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pour affranchir l'Épire, la Thessalie, la Macédoine ou la Crète, ou même de fomenter et de soutenir une insurrection sérieuse dans ces provinces contre l'autorité de la Porte. Aussi bien des gens, après avoir cru la Grèce capable de conquérir à elle seule une grande partie de l'Empire ottoman, après s'ètre fait une idée trop haute de ses forces, en sont venus, par l'excès contraire, à la considérer comme un pays nul, sans influence et sans avenir, condamné à végéter dans l'anarchie sur son étroit territoire. La nation grecque paie durement aujourd'hui, bien plus encore que certaines fautes de ses chefs de partis, l'exagération de l'enthousiasme dont elle a été l'objet en 1821. Combien de gens se figuraient alors qu'aussitôt les Turcs chassés d'Athènes on y verrait renaître, comme par enchantement, la sagesse de Solon, le désintéressement 'Aristide, le génie de Thémistocle, les grandes œuvres de Phidias, et que le siècle de Périclès recommencerait au lendemain de l'indépendance. Ce qu'on reproche aux Grecs, sans peut-être y avoir bien réfléchi, c'est de n'avoir pas réalisé un espoir chimérique. On ne voulait voir chez eux, du temps de la Restauration, qu'héroïsme et vertus sublimes; on ne sait plus y découvrir aujourd'hui que friponnerie et lâcheté. Le plus grand malheur de ce peuple est que, tout en parlant beaucoup de lui, on ne l'a jamais suffisamment étudié ni compris. Et cependant les races, comme les hommes, gagnent toujours à être connues dans l'exacte mesure de leurs défauts et de leurs qualités, telles que les ont

faites leur naissance, leur éducation, les vicissitudes qu'elles ont traversées, les influences qu'elles ont subies.

La faiblesse, nous dirions même l'impuissance matérielle de la Grèce, n'est pas un fait nouveau, conséquence de la dernière révolution. Le royaume hellénique a toujours été hors d'état d'engager avec des chances de succès une guerre contre la Turquie; depuis qu'il a repris sa place parmi les nations européennes, on l'a constamment vu déchiré par les factions, plongé dans le chaos de sa formation sociale, sans finances et sans armée. Tout impuissante qu'elle est, la Grèce n'en a pas moins été depuis trente ans et n'en est pas moins aujourd'hui un des points les plus importants de la politique européenne; incapable d'enlever violemment une province à la Turquie, elle tient pourtant dans ses mains une des clés de la question d'Orient. Il importe de rechercher les causes de ce phénomène étrange et d'étudier le caractère de la nation hellénique, pour y trouver les moyens de préjuger l'avenir et de mieux comprendre le présent.

Le rôle de la race grecque dans l'Orient contemporain offre une étroite ressemblance avec celui qu'elle y jouait dans l'antiquité.

Qu'étaient-ce, au point de vue des ressources maté- · rielles, que les républiques de Sparte et d'Athènes, qui, sans cesse en guerre l'une contre l'autre et troublées de plus dans leur propre sein par des dissensions continuelles, comptaient à peine deux cent mille citoyens chacune? Ne se trouvaient-elles pas, à l'égard du colos

sal empire des Perses, dans la mème situation que la Grèce d'aujourd'hui vis-à-vis de la Turquie? Par un sublime effort de patriotisme, elles avaient pu, en s'unissant, repousser l'invasion de Xerxès, comme la Grèce moderne a pu secouer le joug des Sultans; mais la Grèce antique eût été incapable, par ses propres forces, de renverser la puissance des Achéménides, si elle n'avait appelé à son aide le bras de barbares hellénisés, qui commencèrent par l'asservir.

Peuple essentiellement marin, les Hellènes s'étaient répandus le long des rivages de la mer sur des étendues assez vastes, mais étroites, où ils formaient une. couche sans profondeur. Toutes les fois que la population prenait un grand accroissement dans les cités helléniques, un besoin inné poussait cet excédant loin du sol natal; des troupes d'émigrants, montant sur leurs navires, s'en allaient fonder des villes nouvelles, vérita`bles greffes de la civilisation entées sur des souches barbares, au sein desquelles elles faisaient pénétrer l'esprit et les mœurs de la Grèce. A la suite des conquêtes macédoniennes, et déjà même avant cette époque, les Grecs se sont dispersés sur un espace de terrain immense, agissant partout à l'aide de leur double supériorité intellectuelle et commerciale, modifiant par leur simple contact les tribus les plus différentes et les conquérant à l'hellénisme, laissant, en un mot, l'empreinte indélébile de leur passage jusque dans les régions les plus éloignées du monde antique. Cette supériorité, ils la devaient non à la vigueur ou la pureté

physique de leur race, à la puissance effective de leurs cités, mais aux forces de leur âme et dé leur génie. De tout temps, ce peuple vraiment privilégié a été disséminé par les décrets de la Providence au milieu des masses passives des autres peuples comme un levain qui provoquait en elles le développement, comme une âme qui leur communiquait la vie et le mouvement. Il en est encore ainsi de nos jours. Établis en colons sur les côtes de Syrie, les Grecs ont mis les Maronites en communication avec la mer, ils sont maîtres d'une grande partie du commerce de l'Égypte, et de là ils se tendent la main sur une ligne non interrompue depuis Damas et Alexandrie jusqu'à Stamboul, donnant à chacune des Échelles du Levant le caractère d'une ville avant tout grecque, comme l'étaient sans exception toutes les cités du littoral asiatique dans l'antiquité. Le commerce de la Mer-Noire est pour eux presque un monopole, et les grandes villes commerciales de la Russie du midi, telles qu'Odessa et Taganrog, sont réellement des colonies helléniques établies au milieu des Moscovites, de même qu'Olbiopolis, Théododosie et Panticapée étaient jadis des établissements grecs au milieu des Scythes.

La race grecque représente la force motrice dans l'Empire ture, comme, il y a vingt-deux siècles, elle la représentait dans l'Asie des Perses; elle la représente même dans tout ce vaste Empire russe auquel elle a donné sa foi, sa civilisation, ses arts, de telle façon que, dans un sens moral, il y a eu presque une sorte

de transformation des Slaves en Grecs, inverse de la transformation des Grecs en Slaves que Fallmerayer croyait pouvoir affirmer au point de vue matériel. Là où le commerce, l'industrie et la civilisation ont été portés à un certain degré de développement dans les pays orientaux, c'est aux Grecs qu'en revient l'honneur. Ecclésiastiques, médecins, changeurs, marchands, secrétaires des pachas, employés de finances, interprètes dans toute la Turquie, les Grecs ont jeté sur ce pays comme un immense réseau qui leur permet d'accaparer toutes les affaires, de prendre en main le fil de toutes les intrigues gouvernementales et de toutes les tentatives populaires.

Ils sont même destinés à raviver le sentiment national des autres races chrétiennes. En Servie, les germes d'émancipation et de renaissance ont été jetés par Rhigas et par l'hospodar Constantin Ypsilantis, bien avant que l'on n'aperçut les premiers symptômes du mouvement qui s'est manifesté de nos jours au sein des populations slaves. Les Roumains de la Moldavie et de la Valachie, qui montrent aujourd'hui tant d'acharnement et d'animosité contre les Grecs et confisquent au mépris du droit et des traités les biens de leurs couvents, n'ont commencé à se sentir une nation qu'après avoir été relevés de leur ignorance et de leur abaissement par les princes phanariotes, après avoir reçu pendant plus d'un siècle une éducation exclusivement grecque, après que Bucharest eut été le premier centre reconstitué de vie hellénique. Encore aujourd'hui, quelques

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