Page images
PDF
EPUB

difficultés. Cela met presque la police entre ses mains, au moins la police des étrangers, des voyageurs et des correspondances. Enfin, à la mort de son père, il a succédé à la charge de grand trésorier des Ordres du Roi qu'il a échangée en 1701 contre celle de chancelier. Là, le travail est médiocre, la fonction est presque toute de parade, les chapitres sont rares, et le chancelier, s'il est obligé d'y assister, n'a guère à Y faire. Néanmoins, c'est encore du temps pris par les processions, les offices, les informations, toute cette minutie généalogique.

Il faut enfin, pour se rendre un peu compte du métier et de ses obligations, ne pas oublier la représentation fréquente et obligée, les diners à donner au moins une fois la semaine et les grands repas dans le cas d'une première audience d'ambassadeur ou d'une présentation princière. Il faut se souvenir que c'est à la Cour qu'il vit, et que Louis XIV exige la présence réelle de tout ce qui l'entoure. Cette Cour se déplace sans cesse de Versailles à Marly, et il semble que Torcy soit constamment sur les routes; de Paris où il a affaire, à Versailles, à Marly, à Compiègne pour voir l'Électeur de Bavière, ce sont des heures employées, dépensées plutôt, et qu'il faut mettre en compte.

Tout cela, tout cet écrasant travail, toute cette écrasante oisiveté, ces paquets de dépêches qu'il lit toutes, qu'il annote toutes, auxquelles d'ordinaire il répond lui-même, tout cela n'empêche point que, chaque soir, de son écriture menue et correcte, rapidement, sans ratures, sans recherche de style et de mots, il consigne simplement en ce journal ce qu'il a fait, entendu et dit. Avait-il conscience qu'un jour ces volumes viendraient devant la postérité témoigner en sa faveur? Voulaitil faire dans l'avenir œuvre d'historien, et est-ce de ces matériaux qu'il comptait se servir pour raconter les affaires auxquelles il avait été mêlé? Cela est possible. Mais cette explication est superflue. Pour un homme mêlé comme il l'était à la crise la plus terrible qu'un pays pût traverser, chargé d'une responsabilité qu'on peut dire écrasante, cette confession de

chaque soir, cette confidence à un ami d'une discrétion assurée était aussi nécessaire que le memento à un moment donné pouvait être utile. En reprenant ainsi les événements, en en raisonnant seul avec lui-même, Torcy devait avoir de brusques lumières sur la conduite à tenir, de subits éclaircissements sur le lien des choses entre elles. En se remémorant ses actes, il était à même de les juger, d'en prévoir les conséquences et d'en examiner le principe. Pour un homme d'État qui porte toute son attention aux affaires de son pays, un tel journal est nécessaire : mais, pour oser l'écrire et y être vrai, il faut être honnête homme. Qui donc à certaines époques voudrait tenir ainsi registre de ses pensées et de ses actes?

Torcy n'a point eu, dans tout ce temps, une seule fois à rougir en écrivant ce qu'il avait fait. On criait pour la paix : le parti de la paix à tout prix recommençait après la campagne ses doléances. Qu'on eût raison de demander la paix, Torcy n'y contredisait pas, mais il ne pouvait admettre que les conditions posées à La Haye par les alliés dussent être acceptées. Il ne pouvait admettre la trêve de deux mois pour l'évacuation de toutes les places fortes de l'Espagne; il ne pouvait admettre que le Roi pût être obligé à combattre son petit-fils et à le chasser du royaume où il l'avait établi. C'étaient là les articles 4 et 37 des préliminaires, C'était sur ces deux points que Torcy voulait essayer d'obtenir des adoucissements: il demandait un partage pour Philippe V, il proposait des garanties pour prouver que la France ne le soutiendrait point; il voulait que la trêve fût étendue à toute la période des conférences préparatoires à la paix et ne fût pas limitée au terme de deux mois. Pour parvenir à engager une négociation nouvelle, il fallut encore bien des pourparlers, bien des intermédiairės bizarres. C'était, chez Torcy, un défilé d'intrigants de toute sorte, jusqu'à des maris se vantant de l'influence de leurs femmes sur tel ou tel personnage. Enfin on convint d'une rencontre. Le maréchal d'Huxelles et l'abbé

de Polignac désignés pour plénipotentiaires se rendirent au Moerdick et de là à Gertruydemberg; mais l'obstination des Hollandais était toujours pareille, leur orgueil n'avait point diminué; au contraire. Les conditions de 1710 étaient plus violentes encore que celles de 1709. Ils introduisaient, sous prétexte de demandes ultérieures qu'ils se réservaient le droit de faire valoir, un article qui pouvait ouvrir la porte à toutes les prétentions. Pour Philippe V, ils ne se contentaient pas des garanties qu'offrait le Roi; ils voulaient que ce fût Louis XIV lui-même qui fit la guerre à son petit-fils, qui l'obligeât à sortir d'Espagne. Le Roi alla jusqu'à offrir de l'argent aux alliés pour cette guerre contre l'Espagne un million par mois; mais ce n'était pas là ce que voulaient les Hollandais. Ils voulaient que Louis XIV fit seul la guerre à son petit-fils, que la France fit seule la guerre à l'Espagne. Guerre pour guerre, mieux valait pour le Roi combattre ses ennemis que ses enfants : Louis XIV rappela ses plénipotentiaires. Les conférences furent encore rompues. Torcy avait conseillé d'aller jusqu'aux limites extrêmes, jusqu'à l'argent à donner aux alliés, mais il ne fut pas le moins ardent pour déclarer qu'il fallait combattre, quand les Hollandais émirent leur singulière condition.

On combattit donc ville à ville, château à château, les défenses de la France croulaient devant l'ennemi; on n'osait pas risquer la dernière armée dans une bataille suprême, et chaque place assiégée dans ces conditions était une place prise. Béthune, Saint-Venant, Aire tombèrent l'une après l'autre, mais après des défenses mémorables. L'ennemi, au lieu de pousser en avant, usa la campagne à prendre ces bicoques. Il y eut là de la part des Français tant de courage dépensé que ces défaites valaient des victoires. Au nord, la France avait au moins gagné du temps.

En Espagne, les alternatives de revers et de succès furent presque incroyables. Philippe V, qui n'a plus ni généraux, ni soldats français, et qui doit se défendre avec ses seules forces.

contre une terrible armée austro-anglaise, est battu à Almenara en juillet, à Saragosse en août, obligé d'évacuer Madrid. On croit son armée dissoute; déjà, à Versailles même, certaines gens se réjouissent en pensant que, Philippe V chassé d'Espagne, c'est la paix faite. La cabale du duc de Bourgogne triomphe. Mais, aussitôt que l'Archiduc occupe Madrid, le théâtre change. La fidélité des Castillans groupe une nouvelle armée autour du Roi d'Espagne. Louis XIV, à qui son petitfils demandait en vain un général pour commander son armée, se détermine à permettre à Vendôme de partir: Vendôme, à qui le duc de Bourgogne a fait enlever tout commandement; Vendóme, qui est odieux à la faction des dévots et des ducs, pour qui le Roi n'a que des duretés et pour qui les courtisans n'ont que des railleries. Il part, il rassemble les débris de l'armée espagnole; il fond sur l'ennemi; les Anglais sont arrêtés dans une petite ville, Brihuega, où ils sont barricadés; Vendôme les y force, les oblige à capituler. Le lendemain, il rencontre l'armée autrichienne et la bat à Villaviciosa (8-10 décembre). Il la poursuit, lui prend ses équipages et ses traînards. Elle est obligée de se réfugier à Barcelone pendant que Philippe V rentre à Madrid après avoir ainsi reconquis son royaume.

Il était bien difficile, en janvier 1711, d'admettre que ce Roi qui ne devait ses victoires qu'à ses propres armes et à la fidélité de ses sujets, se soumettrait tranquillement aux volontés des alliés et laisserait disposer de sa couronne comme d'un objet indifférent. Il était bien difficile d'admettre que Louis XIV irait à présent, après avoir donné Vendôme à son petit-fils, le reprendre pour faire la guerre à l'Espagne. L'ineptie aveugle des propositions qu'une vanité sans bornes avait inspirées aux Hollandais apparaissait clairement. D'autre part, comme ils maintenaient énergiquement toutes leurs prétentions, comment sortir de cette impasse? C'était comme une superstition de s'adresser aux Hollandais pour traiter. Il semblait qu'eux seuls fussent les maîtres de la paix,

qu'ils fussent les gardiens de la grande alliance, et chaque tentative nouvelle que la France faisait près d'eux exaltait encore plus leur orgueil et accroissait leurs demandes. Ils en arrivaient, ces bourgeois de La Haye, à se prendre pour les dominateurs de l'Europe, et ceux de ces marchands qui étaient à l'armée pour y donner la solde aux mercenaires allemands affectaient des allures de généraux, jugeaient les marches, critiquaient les opérations et proposaient des plans militaires. Un peu plus, et ils se seraient crus braves!

Heinsius, Marlborough, Eugène de Savoie étaient les trois hommes qui menaient la coalition. Heinsius, c'était la Hollande; Marlborough, c'était l'Angleterre; Eugène, c'était l'Empire. Tant que Marlborough disposait en maître de l'Angleterre, il n'y avait rien à tenter. Pour lui, la guerre était une ferme de bon revenu dont il estimait fort le profit et qu'il ne tenait nullement à aliéner. Il haïssait la France et se réjouissait de l'humilier; mais il cherchait avant tout à grandir sa position à lui-même, et la guerre seule le faisait arbitre de l'Angleterre. Quel jeu jouait-il? Pourquoi ces offres de services au prétendant Jacques III? Pourquoi ces promesses de le rétablir sur son trône? Rêvait-il parfois une destinée à la Monk, ou pensait-il à quelque royauté à la Cromwell? Par l'armée, il se croyait maître de la politique anglaise sur le continent. Par sa femme, il se croyait maître de la Reine. Anne lui échappa. Cette lourde domination dont on ne se donnait plus la peine de dissimuler les apparences, cette domination qui s'étendait à tout, même aux futilités de la vie, même à la disposition d'un emploi insignifiant, même aux détails les plus intimes du palais, finit par peser à la Reine. Tant qu'on lui avait fait croire à l'amitié, elle avait accepté l'esclavage. Le jour où elle ne crut plus à l'affection de la duchesse de Marlborough, elle s'efforça de ressaisir son indépendance. Chassés du pouvoir par les marchands d'argent whigs, les grands propriétaires torys attendaient avec impatience le moment de le

« PreviousContinue »