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Projet de loi pour la disjonction de juridiction dans les causes où des militaires sont impliqués avec des citoyens, en matière d'attentats ou complots contre la sûreté de l'État. → Création d'un fonds extraordinaire pour les travaux publics. Allocations de crédits pour les routes, canaux, rivières et ports. Projet de loi sur l'instruction secondaire.-- Pourvois en cassation. - Objets divers.

Deux mois s'étaient écoulés depuis l'ouverture de la session; des questions graves avaient été traitées sans irritation, mais non sans quelque aigreur, La majorité ministérielle n'en paraissait pas encore affaiblie; mais elle était ébranlée, soucieuse; elle attendait avec une anxiété marquée la discussion des projets où s'était révélée, disait-on, la pensée du 6 sep

tembre.

Dans ce nombre et avant tout, figurait celui relatif à la disjonction des causes, en matière de complots ou attentats contre la sûreté de l'Etat, là où des citoyens seraient impliqués avec des militaires, projet présenté le 24 janvier par M. le ministre de la guerre.

Il faut se rappeler, pour en concevoir l'intérêt et la portée politique, l'affaire de Strasbourg, où des accusés saisis en flagrant délit d'insurrection militaire pour le renversement du Gouvernement, avaient été déclarés non coupables par un abus étrange de l'omnipotence du jury, qui s'était posé comme le défenseur de l'égalité devant la justice, et le vengeur de la loi commune violée par la soustraction du prince Louis Napoléon à la justice.

L'exposé des motifs, fait par M. le ministre de la guerre, insistait particulièrement sur les changemens que la législa

tion avait subis à des époques diverses, sur la nécessité de défendre l'armée des tentatives de séduction pratiquées par les ennemis du Gouvernement; il ne se dissimulait point les difficultés de la question. L'unité de la juridiction lui paraissait désirable toutes les fois qu'elle n'est point opposée à l'intérêt social; « mais ce serait une énorme faute, disait-il, que de la payer au prix d'une justice impuissante. »

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24 février. Le rapport fait par M. de Salvandy au nom de la commission chargée d'examiner le projet, parcourant les variations de la législation criminelle avant et depuis la révolution, sous l'ancien régime, la république, l'empire et la Restauration, rappelait des circonstances et des cas divers où les prévenus d'un même crime ou d'un même délit avaient été soumis à des juges différens. Il s'appuyait surtout à cet égard de l'opinion du savant Merlin dans son Répertoire de Jurisprudence, à l'article Connexité; et, répondant à des objections faites dans le sein de la commission, et qui vont se reproduire dans la discussion, il terminait par des considérations tirées de la différence de situation des citoyens et des militaires impliqués dans une cause d'attentat et de complot contre la sûreté de l'Etat.

«Sans doute, disait l'honorable rapporteur, lorsque deux hommes, dont Thabit seul est différent, lévent en même temps le poignard sur un autre homme pour assouvir leur vengeance, leur cupidité, toute autre passion manvaise, que l'un soit militaire et non pas l'autre, ils n'en sont pas moins évidemment coupables au même degré; la vindicte publique veut pour eux un même châtiment; et, avons-nous besoin de le dire, dans ce cas, dans tous les cas semblables, le Gouvernement ne nous demande nullement la disjonction.

« Mais si ces deux hommes ont levé le glaive sur les dépositaires de l'autorité publique, sur les institutions de la patrie, sur les lois, sur le prince qui est leur vivante image; s'ils ont attaqué ensemble une place, un châteaufort, tenté ensemble de livrer nos arsenaux à l'étranger ou aux factieux, et que l'un des deux cût reçu de la patrie, pour la défendre, les armes qu'il a tournées contre elle; qu'il fût chargé, sous la foi du serment militaire, du dépôt de ces arsenaux, de cette citadelle, de cette troupe, de ce drapeau, de ce roi, qu'il a désertés, livrés, menacés, ne disons pas qu'ils sont coupables au même chef. La voix du genre humain criera contre nous; la loi pourra les traiter de même sorte, parce que, gràces à Dieu, elle ne prétend plus graduer la mort; mais l'opinion peut graduer la honte. Ces deux hommes sont coupables d'infraction aux lois; mais le militaire aura joint au crime commun un crime de plus, un crime à part, un crime contre le devoir, contre l'hon

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neur militaire, et ce crime, dans la langue de tous les peuples, il porte un nom qui n'est écrit que dans nos lois militaires : il s'appelle trahison.

« Ainsi donc, la disjonction qui serait justifiée suffisamment, comme dans les faits de responsabilité ministérielle par la qualité des personnes, elle se justifie encore dans les limites où le projet de loi l'a fixée, par la nature du crime. Des deux crimes dont le militaire est coupable, il en est un, le plus grand de tous, car il est circonstance aggravante de l'autre, dont la Cour d'assises ne peut pas bien connaître, pour lequel elle est au fond incompétente dans votre opinion même; car vous avez maintenu une justice spéciale pour l'armée. Vous avez pensé avec les législateurs de tous les temps et de tous les pays, que des devoirs à part voulaient des arbitres à part. Quand supposezvous cet arbitrage de la loi militaire plus indispensable à l'honneur de l'armée et à la sécurité de l'Etat que dans ces instances où tous vos intérêts, tous vos débats, toutes vos institutions sont en cause, et où il faut précisément que les passions politiques soient loin de l'oreille et de l'esprit du juge, que la religion du drapeau soit tout entière présente à son cœur et à sa raison?

« Dans ces déplorables procès, que désirez-vous? Apparemment que le juge sur son tribunal, l'accusé à la barre, ses camarades dans l'auditoire, restent soldats, dans la constitutionnelle et nationale acception du mot. Ne les'jetez pas dans une atmosphère toute politique qui en fera des prétoriens. On voit bien ce qu'y perdrait notre puissance, nous ignorons ce qu'y gagnerait la liberté. »

28 février. C'est déjà un fait grave à remarquer que le premier orateur inscrit contre le projet était le président de la Chambre, M. Dupin, dont le caractère, la haute position et les profondes connaissances en législation, devaient avoir la plus grande influence dans la question.

La loi s'était présentée à lui comme le renversement de la raison judiciaire, comme comportant le changement, non pas d'une règle secondaire variable, mais d'un principe fondamental tenant à l'essence même des choses....

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Après avoir défini ce qu'il entendait par l'indivisibilité de la procédure en matière criminelle, la connexité et le principe du juge naturel, M. Dupin signalait l'indivisibilité de la procédure et la connexité comme des principes absolus, primaires, généralement admis; il n'en était pas de même du principe du juge naturel, qui lui semblait tenir au caractère politique, aux constitutions des diverses époques.

« Dans les pays où la Constitution fait peu de cas de la liberté des hommes et de leurs droits, disait le savant orateur, on peut violer ce principe, on l'a vu quelquefois; mais ce qu'il y a de bien remarquable, c'est qu'on n'a jamais vu violer le principe de l'indivisibilité, même quand on ne respectait aucun autre principe. On a vu des époques où la liberté de la défense était violée;

mais on n'en trouverait pas où l'on ait porté atteinte au príncipe de l'índivisibilité. »

En remontant jusqu'à l'époque où les juridictions se divisaient comme les hommes en tant de classes distinctes, M. Dupin faisait observer qu'au lieu d'admettre la disjonction, on avait préféré chercher tous autres recours, donner la prédominance tantôt à telle juridiction, tantôt å telle qualité; imaginer au besoin l'évocation à un juge supérieur; mais qu'il avait toujours paru contraire à toute raison, à toute justice, de diviser, de séparer les accusés d'un même fait; que, devant les anciennes Cours prévôtales mêmes, lorsqu'un cas ordinaire concourait avec les cas privilégiés, c'était le délit ordinaire qui entraînait la juridiction; que lorsqu'il y avait plusieurs accusés dont un seul était privilégié, et que, par cette raison, on ne pouvait juger en dernier ressort aucun de ceux qui n'étaient pas privilégiés, on étendait le bénéfice de l'appel à l'égard des privilégiés conjoints avec eux.

<«< Enfin, ajoute M. Dupin, dans l'ancien droit français, jusqu'à l'époque de la révolution, en présence de toutes les juridictions diverses, ces juridictions se repliaient de mille manières plutôt que de faire brèche au principe de l'indivisibilité. »

Arrivé aux temps modernes, sous le régime des tribunaux révolutionnaires de la république, des commissions militaires de l'empire et des Cours prévôtales de la Restauration, M. Dupin y trouvait encore le principe de l'indivisibilité inscrit dans toutes les lois et dans tous les ouvrages des jurisconsultes.

A une seule époque, en 1899, lors de la discussion d'un nouveau Code militaire présenté à la Chambre des pairs, la commission chargée de l'examiner, effrayée de voir que, dans certains cas, ce projet renvoyait les complices civils devant les juges militaires, avait proposé de sacrifier le principe de l'indivisibilité à celui du juge naturel, et il convenait d'ob. server que la proposition n'avait pas eu d'effet... car le Code militaire était encore à refaire.

Pour porter atteinte à ce principe essentiel de l'indivisibilité de la procédure, il semble à M. Dupin qu'il faudrait prouver que la sûreté du pays fût réellement, sérieusement menacée par l'état actuel de la législation, et M. Dupin n'y voyait aucun sujet d'alarme ou de danger. Le Gouvernement lui-même avait rendu hommage à la fidélité, à la discipline, au bon esprit de l'armée.

« Mais, dira-t-on, poursuit M. Dupin, il y a le verdict de Strasbourg. Je réponds que le verdict de Strasbourg, comme tout ce qui s'y référe, est un cas extraordinaire, qui, je l'espère, n'est pas de nature à se renouveler. Je répète que ce verdict ne se justifie pas, mais qu'il s'explique précisément par une disjonction illégale, une disjonction qui avait précédé..... (Approbation à gauche.)

«Eh quoi ! la seule disjonction du principal accusé aurait induit en erreur l'esprit des jurés, leur aurait fait croire qu'il fallait acquitter même en présence de l'évidence des faits, que le remède serait de généraliser, et faire de la disjonction un principe général ? Je ne le crois pas.

« Le projet de loi est fondé sur deux suppositions également fausses. « La première, c'est que tous les juges jageraient comme les jurės de Strasbourg, même quand les circonstances ne seraient pas les mêmes.

« La seconde, c'est que le jury français, quand il aura à juger des militaires et des civils, ne voudra pas réprimer les délits militaires, aimant mieux le désordre dans l'armée, et tout ce qui peut s'ensuivre pour les propriétés et pour les marchands. Voilà les raisons sur lesquelles on semble s'appuyer pour faire à la législation le changement qu'on vous propose.

<< Messieurs, l'histoire du jury dément ces assertions. Est-ce que l'intérêt le plus puissant n'est pas l'ordre? Est-ce que le citoyen, le propriétaire, le négociant, le boutiquier, l'artisan même, ne savent pas que, sans l'ordre, on ne peut rien conserver, ni le travail, ni la propriété, ni le bien-être? Estce que tous sont assez insensés pour ne pas comprendre que le désordre, dans les rangs de l'armée, serait le danger le plus redoutable? Ceux qui veulent la liberté, et qui savent qu'elle n'existe pas avec le pouvoir du sabre, ceux-là, s'ils ont à craindre des ennemis mal habillés, à plus forte raison eraindrontils des ennemis bien équipés.

« Ainsi, le jury, s'il a le sentiment de sa conservation, et il l'a certainement, doit être plus porté à réprimer les délits militaires qui appellent les désordres, qui, en compromettant l'obéissance de l'armée, rendraient son action moins sûre pour la tranquillité de la société. »

A l'appui de son opinion, M. Dupin rappelait que, dans plusieurs circonstances, notamment après les malheureuses journées des 5 et 6 juin, les jurés s'étaient montrés plus sévères que le conseil de guerre...

L'un des argumens employés ou exemples cités dans le rapport de la commission en faveur de la disjonction, c'est que dans la jurisprudence actuellement en vigueur, elle avait

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