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régner en Espagne. Les Indes espagnoles, directement ou indirectement, seraient interdites au commerce français. Strasbourg et Kehl, avec leurs fortifications, leurs approvisionnements et leurs dépendances, seraient remises à l'Empereur. Brisach serait rendu à la maison d'Autriche. En Alsace, le Roi n'aurait plus que le droit de préfecture sur les dix villes impériales. Landau reviendrait à l'Empire; toutes les fortifications construites par le Roi sur le Rhin seraient démolies. Le Roi reconnaîtrait la Reine de la Grande-Bretagne et la succession dans la ligue protestante, abandonnerait à l'Angleterre Terre-Neuve et les conquêtes faites par la France en Amérique et dans les Indes, raserait les fortifications de Dunkerque et en comblerait le port, ferait sortir de France le Prétendant, signerait un traité de commerce avec la GrandeBretagne. Aux Provinces-Unies - aux seigneurs des États Généraux, le Roi céderait Furnes, Menin, Ypres, Lille, Tournay, Condé, Maubeuge avec leurs châtellenies et leurs territoires, leurs fortifications et approvisionnements. Il leur rendrait toutes les places encore occupées dans les Pays-Bas espagnols. Il rétablirait pour les États Généraux le tarif de 1664, restituerait au duc de Savoie le duché de Savoie et le comté de Nice, lui céderait Exilles, Fénestrelles et Chaumont, la vallée de Pragelas, et ferait sa frontière au mont Genève.

Était-ce tout? Non pas. L'Empire, les quatre Cercles associés, le Roi de Prusse, le duc de Savoie et les autres alliés, même le duc de Lorraine, qui n'était pas en guerre avec la France, auraient le droit, lors de l'assemblée générale pour la paix, de faire telles demandes qu'il leur conviendrait.

En échange, qu'obtenait la France? Une suspension d'armes de deux mois, pendant laquelle elle devait livrer ses places fortes, combler Dunkerque, et obliger Philippe V à sortir d'Espagne. Si, les deux mois écoulés, une seule de ces conditions n'était pas remplie, la guerre recommençait.

Ces prétendus préliminaires de paix étaient l'étranglement

définitif de la France. Torcy le comprit ainsi. Il avait cédé tout ce que ses instructions lui permettaient d'abandonner, méme Lille, même Naples, méme Dunkerque ; mais rendre toutes les places de la frontière pour l'avantage d'un armistice dérisoire, c'était se désarmer soi-même; s'engager à obliger Philippe V à sortir d'Espagne dans l'espace de deux mois, c'était s'engager à l'impossible. Le peuple espagnol n'avait point manqué à son Roi le Roi serait-il assez lâche pour manquer à son peuple? Et si Philippe V refusait de redevenir le duc d'Anjou, est-ce qu'il était possible que les armées françaises allassent le chasser de son trône?

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Torcy quitta la Hollande emportant ces propositions des alliés. De fait les négociations étaient rompues; mais à cette France épuisée par la famine et par la guerre, à ce peuple qui n'avait plus ni argent, ni pain, comment faire comprendre que la paix n'était pas possible? Il est dans la vie des nations des heures où elles s'abandonnent, où, pour l'espoir d'une tranquillité vaine, elles livrent tout les places les plus néces saires à leur sûreté, leurs droits les mieux établis, leurs possessions les plus chères, tout jusqu'à leur honneur. La France en était-elle là en 1709? Lorsqu'on lui parlerait de guerre, répondrait-elle en réclamant la paix à tout prix? Torcy ne désespéra point de la patrie: ces odieuses conditions que les alliés avaient prétendu imposer, qu'ils avaient signées pour affirmer ainsi qu'elles étaient incommutables, il les prit, il les publia devant la France, il fit appel à tout ce qu'il pouvait y avoir de grand, de généreux et de noble dans le cœur de la nation, et il se remit à Dieu du reste.

La lettre que par ordre du Roi, et en son nom, le ministre des Affaires étrangères écrivit aux gouverneurs des provinces. est la préface nécessaire du Journal de Torcy. La voici :

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1 Ce fut après son départ que Rouillé céda sur l'article de Dunkerque.

lement répandue dans mon royaume que je crois devoir à la fidélité que mes peuples m'ont témoignée pendant le cours de mon règne, la consolation de les informer des raisons qui empêchent encore qu'ils ne jouissent du repos que j'avais dessein de leur procurer.

« J'aurais accepté pour le rétablir des conditions bien opposées à la sûreté de mes provinces frontières; mais plus j'ai témoigné de facilité et d'envie de dissiper les ombrages que mes ennemis affectent de conserver de ma puissance et de mes desseins, plus ils ont multiplié leurs prétentions, en sorte qu'ajoutant par degrés de nouvelles demandes aux premières et se servant, ou du nom du Duc de Savoie, ou du prétexte de l'intérêt des princes de l'Empire, ils m'ont également fait voir que leur intention était seulement d'accroître aux dépens de ma couronne les États voisins de la France, et de s'ouvrir des voies faciles pour pénétrer dans l'intérieur de mon royaume, toutes les fois qu'il conviendrait à leurs intérêts de commencer une nouvelle guerre. Celle que je soutiens et que je voulais finir ne serait pas même cessée quand j'aurais consenti aux propositions qu'ils m'ont faites: car ils fixaient à deux mois le temps où je devais de ma part exécuter le traité, et, pendant cet intervalle, ils prétendaient m'obliger à leur livrer les places qu'ils me demandaient dans les Pays-Bas et dans l'Alsace, et à raser celles dont ils demandaient la démolition. Ils refusaient de leur côté de prendre d'autre engagement que de faire cesser tous les actes d'hostilités jusqu'au premier du mois d'août, se réservant la liberté d'agir alors par la voie des armes si le Roi d'Espagne, mon petit-fils, persistait dans la résolution de défendre la couronne que Dieu lui a donnée, et de périr plutôt que d'abandonner des peuples fidèles qui depuis neuf ans le reconnaissent pour leur Roi légitime. Une telle suspension, plus dangereuse que la guerre, éloignait la paix plutôt que d'en avancer la conclu

sion car il était non-seulement nécessaire de continuer la même dépense pour l'entretien de mes armées, mais, le terme de la suspension d'armes expiré, mes ennemis m'auraient attaqué avec les nouveaux avantages qu'ils auraient tirés des places où je les

aurais moi-même introduits, en même temps que j'aurais démoli celles qui servent de remparts à quelques-unes de mes provinces frontières. Je passe sous silence les insinuations qu'ils m'ont faites de joindre mes forces à celles de la Ligue et de contraindre le Roi, mon petit-fils, à descendre du trône s'il ne consentait pas volontairement à vivre désormais sans États et à se réduire à la simple condition d'un particulier. Il est contre l'humanité de croire qu'ils aient seulement eu la pensée de m'engager à former avec eux une pareille alliance. Mais, quoique ma tendresse pour mes peuples ne soit pas moins vive que celle que j'ai pour mes propres enfants, quoique je partage tous les maux que la guerre fait souffrir à des sujets aussi fidèles, et que j'aie fait voir à toute l'Europe que je désirais sincèrement de les faire jouir de la paix, je suis persuadé qu'ils s'opposeraient eux-mêmes à la recevoir à des conditions également contraires à la justice et à l'honneur du nom français.

« Mon intention est donc que tous ceux qui, depuis tant d'années, me donnent des marques de leur zèle en contribuant de leurs peines, de leurs biens et de leur sang à soutenir une guerre aussi pesante, connaissent que le seul prix que mes ennemis prétendaient mettre aux offres que j'ai bien voulu leur faire était celui d'une suspension d'armes, dont le terme borné à l'espace de deux mois leur procurait des avantages plus considérables qu'ils ne peuvent en espérer de la confiance qu'ils ont en leurs troupes. Comme je mets la mienne en la protection. de Dieu et que j'espère que la pureté de mes intentions attirera sa bénédiction sur mes armes, je veux que mes peuples, dans ́ l'étendue dc votre gouvernement, sachent de vous qu'ils jouiraient de la paix, s'il eût dépendu seulement de ma volonté de leur procurer un bien qu'ils désirent avec raison, mais qu'il faut acquérir par de nouveaux efforts, puisque les conditions immenses que j'aurais accordées sont inutiles pour le rétablissement de la tranquillité publique.

"

Signé: LOUIS.

a Contre-signé : COLBERT. »

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La France, tout épuisée qu'elle était, entendit cette voix. Certes, si Louis XIV avait trouvé jadis que Arnauld de Pomponne ne lui prêtait point le langage qui lui convenait, cette fois, il n'avait point à se plaindre. Jamais paroles plus hautes et plus dignes n'étaient tombées du trône. Jamais appel plus direct n'avait été adressé à la nation. Il semblait, dans les autres guerres, qu'il s'agit de la maison de Bourbon toute seule. Ici, c'était bien de la France. Ce n'était point en diplomate ou en courtisan que Torcy avait parlé, c'était en patriote. Il avait révélé aux Français la Patrie. Alors, il se retrouva de l'argent, il se retrouva du pain, il se retrouva des armées. La France se groupa irrésistiblement autour de son vieux Roi, faisant face partout et prête à mourir avec lui. Il y eut, dans la nation, un de ces élans de fidélité magnanime qui sauvent les peuples et qui changent la fortune. On le vit à Rumersheim, où du Bourg culbuta l'invasion allemande; on le vit encore mieux à Malplaquet, où nos soldats, dans un combat inégal, tinrent pour la première fois en échec la gloire de Marlborough. L'ennemi eut le champ de bataille, mais il n'eut que cela, et il lui en coûta quinze mille morts.

Pourtant il ne fallait pas d'illusion: on était à la merci d'un hasard un tel effort pouvait ne se point soutenir. Le devoir du ministre des Affaires étrangères était de profiter de toutes les occasions, de tenter toutes les voies pour parvenir à une paix qui ne fût point déshonorante. Son devoir était de profiter de toutes les ouvertures, de maintenir libres tous les canaux, d'écouter toutes les propositions. Le journal de Torcy montrera comment il a compris ce devoir.

III

Dans son journal, M. de Torcy ne se borne point à enregistrer les frais relatifs à la négociation qu'il s'ingénie à tenir ouverte avec les Provinces-Unies. A coup sûr, c'est là la plus

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