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dait de son énergie, l'inquiétude s'y était introduite. Vingt généraux du parlement leur répétaient sans cesse que le donjon de Vincennes était prêt à recevoir le premier d'entre eux qui oserait porter la main sur l'arche sainte, et prêterait le concours de son bras et de son épée à un nouveau Cromwell; et comme le courage civil n'a pas toujours été la vertu dominante chez le général français, il en résultait une indécision que la plupart ne dissimulaient même pas.

C'était donc à qui n'attacherait pas le grelot, tout en reconnaissant les dangers de la situation. Que de fois n'ai-je pas été dans le cas de rassurer plus d'un personnage militaire, et sur ses scrupules et sur les conséquences d'un futur XVIII brumaire! J'en appelle aux souvenirs de plus d'un vainqueur du 4 décembre...

Il ne fallait donc rien moins que l'arrivée à Paris de deux hommes déterminés pour couper court à toutes ces incertitudes en assumant sur leur tête toute la responsabilité d'une bataille que les soldats désiraient bien plus ardemment que leurs chefs; je leur dois cette justice et cet hommage.

Nous étions à la mi-septembre. Chargé par des amis d'obtenir de M. Emile de Girardin l'insertion dans la Presse d'un article qui les intéressait, je me rendis chez ce célèbre publiciste, et là, pendant près d'une heure, nous eûmes un entretien très-sérieux sur la situation et sur les moyens de la dominer. Plusieurs de ses questions me surprirent, j'en augurai un changement prochain dans sa politique.

Je le trouvai assez disposé à faire bon marché de l'inviolabilité de la constitution, et même du parlement dont il était cependant l'une des 750 fractions.

Ses appréciations sur le caractère, sur la capacité du président de la république, me parurent bien modifiées, plus justes et plus vraies que celles émises si souvent par lui dans sa polémique et dans ses paroles.

D'où provenait ce revirement? Je ne cherchai point à l'approfondir, mais je le constatai avec d'autant plus de plaisir que je voyais un homme d'une habileté incontestable entrer complétement dans les appréciations que je ne cessais d'émettre depuis longtemps et sur les hommes et sur les choses.

M. de Girardin voyait sombrer le navire républicain, et n'étant pas chargé d'en tenir le gouvernail, il lui était permis de songer à échapper au naufrage en laissant faire qui voudrait s'attacher à la barre.

Cet entretien fut pour moi un trait de lumière. Ainsi, pendant que, d'un côté, je remarquais du vague et de l'inquiétude parmi certaines sommités, je voyais l'un des apôtres les plus fervents de la démocratie républicaine prêt à se ranger sous les aigles d'un César.

Quand le vieux rat abandonne sa crypte souterraine, l'écroulement n'est pas loin!...

Le mois d'octobre étant l'époque habituelle des changements de garnison, les quatre régiments d'infanterie les plus anciens de l'armée de Paris, ainsi que les deux régiments de cavalerie furent remplacés par quatre régi

ments arrivés récemment de Rome ou d'Afrique, et par deux régiments de lanciers, en même temps que l'on appelait à la tête de cette belle armée, des généraux d'une haute capacité militaire, et d'une énergie éprouvée.

Aimant à étudier la marche des événements dans leur ensemble, comme dans leurs circonstances les moins importantes en apparence, je remarquai avec une joie secrète la pensée dirigeante de cette opération préliminaire, et particulièrement la réunion simultanée à Paris de deux régiments de lanciers dont l'un s'était déjà si franchement déclaré pour le président de la république, lors de la célèbre revue de Satory.

Dès ce moment, je ne mis plus en doute la prochaine exécution d'un coup d'Etat; car qui veut la fin doit en vouloir les moyens, ce qui ne fut jamais la maxime gouvernementale des Bourbons, témoin le coup d'Etat de juillet 1830.

Il est d'usage de politesse militaire que les corps d'officiers reçoivent leurs frères d'armes arrivants en signe de cette fraternité qui n'existe réellement que sous l'uniforme. Le colonel du 1er régiment de lanciers, si remarquable à tous égards, sollicita de l'autorité supérieure l'autorisation d'offrir, au café des Mille-Colonnes, un punch aux corps d'officiers du 7o de lanciers et de l'escadron des guides attaché à la brigade de cavalerie de Paris, ainsi qu'aux officiers d'état-major, d'artillerie et du train des équipages.

Cette autorisation ayant d'abord été refusée, pour

des motifs que je n'ai point à examiner, le colonel de Rochefort ne renonça pas néanmoins à une réunion de famille qu'il croyait utile, peut-être même urgente dans l'état vaporeux des esprits. A cet effet il demanda et obtint enfin l'autorisation de disposer des vastes appartements de l'École Militaire qui ne sont point occupés, les fit décorer de tentures, de drapeaux et de trophées, et convia à cette fête militaire tous ses frères d'armes de Paris.

C'était le 31 octobre 1851. La pensée dominante de cette réunion était de cimenter une solidarité en harmonie avec la gravité des événements qui s'annonçaient.

Il appartenait au 1er régiment de lanciers, en raison de son initiative de Versailles, d'entrer le premier dans la lice des manifestations contre les dangers de toutes les intrigues du parlement qui se croyait de taille à s'emparer du pouvoir suprême, comme à le disputer ensuite aux socialistes. Orgueilleux Parlement!!... Les socialistes l'eussent dévoré dans six mois si, compassion pour lui, le président de la république ne se fût contenté de le chasser.

par

Cette soirée militaire fut des plus franches, des plus cordiales, et s'écoula au milieu des fanfares et des toasts.

Toutefois, quelques esprits timorés, et toujours sous la paralysante influence que j'ai signalée plus loin, cherchèrent à détourner le colonel de Rochefort de prononcer son toast d'ouverture, signal de la charge à

fond contre les anarchistes, leurs adhérents et leurs

meneurs.

Rien ne put arrêter la détermination hardie du colonel du 1er de lanciers, il fallait engager le combat et brûler ses vaisseaux. Voici donc la harangue qui précéda la charge que couronna plus tard la victoire du 4 décembre qui terrassa pour longtemps sans doute l'hydre révolutionnaire :

<<< Rendons grâces, messieurs, aux vieilles traditions de l'armée, nous leur devons la satisfaction de fêter aujourd'hui nos camarades du 7o de lanciers et nos bons camarades de l'artillerie et de l'état-major qui nous ont si bien accueillisà notre arrivée à Paris. Rendons grâces à ce véritable esprit de corps, qui, sans distinction de numéro ou d'uniforme, sait faire une même famille de l'armée tout entière. Oui, messieurs, c'est à ce sentiment de fraternité militaire qui nous réunit tous ici, qui fait de tout soldat l'ami, le frère d'un autre soldat, que l'armée a dû de pouvoir traverser, sans être entamée, la période difficile dont le souvenir n'est pas encore effacé. Si l'affection entre les différents corps de l'armée est si sincère, si solide, c'est qu'elle repose sur une estime réciproque, sur l'habitude de dangers affrontés avec le même courage, ou de peines partagées avec le même dévoûment. Félicitons-nous donc, messieurs, de nous trouver tous réunis ici, sous l'inspiration de cette généreuse pensée : si elle nous donne la joie et la sécurité dans le présent, c'est à elle que nous devons aussi demander confiance dans l'avenir.

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