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ral Jamont qui a autorisé Mercier à invoquer sa parole devant le conseil de guerre (1).

Il garda l'écriture du bordereau pour la fin de son discours, sachant bien qu'il était guetté surtout à ce défilé, et, en effet, pour le passer, se courba, se fit petit, presque ridicule, mais d'autant plus sûrement échappa, sauvant son mensonge, puisque le système de Bertillon était le seul, comme on l'a vu, où le bordereau annole pouvait se concilier avec le bordereau sur papier pelure, puis lançant une dernière flèche invisible, penda at que les « intellectuels », à le voir invoquer l'anthropométreur, trébucher, semblait-il, au trou du fol, se débattre dans les contradictions, ne comprenaient plus du tout, se demandaient s'ils ne s'étaient pas trompés sur ce magnifique criminel qui ne serait qu'un imbécile (2).

Il faudrait le Pascal des Provinciales pour faire voir que jamais jésuite ne s'est plus impudemment appliqué à « entre-détruire » ses assertions (3), à insinuer par la même phrase le contraire de ce qu'il paraît y dire et à faire sortir le mensonge de l'équivoque ou de l'absurde. Ainsi, quand il dit « qu'il persiste à croire que le bordereau est du capitaine Dreyfus », il dit, en même temps, que, «< même s'il avait été écrit par un autre, il n'aurait pu l'être que sous son influence »; en d'autres termes, si le

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(1) Rennes, I, 106, Mercier. - Voir p. 82 et 441. (2) JAURES: « C'était pitié vraiment de l'entendre ressasser ces niaiseries réfutées cent fois. Il prend à son compte les inventions folles de Bertillon, c'est sur elles qu'il s'est appuyé à la fin de son réquisitoire de néant. Il essaye, au moyen des inventions délirantes de Bertillon, de renvoyer à son bagne lointain l'innocent incommode... CLEMENCEAU: Il invoque l'autorité de Bertillon; c'est tout dire. CORNÉLY: « Il a été,

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au choix, un sous-Roget ou un sous-Bertillon.

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(3) « Quel est le but que vous vous proposez dans vos écrits ? Est-ce de parler avec sincérité ? Non, mes Pères, puisque vos réponses s'entre-détruisent. » (XV• lettre.)

bordereau peut avoir été « fait et écrit » par la même personne, la personne qui a écrit matériellement le bordereau peut cependant ne pas être la même qui l'a <«< inspiré (1) »; l'important, dès lors, ce n'est pas de connaître le scripteur, toujours sujet aux disputes des experts, mais «< l'inspirateur »; et l'inspirateur, c'est Dreyfus, que Mercier a connu en fait par l'annotation. impériale, mais qui lui a été dénoncé également par la cryptographie, science aussi certaine que la graphologie est conjecturale. « Le bordereau, en effet, est une véritable épure géométrique », dont « les lignes et les mots ont été tracés ou placés suivant des lois déterminées. » Le mot-clef « intérêt », « qui est à la fois le procédé mécanique et la raison psychologique de la trahison, >> une fois découvert dans une lettre, sans date, de Mathieu Dreyfus à son frère, n'importe qui, « en appliquant les procédés de repérage aux mots et aux lettres, pourra reproduire le bordereau de telle façon qu'il se superpose exactement sur l'original ». Si vous prenez le calque du mot intérêt du bordereau, «<il se mettra sur le même mot » de la lettre de Mathieu. « Il ne s'agit pas ici de l'écriture, mais du placement des lignes, des mots... » C'est l'expérience que Bertillon

(1) Rennes, I, 140: « Je laisse de côté toutes ces considérations relatives aux écritures parce que je considère qu'elles ont peu d'importance, attendu que quelle que soit la personne qui a fait le bordereau, quelle que soit la personne qui l'a écrit, je persiste à croire qu'il est écrit de la main du capitaine Dreyfus parce que l'écriture du bordereau ressemble à celle de trois personnes, le capitaine Dreyfus, M. Mathieu Dreyfus, le commandant Esterhazy; mais l'écriture du capitaine Dreyfus diffère de l'écriture du bordereau par certaines dissemblances qui sont toutes empruntées à l'écriture de membres de la famille Dreyfus : vous trouverez toutes ces dissemblances soit dans Fécriture de M. Mathieu Dreyfus, soit dans l'écriture d'une personne qui signe Alice. En tout cas, je persiste à croire que-le

va faire devant le conseil de guerre. Mais « si Esterhazy était venu déclarer qu'il est l'auteur du bordereau, j'aurais démandé qu'on le lui fit faire devant vous pour bien montrer qu'il ne le pouvait pas (1) ».

Il sait qu'Esterhazy ne viendra pas et que si, d'aventure, le gredin se ravisait, la bataille serait perdue de toutes façons. Ce sont les chances de la guerre.

Il parlait depuis quatre heures, sans avoir encore tournées yeux vers Dreyfus, assis à deux pas de lui et, semblat-il, impassible. Quand il arriva à sa péroraison (visiblement apprise), il se tourna, d'un geste qui n'était pas mons étudié, vers l'homme, s'efforça de le regarder «comme une chose (2) », et récita: « Si le moindre doute avait effleuré mon esprit, je serais le premier à le déclarer et à dire devant vous au capitaine Dreyfus : Je me suis trompé de bonne foi... » Mais Dreyfus, pour le coup, n'y put tenir et, se dressant, marchant, le bras tendu, vers Mercier, lui hurla en plein visage le cri qui lui gonflait la poitrine : « C'est ce que vous devriez faire !» Il semblait vouloir se jeter sur lui, pendant que les

bordereau est du capitaine Dreyfus, attendu qu'il résulte pour moi de l'examen technique du bordereau qu'il ne peut pas être d'Esterhazy et qu'il va résulter de l'examen cryptographique du bordereau qu'il est du capitaine Dreyfus. » Ce dernier alinéa est modifié comme suit dans le compte rendu revisé : « Je persiste donc à croire que le bordereau a été écrit par le capitaine Dreyfus, mais je n'attache pas grande importance à cette question parce que, même si le bordereau a été écrit par un autre, son examen cryptographique va démontrer qu'il n'a pu lètre que sous l'inspiration du capitaine Dreyfus. »Jaurès, dans son discours du 7 avril 1903, rapproche, avec beaucoup de force, le texte sténographique du texte revisé : « Voilà le système, mais prenez garde! Ce n'est pas autant que vous l'imaginez de la folie pure c'est le point par où le système du bordereau annoté vient cependant affleurer comme par une pointe à la surface du procès. De même, RAOUL ALLIER, loc. cit., 99.

(1) Rennes, I, 141.

(2) BARRES, 155:

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Il regarde le traitre comme une chose. »⟫

applaudissements partaient de tous les coins de la salle. Le capitaine de gendarmerie, préposé à sa garde, le fait rasseoir. Mercier, tout à coup très pâle, tous ses traits se contractant, essaie de reprendre sa phrase: « Je viendrais dire... (1) »; mais Dreyfus lui crie à nouveau: <«< C'est votre devoir ! » et les derniers mots du général se perdent dans le tumulte des acclamations et des huées. On entend à peine que « sa conviction n'a pas subi la plus légère atteinte » et qu'aucune preuve été apportée en faveur du condamné, « malgré l'énormité des millions follement dépensés.

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Il était midi et l'audience avait commencé un peu après six heures. Comme Demange se levait à son banc (2), Jouaust prononça l'ajournement des débats au surlendemain (le lendemain était un dimanche), mais sans oser interrompre Casimir-Perier qui s'était avancé à la barre et demandait, « d'une voix violente (3) », être confronté avec Mercier.

Claretie dit très bien qu'il parut, en ce moment, carner la loi, le pouvoir civil.

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A la sortie, un journaliste (4), comme Mercier passait devant lui, le traita d'assassin (5).

(1) Rennes, I, 143, Mercier: « Je viendrais dire au capitaine Dreyfus: Je me suis trompé de bonne foi, je viens avec la même bonne foi le reconnaître, et je ferais tout ce qui est humainement possible pour réparer une épouvantable erreur. »

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(2) (( LE PRÉSIDENT (au général Mercier): Vous avez terminé? MERCIER: Oui. M Demange se lève pour poser une quesLE PRÉSIDENT: L'audience sera reprise lundi matin. » (Rennes, I, 143.)

tion.

(3) Pelite République du 13 août 1899.

(4) Georges Bourdon, rédacteur au Figaro, secrétaire adjoint de la Ligue des Droits de l'Homme.

(5) Malin du 13: « Je suis désolé d'avoir cédé à un mouvement d'indignation... Au moment où le général Mercier passait devant moi, je n'ai pu me retenir de dire entre mes dents... Sauf l'Aurore, où Clemenceau écrivit que « c'était le mot de

VII

Les amis de Dreyfus, toujours prompts à l'espoir, avaient déjà oublié leurs inquiétudes de la veille et triomphèrent bruyamment de cette journée à Paris, l'arrestation des conspirateurs, avertissement à tous qu'il y avait un gouvernement, offensive qui ne faisait que commencer; à Rennes, « l'effondrement, l'effritement » de Mercier, tant de bruit pour rien, le mot révélateur, la preuve formidable qui devait tout pulvériser, to ujours à fournir. Cornély, Jaurès, Clemenceau, répétèrent à l'envi et avec toute l'apparence de la Jogique : « Le général avait promis de tout dire; évidemment, il a dit tout ce qu'il savait ; et il n'a rien dit qu'on ne sût déjà ; il a donc perdu la bataille et Dreyfus est acquitté (1). »

la situation », la plupart des journaux revisionnistes se bornèrent à raconter l'incident. Bourdon, arrêté par Hennion, fut presque aussitôt relâché. Le surlendemain, après la tentative d'assassinat contre Labori, Mercier retira sa plainte.

(1)Figaro, Petite République et Aurore du 13 août 1899; de même le Siècle, le Temps: : « La journée semble bien avoir été décisive, mais non pas de la façon que les anti-revisionnistes l'espéraient. »Je fus averti, dans la soirée du 12, qu'on s'inquiétait à l'ambassade d'Allemagne d'un mouvement de colère de l'empereur Guillaume, quand il saurait que Mercier l'avait accusé de correspondre avec des espions. Je prévins aussitôt WaldeckRousseau et émis l'avis qu'il serait peut-être sage d'ouvrir spontanément des poursuites contre Mercier, en raison non de ses propos, mais des documents secrets qu'il avait produits à l'audience et qu'il n'avait pu se procurer que par des moyens et des complaisances illicites. Cela permettrait de répondre à une demande éventuelle de poursuites (pour injures à un souverain étranger) que l'action publique était déjà en mouvement et d'éviter ainsi un incident pénible. Waldeck-Rousseau considéra que des poursuites contre un témoin, fussentelles cent fois justifiées en droit, seraient, en fait, impolitiques et qu'il fallait laisser aller les choses.

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