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LIVRE III

LES PREMIERS TRAITÉS D'UTRECHT

CHAPITRE PREMIER

Ouvertures faites par la France à la Hollande en 1706.

II

Van der Dussen, Rouillé et Heinsius. Mission du président Rouillé. Buys. des États-Généraux.

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« Le temps des succès favorables », disent les Mémoires du judicieux Torcy, « est le temps de présenter la paix; « elle n'est pas écoutée, si elle n'est appuyée de la victoire. >> avait plusieurs années déjà, en 1706, que la victoire avait déserté nos drapeaux. Les infidélités qu'elle nous avait faites sur les champs de bataille d'Allemagne, de Flandre, d'Espagne et d'Italie, à Hochstett, à Ramillies, à Saragosse, à Turin, infidélités qui devaient être suivies de bien d'autres, avaient surpris la France sans l'abattre; mais,

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quoique son courage parût à toute épreuve, le Roi, père « de ses sujets... et plus touché de leurs maux que de sa «propre gloire... se croyait plus obligé à leur procurer le "repos qu'à continuer, au prix de leur sang, des efforts « inutiles pour maintenir le Roi, son petit-fils, sur le trône

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d'Espagne. L'État, épuisé par des dépenses désormais

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« insoutenables, ne pouvait réparer tant de malheureux « événements que par la paix, et la plus prompte était la a meilleure.» (Mémoires de Torcy.)

Ce triste aveu d'impuissance, tracé par la plume du ministre des affaires étrangères de Louis XIV, au début du récit des négociations qui aboutirent, après sept années de douloureux et patients efforts, à la signature honorable des traités d'Utrecht, présage bien des difficultés, bien des humiliations, bien des mécomptes. On va voir pourtant que la réalité dépasse de beaucoup les conjectures qu'il autorise.

Quand les coups de la fortune paraissent immérités, il arrive parfois qu'une main bienfaisante relève les malheureux qu'ils accablent; quand ils tombent sur des orgueilleux qui les ont eux-mêmes provoqués et dont les prospérités éclatantes bravaient, depuis longtemps, la jalousie de leurs voisins; quand ces orgueilleux en sont réduits à une telle extrémité qu'ils semblent impuissants à dédommager, par de suffisants sacrifices, l'assistance dont ils ont besoin pour ne pas périr; quand, en un mot, ils n'ont plus rien à donner, alors ils n'inspirent plus ni intérêt ni pitié, et ils sont perdus sans ressource, si quelque événement imprévu ou les mutuelles rivalités de leurs ennemis victorieux ne les sauvent.

Louis XIV, dont la longue expérience, mûrie par tant d'événements de toutes sortes, par tant de succès et d'épreuves, par tant de gloire et de revers, n'avait, pour ainsi dire, plus de leçons politiques à recevoir, ne se faisait aucune illusion. Il savait bien qu'il ne lui restait ni amis ni alliés, mais il comptait encore sur les rivalités de ses adversaires, et il voulut essayer de s'en servir. Ce fut à la Hollande que, dans son dénûment absolu, il fit adresser des propositions indirectes de paix.

La Hollande n'avait pas eu de plus utile alliée, ni de plus

cruelle ennemie que la France. Le souvenir des injures étouffe toujours celui des bienfaits. Pendant plusieurs années, Henri IV avait fourni régulièrement, parfois malgré la prudente opposition de son conseil, un subside de deux millions de livres à la République des sept Provinces-Unies qui luttait péniblement depuis 1579, pour la vie ou la mort, contre les troupes espagnoles. En 1609, il les avait prises ouvertement sous sa protection, et les heureuses négociations de son ministre, le président Jeannin, avaient imposé au gouvernement de Philippe II la trêve de douze années qui assura leur indépendance. Mazarin la fit solennellement reconnaître, en 1648, par les traités de Westphalie. Mais Louis XIV, devenu maître absolu de ses actes, se vit contraint, par les événements mêmes que son ambition fit surgir, de suivre une politique toute différente. Après la mort de Philippe IV, invoquant le droit de dévolution en faveur de sa femme, Marie-Thérèse, il avait réclamé la possession de la Franche-Comté et des PaysBas espagnols, dont il s'empara, l'année suivante, en une seule campagne (1667-1668). Effrayés de ce redoutable voisinage qui pouvait mettre en péril leurs libertés politiques si laborieusement conquises, les Hollandais se liguèrent, contre lui, avec la Suède et l'Espagne. Par le traité d'Aix-la-Chapelle (1668), la France restitua la Franche-Comté. Jamais le grand Roi ne pardonna aux Provinces-Unies leur audacieuse intervention. « Au milieu "de toutes les prospérités de mes campagnes de 1667, écrivait-il, un peu plus tard, dans un mémoire resté long

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1 En vertu de ce droit que consacraient les vieux usages des Pays-Bas, les immeubles des époux veufs, qui contractaient un second mariage, étaient, par le fait même de cette seconde union, dévolus à leurs enfants du premier lit. Marie-Thérèse, femme de Louis XIV, était fille d'un premier lit de Philippe IV, tandis que Charles II était issu d'un second mariage.

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temps inédit, l'Angleterre ni l'Empire, convaincus de la « justice de ma cause, quelque intérêt qu'ils eussent à « arrêter la rapidité de mes conquêtes, ne s'y opposèrent point. Je ne trouvai sur mon chemin que mes bons, « fidèles et anciens amis les Hollandais qui, au lieu de « s'intéresser à ma fortune comme à la force de leur État, << voulurent m'imposer des lois et m'obliger à faire la paix, « et osèrent même user de menace en cas que je refusasse « leur médiation. J'avoue que leur insolence me piqua au « vif et que je fus près de fournir toutes mes forces contre « cette altière et ingrate nation. Mais, ayant appelé la pru« dence à mon secours... je dissimulai, je conclus la paix... « résolu de mettre la punition de cette perfidie à un autre « temps. » — « Le véritable moyen de parvenir à la con« quête des Pays-Bas espagnols, disait, de son côté, Louvois « au prince de Condé, en 1671, est d'abaisser les Hollan<< dais et de les anéantir s'il est possible. » Le ressentiment amer de Louis XIV, dont l'orgueil blessé se refusait à comprendre les prudentes considérations qui avaient soulevé ses bons, anciens et fidèles amis contre la France, les calculs de Louvois provoquèrent la fameuse campagne de 1672, que le Roi commanda en personne, qui débuta par ce brillant passage du Rhin, célébré à l'envi par les poètes de l'époque, et qui se fût infailliblement terminée par la conquête des Provinces-Unies, si, pour sauver leur indépendance, elles n'avaient, de leurs propres mains, noyé leurs récoltes et ruiné une partie de leurs richesses en rompant leurs digues. Avant de recourir à cette mesure suprême, leur gouvernement avait négocié. Jean de Witt offrait Maëstricht, toutes les places du Rhin, la Flandre hollandaise, le Brabant, une indemnité de dix millions. Le Roi en demandait vingt-quatre et voulait, en outre, la Gueldre méridionale, le rétablissement du culte catholique, la pro

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messe d'envoyer tous les ans à Paris une ambassade qui serait venue offrir au Roi le tribut public de la reconnaissance nationale. « Souscrire à de telles propositions, s'était écrié, dans l'assemblée des États, le jeune Guillaume d'Orange qu'elle venait de nommer stathouder, capi«taine général et amiral de l'union, serait se perdre; les « discuter est même dangereux. Si la majorité en décide << autrement, il ne restera plus qu'un seul parti aux amis du a protestantisme et de la liberté, celui de se retirer aux « Indes occidentales et de s'y créer une nouvelle patrie. » L'audace du désespoir, surexcitée par ces måles et nobles paroles, avait opposé à la marche des Français d'invincibles obstacles. Mais la haine des Hollandais contre la France, justement soulevée par les exigences impitoyables du monarque vainqueur, s'était accrue en proportion des sacrifices qu'ils avaient dû subir pour en triompher. Depuis cette grande et mémorable époque, elle ne perdit aucune occasion de se manifester et de s'affermir davantage par la part active qu'ils ne cessèrent de prendre à toutes les alliances formées contre nous; elle s'était encore fortifiée des ressentiments implacables du grand pensionnaire Hensius qui, négociant à Paris comme ambassadeur, en 1679, et résistant, avec un patriotique courage, aux prétentions des ministres de Louis XIV, s'était vu menacer de la Bastille par l'altier Louvois.

On crut, cependant, qu'il serait facile d'intéresser la Ho!lande au rétablissement de la paix et d'obtenir qu'elle y prétat franchement la main, en faisant luire, à ses yeux avides, des avantages considérables qui imposeraient silence à ses rancunes. L'Espagne peut lui procurer ces avantages, si elle lui concède, pour le commerce des Indes espagnoles, certains priviléges aux dépens de son alliée l'Angleterre. Bergueick, ancien intendant des Pays-Bas pour le roi

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