. Il reprit : J'avais prévu l'état de crise où la France va se trouver; mais je ne croyais pas que les choses fussent aussi avancées. Mon intention était de ne plus me mêler des affaires politiques; ce que vous avez dit a changé mes résolutions: c'est moi qui suis cause des malheurs de la France, c'est moi qui dois les réparer. Mais avant de prendre un parti, j'ai besoin de connaître à fond la situation de nos affaires : asseyezvous, et répétez-moi tout ce que vous m'avez dit hier, j'aime à vous entendre.

Rassuré par ces paroles et par un regard plein de douceur et de bonté, je m'abandonnai sans réserve et sans crainte à toutes les inspirations de mon esprit et de mon âme, et je fis à l'Empereur un tableau si touchant, si animé, des douleurs et des espérances nationales, qu'il en fut frappé. Brave jeune homme, me dit-il, vous avez l'àme française: mais votre imagination ne vous a-t-elle point égaré? Non, Sire, le récit que j'ai fait à Votre Majesté est fidèle ; j'ai pu m'exprimer avec chaleur parce qu'il ne m'est pas possible d'exprimer autrement ce que j'éprouve, mais tout est exact, tout est vrai. Dans une si grande circonstance je regarderais comme un crime de substituer à la vérité les inspirations de mon imagination. Vous croyez donc que la France attend de moi sa délivrance, et qu'elle me recevra comme un libérateur?

Oui, Sire, je dirai plus le dégoût, et l'aversion des Français pour le gouvernement royal sont portés à un si haut point, et ce gouvernement pèse tellement à la nation et à l'armée que tout autre que Votre Majesté qui voudra les en affranchir trouvera les Français disposés à le seconder. (Gravement.) Répétez-moi cela. Oui, Sire, je le répète, les Français sont tellement fatigués, humiliés, indignés du joug antinational des prêtres et des émigrés qu'ils sont prêts à faire cause commune avec celui qui leur promettra de les en délivrer. Mais si je débarquais en France, ne serait-il pas à craindre que les émigrés et les Chouans ne massacrassent les patriotes? - Je ne le pense pas, Sire; nous sommes les plus nombreux et les plus braves. Oui, mais si l'on vous entasse dans les prisons, ils vous y égorgeront? Le peuple, Sire, ne les laisserait pas faire. Puissiez-vous ne point vous tromper! D'ailleurs j'arriverai si vite à Paris qu'ils n'auront point le temps de savoir où donner de la tête. J'y serai aussitôt que la nouvelle de mon débarquement...... Oui, dit l'Empereur, après avoir fait quelques pas, j'y suis résolu.... C'est moi qui ai donné les Bourbons à la France, c'est moi qui l'en délivrerai : je partirai... l'entreprise est grande, est difficile, est périlleuse; mais elle n'est point au-dessus de moi. La fortune ne m'a jamais abandonné dans les grandes occasions... je partirai, non point seul; je ne veux point me laisser mettre la main sur le collet par des gendarmes, je partirai avec mon épée, mes Polonais, mes grenadiers... la France est tout pour moi. Je lui appartiens. Je lui sacrifierai avec joie mon repos, mon

sang, ma vie... L'Empereur, après avoir prononcé ces mots, s'arrêta; ses yeux étincelaient d'espoir et de génie; son attitude annonçait la confiance, la force, la victoire; il était grand! il était beau! il était admirable! Il reprit la parole et me dit: Croyez-vous qu'ils oseront m'y attendre? Non, Sire. Je ne le crois pas non plus. Quand ils entendront tonner mon nom ils trembleront, et sentiront qu'une fuite prompte est le seul moyen de m'échapper. Mais que fera la garde nationale, croyez-vous qu'elle se battra pour eux? Je pense, Sire, qu'elle gardera la neutralité. C'est déjà beaucoup. Quant à leurs gardes du corps et à leurs compagnies rouges, je ne les crains point, ce sont des vieillards ou des enfants: ils auront peur des moustaches de mes grenadiers (en élevant la voix et la main): Je ferai arborer à mes grenadiers la cocarde nationale. Je ferai un appel à mes anciens soldats. Je leur parlerai; aucun d'eux ne méconnaîtra la voix de son ancien général... L'armée, cela est certain, ne peut hésiter entre le drapeau blanc et le drapeau tricolore, cntre moi qui l'ai comblée de bienfaits et de gloire, et les Bourbons qui ont voulu la déshonorer... Et les maréchaux, que feront-ils? - Les maréchaux, comblés de titres, d'honneurs et de richesses, n'ont plus rien à désirer que le repos. Ils craindront, en embrassant un parti douteux, de compromettre leur existence, et peut-être resteront-ils spectateurs de la crise. Peut-être même. la crainte que Votre Majesté ne les punisse de l'avoir abandonnée ou trahic en 1814, les portera-t-elle à embrasser le parti du Roi. Je ne punirai personne; entendez-vous? dites-le bien à M. X***; je veux tout

MÉMOIRES. - I

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