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retiré à Huy, s'éteignait dans sa ville natale, et la mort de l'homme d'État qui avait tant contribué à l'avénement de Léopold Ier excita partout une sensation pénible en même temps qu'elle faisait pour ainsi dire présager la fin du règne.

Depuis plusieurs années, la santé du roi avait subi de rudes atteintes. En 1862, il avait été longtemps et dangereusement malade; il triompha du mal, et son rétablissement inespéré donna lieu à une touchante démonstration. Lorsque le roi rentra à Bruxelles, le 24 septembre, le peuple l'accueillit par des acclamations enthousiastes. Les vœux populaires furent exaucés, car le règne de Léopold Ier se prolongea encore pendant trois années. Mais la science fut enfin impuissante devant le mal dont il était atteint. Quand on ne put plus douter que le dénoùment approchait, une profonde affliction régna dans le pays; et, chez les nations voisines, une sorte d'anxiété se manifesta également.

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Ce fut le 10 décembre 1865, dans la soixante- quinzième année de son åge et la trente-quatrième de son règne, que Léopold Ier mourut au château de

Laeken. Il était en

M. JULES VAN PRALT.

touré de ses enfants et de ses petits-enfants, et près des princes, se trouvaient les deux plus anciens serviteurs du roi, M. Jules Van Praet, ministre de sa maison et son confident pendant trente-quatre années, et M. de Conway, intendant général de la liste civile. Léopold les remercia de leur persévérant dévouement et leur dit adieu d'une voix émue. Il s'éteignit sans plainte, et presque sans agonie, tandis que la duchesse de Brabant, agenouillée près de son lit et tenant une de ses mains dans les siennes, lui adressait quelques paroles de consolation que lui inspirait la solennité de ce moment suprême.

A dater de ce moment, et jusqu'à la prestation du serment de Léopold II, les

pouvoirs constitutionnels du roi furent exercés, au nom du peuple belge, par les ministres réunis en conseil, et sous leur responsabilité.

Un glorieux règne venait de finir : Léopold Ier avait non-seulement consolidé l'indépendance de la Belgique, mais il avait été, en outre, l'actif promoteur d'une admirable prospérité.

La population du royaume avait suivi une progression constante. Au 31 décembre 1831, elle était de 3,785,814 habitants; en décembre 1865, elle avait atteint le chiffre de 4,984,837. On pouvait dire de la Belgique que c'était de tous les pays de l'Europe celui qui renfermait la population la plus nombreuse relativement à l'espace qu'il occupe. C'était aussi le pays le plus riche. On avait constaté que le nombre des propriétaires fonciers (grands et petits) dépassait 730,000. Depuis 1830, les dégrèvements avaient largement compensé les impôts nouveaux. Les recettes avaient néanmoins suivi une progression constante aussi en 1831, le budget des recettes ordinaires était de soixantesept millions; en 1847, il atteignait presque cent douze millions; en 1865, les évaluations dépassaient cent soixante-sept millions. L'industrie s'était développée d'une manière prodigieuse. Déjà, en 1860, plus de 72,000 ouvriers travaillaient à l'extraction de la houille; l'industrie des fers en occupait 14,000, celle du zinc près de 3,000, celle de la dentelle plus de 100,000, celle du verre près de 6,000; on confectionnait 300,000 pièces de drap par an et 600,000 armes *. Les exportations, de 1836 à 1860, avaient déjà quintuplé. Le commerce spécial, qui représente plus exactement le mouvement d'affaires propres au pays, n'était, en 1836, que de 331 millions (importations et exportations réunies); il atteignait, en 1860, le chiffre de 854 millions. La circulation, qui a tant d'influence sur les progrès d'une nation, avait été puissamment favorisée en 1830, la Belgique ne possédait que 300 lieues environ de chemins vicinaux pavés ou empierrés, réunissant les communes entre elles; trente ans après, elle possédait plus de 2,500 lieues de chemins pavés et empierrés, indépendamment de 1,300 lieues de routes de grande voirie, de 1,900 kilomètres de chemins de fer et de nombreux canaux créés en grande partie depuis l'émancipation du pays. Ne craignons point de multiplier les chiffres; car on a dit avec raison que la statistique est l'histoire des nations. En 1850, on avait transporté 4,188,000 voyageurs; en 1860, ce chiffre s'élevait déjà à 7,400,000. Pour les lettres, le chiffre spécial de 1851 était de près de 9,000,000; celui de 1860 s'élevait à 17,500,000. On avait, en 1851, expédié 11,410,000 journaux; en 1860, le nombre s'éleva à 26,358,000. En 1851, le mouvement effectif des télégrammes à l'intérieur était de 6,000; en 1860, il était de 80,200. Avant la publication de la loi organique de l'enseignement primaire, du 23 septembre 1842, la dotation affectée à cet important service pour les communes, les provinces et l'État réunis, ne dépassait guère

4 La Belgique était en réalité le pays le moins imposé. Pour les trois contributions directes (impôt foncier, patente, contri1. bution personnelle), le Belge payait, en 1864, fr. 8-68, tandis que, en France, on payait fr. 13-37 et en Hollande fr. 14-27. — En d'autres termes, les impôts perçus au profit du trésor et répartis par tete donnaient en Belgique par habitant 25 fr. 91 c. : cette moyenne était plus forte d'un tiers environ en France et en Hollande.

2 Discours du duc de Brabant au sénat (séance du 17 février 1860). Voir aussi Exposé de la situation du royaume pour la periode decennale de 1851-1860.

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750,000 francs; en 1863, ce chiffre avait déjà décuplé : la somme totale des sacrifices faits pour le service général de l'enseignement primaire s'élevait annuellement à 7,555,000 francs '. En résumé, depuis 1831, la population s'était. accrue d'un million; la mortalité générale diminuait et la vie moyenne se prolongeait; le nombre des électeurs n'avait pas cessé de s'accroître; l'augmentation des salaires était lente, mais non interrompue; enfin, le paupérisme diminuait aussi 2. C'étaient là les signes incontestables d'une grande prospérité morale et matérielle. On n'avait pas atteint la perfection; mais, sous le règne du premier roi national, le pays avait fait certainement des progrès immenses, même inespérés.

Telles étaient les réflexions du plus grand nombre, lorsque le roi des Belges eut fermé les yeux. La nation le bénissait pour avoir connu, sous son règne, la liberté et le progrès.

Le 13 décembre, au soir, eut lieu, au milieu d'une foule immense et recueillie, la translation du corps de Léopold Ier du château de Laeken au palais de Bruxelles. Le lendemain, à dix heures et demie du matin, en présence des deux fils du souverain décédé, des princes étrangers venus à Bruxelles pour assister aux funérailles, des grands corps de l'État, des représentants des puissances, des délégués des provinces et des communes, le chapelain luthérien prononça l'oraison funèbre de Léopold Ier. Puis l'immense et imposant cortége, qui devait accompagner jusqu'à sa dernière demeure le corps du feu roi, se mit en marche pour Laeken. Vers deux heures, il arrivait dans le temple qui avait été élevé sur la place Léopold. Après que le pasteur eut appelé sur l'auguste défunt les bénédictions du Très-Haut, la dépouille mortelle fut transportée hors du temple et déposée dans le caveau où reposait déjà, depuis 1850, celle de la reine LouiseMarie. Le ministre de la justice ayant fermé et scellé le tombeau, chacun se retira, grave et pensif.

Le dimanche, 17 décembre, le deuil fut suspendu. Léopold II allait faire son entrée solennelle dans la capitale du royaume et prêter le serment qui lui était imposé par la constitution. C'était, depuis Charles-Quint, le premier souverain qui fût né dans le pays. L'inauguration du second roi de la Belgique indépendante se fit avec une solennité qui empruntait plutôt son éclat à l'empressement patriotique du peuple qu'à la pompe des cours.

Léopold II, avec sa maison militaire, suivit à cheval la route que son prédécesseur avait parcourue le 21 juillet 1831 et se dirigea vers le palais de la Nation, salué par des acclamations sans fin. Les membres des deux chambres étaient réunis sous la présidence du prince de Ligne. La reine fut introduite la première avec ses enfants, le comte de Hainaut et la princesse Louise-Marie-Amélie. Puis vinrent prendre place dans sa tribune le roi de Portugal, le comte de Flandre, le prince de Galles, le prince Arthur d'Angleterre, le prince royal de Prusse, le duc de Cambridge, l'archiduc Joseph d'Autriche, le prince Georges de Saxe,

Ces chiffres sont empruntés à un discours de M. A. Vandenpeereboom, ministre de l'intérieur (seance de la chambre des représentants du 13 février 1863).

2 Étude de statistique nationale, par Ch. Faider, passim.

TOME III.

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le prince Guillaume de Bade, le prince Nicolas de Nassau, le prince Louis de Hesse, le prince Auguste duc de Saxe-Cobourg-Gotha et le prince Léopold de Hohenzollern-Sigmaringen. Dans l'assistance on remarquait les représentants et envoyés extraordinaires des puissances, les membres de tous les grands corps de l'État et les chefs des cultes. A midi et demi, le roi des Belges entre dans la salle. Après avoir salué l'assemblée qui l'acclamait, il monte les degrés du trône et prononce, debout, d'une voix fortement accentuée et en étendant la main, le serment constitutionnel ainsi conçu: Je jure d'observer la constitution et les lois du peuple belge, de maintenir l'indépendance nationale et l'intégrité du territoire. Puis, le roi, s'étant assis, s'exprime en ces termes :

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La Belgique a, comme moi, perdu un père. L'hommage si unanime que la nation rend à sa mémoire répond dignement aux sentiments qu'elle lui a voués pendant sa vie. J'en suis aussi touché que reconnaissant. L'Europe « elle-mème n'est pas restée indifférente à ce deuil : les souverains et les princes

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« étrangers ont voulu prendre part aux derniers honneurs que nous rendons à celui qu'ils avaient placé si haut dans leur confiance et dans leur amitié. En «mon nom et au nom de la Belgique, je les en remercie.

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«Succédant aujourd'hui à un père si honoré de son vivant, si regretté après sa mort, mon premier engagement, devant les élus de la nation, est de suivre religieusement les préceptes et les exemples que sa sagesse m'a légués, de ne jamais oublier quels devoirs m'impose ce précieux héritage.

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Si je ne promets à la Belgique ni un grand règne comme celui qui a fondé - son indépendance, ni un grand roi comme celui que nous pleurons, je lui promets du moins un roi belge de cœur et d'âme, dont la vie entière lui appartient.

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Premier roi des Belges à qui la Belgique ait donné le jour, je me suis, depuis "mon enfance, associé à toutes les patriotiques émotions de mon pays. Comme lui, j'ai suivi avec bonheur ce développement national qui féconde dans son sein toutes les sources de force et de prospérité; comme lui, j'aime ces grandes institutions qui garantissent l'ordre en même temps que la liberté et sont la base la plus solide du trône.

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Dans ma pensée, l'avenir de la Belgique s'est toujours confondu avec le mien, et toujours je l'ai considéré avec cette confiance qu'inspire le droit d'une

nation libre, honnête et courageuse, qui veut son indépendance, qui a su la conquérir et s'en montrer digne, qui saura la garder!

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Je n'ai point oublié, messieurs, les marques de bienveillance que j'ai reçues

à l'époque de ma majorité, quand je suis venu m'associer à vos travaux légis

latifs, et, quelques mois après, lors de mon mariage avec une princesse qui partage tous mes sentiments pour le pays et les inspire à nos enfants.

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Il m'a été doux de reconnaître, dans ces manifestations spontanées, l'accord

unanime des populations. De mon côté, je n'ai jamais fait de distinction entre

bourg et de Bourbon.

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Voilà le berceau de nos guerres depuis trois cents. ans! disait avec vérité Louis XV en contemplant le tombeau de Marie de Bourgogne dans l'église de Notre-Dame, à Bruges.

Le petit-fils de cette princesse, Charles-Quint, empereur d'Allemagne et roi des Espagnes, élève la maison d'Autriche à l'apogée de sa puissance et menace la sécurité des autres États en aspirant à la monarchie universelle. Mais ses projets sont, sinon renversés, du moins paralysés par les efforts de la France. Cependant François Ier est vaincu en Italie et repoussé des Pays-Bas, qu'il envahit à plusieurs reprises. Charles-Quint achève la réunion des dix-sept provinces et oblige le roi de France à renoncer à toute suzeraineté sur la Flandre et l'Artois. La Belgique, que l'industrie et le commerce rendent alors le pays le plus opulent de l'Europe, acquiert une importance considérable. Mais on peut déjà prévoir le moment où l'absence d'une dynastie particulière va rendre bien précaire et bien dangereuse sa position entre des États plus puissants et rivaux.

Lorsque Charles-Quint eut pris le parti de descendre du trône, il consentit trop facilement à sacrifier l'avenir de ses possessions héréditaires en leur donnant pour souverain Philippe II, qui n'avait rien de belge et qui considérait les PaysBas comme une simple annexe de l'Espagne. Toutefois, Philippe II ne voulut pas en laisser la plus mince parcelle à la France. Son règne s'ouvrit en quelque sorte par la bataille de Saint-Quentin, qui aurait pu entraîner la prise de Paris, si l'armée hispano-belge n'avait été arrêtée par les irrésolutions du prince. Philippe II, déjà préoccupé de la lutte qu'il voulait diriger contre le protestantisme, se contenta d'exiger la restitution de toutes les conquêtes faites par la France dans les Pays-Bas, au commencement du règne de Henri II, ainsi que de celles qui avaient été naguère effectuées en Italie.

Le fondateur de la dynastie des Habsbourg avait comparé l'Italie à l'antre du lion là, en effet, s'étaient comme engloutis les trésors et les armées de la France depuis Charles VIII. François Ier avait tout perdu, fors l'honneur, sur le champ de bataille de Pavie. Charles IX, son petit-fils, eut l'idée de profiter de la révolte des Pays-Bas contre l'Espagne pour reprendre de ce côté les projets des Capétiens. Il osa même se faire un mérite de l'horrible massacre de la Saint-Barthélemy pour endormir la défiance de Philippe II et du duc d'Albe, tandis qu'il continuait à favoriser sous main les efforts du prince d'Orange. Le cabinet de Madrid se tint néanmoins sur ses gardes; mais cette duplicité, dont Catherine de Médicis avait fait un art, eut plus de succès auprès des insurgés, qui espérèrent, sous Henri III, qu'en se donnant à un prince français, ils seraient pour jamais délivrés de la tyrannie espagnole. Le duc d'Alençon, que les Belges avaient placé à leur tête, ayant bientôt résolu de les subjuguer, échoua misérablement dans cette tentative déloyale. Elle n'eut d'autre résultat que de favoriser la restauration des Espagnols dans les provinces du Midi et de rendre définitive la séparation de ces provinces d'avec celles du Nord. C'est l'époque de l'affermissement de la république des Provinces-Unies. Pour se défendre contre les derniers efforts de l'Espagne, elle avait besoin d'une alliance puissante. Elle la chercha tour à tour en Angleterre et en France. Elle

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