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lieu en matière de désertion ou de vol d'effets militaires, lorsque des personnes de l'ordre civil y étaient complices des militaires comme embaucheurs ou récéleurs. Mais, selon M. Dupin, ces délits étaient indépendans l'un de l'autre ; la désertion de l'embauchage, le vol du recèlement; on pouvait séparer ce qui tenait de l'ordre civil de ce qui touchait à la discipline militaire.

Une autre objection, tirée des cas de contumace, lui paraissait aussi sans valeur. Il y avait là disjonction forcée. La loi pouvait s'arrêter en présence de l'impossible.

Venant aux difficultés de l'exécution du projet de loi, M. Dupin fait ressortir dans les termes tour à tour énergiques et piquans les embarras d'une double juridiction qui amène un double jugement, et nuit à l'autorité de la chose jugée par la contradiction qui peut exister entre les deux décisions....

« Je vais faire une supposition, dit M. Dupin. Votre loi est rendue; voilá un crime qui a été commis en partie par des militaires, en partie par des hommes qui appartiennent à l'ordre civil: vous vous emparez des militaires, vous les traduisez devant un conseil de guerre qui examinera vite, qui jugera vite, qui fera exécuter ses jugemens dans les vingt-quatre heures; la loi le dit, et ce n'est pas celle-là que vous proposez de changer! »

M. le Ministre de l'intérieur : « Vingt-quatre heures aprés la révision. » M. Dupin: « Cinq ou six jours après le jugement, si vous voulez; car c'est la rapidité qui caractérise les juridictions militaires; car il n'y a pas de militaire qui ne regarde la rapidité comme la condition d'une bonne justice militaire.

<«< Mais, prenez-y garde, si vous exécutez, vous ne tuerez pas seulement des condamnés, vous allez tuer les témoins! des témoins dont votre seconde accusation aura besoin. Ainsi, de deux choses l'une : si vous tuez l'homme pour satisfaire la loi militaire, vous empêchez le second procès; et si vous n'exécutez pas, vous portez une infraction à l'esprit qui a dicté la loi militaire.

<< Parlera-t-on d'un sursis? Eh quoi! comprenez-vous rien de plus cruel que de tenir un homme sous le coup d'une condamnation à mort, et pendant un long délai, lorsqu'il ne devrait plus avoir à songer qu'à paraître devant l'éternité, quand il n'a plus à faire que de dernières réflexions, de derniers adieux? Non, tout restera suspendu, parce qu'il y a encore des hommes a juger; ils ne seront peut-être jugés que dans six mois, car s'il y a des recours en cassation, il faudra peut-être recommencer le procés pour les autres accusés; ainsi, vous augmentez le supplice par de cruels retards.....

« Voilà les hommes dont vous faites les témoins dans le second procès. Vous arrivez à l'audience du jury, et remarquez que c'est l'histoire anticipée de la loi; vous arrivez à l'audience du jury. Je ne crains pas de le dire, l'accusateur public viendra avec les tètes des premiers condamnés demander la tête des autres, son réquisitoire ne peut être que celui-ci; Messieurs, pour

un même délit qui a été partagé entre deux juridictions, cinq militaires ont été condamnés par un conseil de guerre pour un complot dans lequel ils ont agi avec les hommes que vous avez à juger; il est évident que c'est le même délit ; qu'il y a nécessité de condamner, ne fût-ce que pour ne pas tomber en contradiction; car l'acquittement des accusés affaiblirait l'effet de la première condamnation. Ceci est accablant pour le ministère public. »

Quant à l'effet moral et politique de la loi, M. Dupin croit qu'elle serait funeste å la discipline militaire et qu'elle détruirait, chez les soldats, le caractère de citoyen.

A ses yeux, enfin, les conseils de guerre sont de mauvais juges. Dans les circonstances où la loi civile doit être appliquée, et ce qui l'affecte surtout comme citoyen dans ce projet de loi, c'est qu'il dérobe au pays le jugement des crimes qui intéressent la sûreté de l'Etat. « C'est la société entière qui « doit venger ces crimes-là; c'est le jury qui est le gouver«< nement représentatif judiciaire ou criminel c'est le jury « qui doit venger les crimes qui portent atteinte à la sûreté « de l'Etat. >>

Ce discours, dont la péroraison donna lieu à M. de Lespée de réclamer contre des expressions qui semblaient accuser le maréchal Ney d'avoir montré quelque faiblesse dans son jugement, avait produit une grande sensation.

L'orateur qui lui succéda (M. Emmanuel Poulle) n'en fut point découragé. Il insista particulièrement sur le principe du maintien des juges naturels, qui lui semblait à lui plus légal, plus rationnel, plus certain et moins difficile dans ses applications que l'indivisibilité de la procédure. Il ne pouvait ad ́mettre qu'il suffisait d'un seul individu non militaire, mêlé dans un complot ou dans une insurrection, pour soustraire des soldats conspirateurs à la juridiction de leurs juges naturels... Il observait que, dans plusieurs cas ou circonstances, la disjonction des causes s'opérait tout naturellement par la disparition ou la fuite des accusés; qu'elle avait été consacrée dans le célèbre procès d'avril; que le principe était admis aux Etats-Unis ; qu'on n'en contestait pas le droit en matière de désertion et d'embauchage, de vol et recèlement d'effets militaires....

«Tout le monde sait, dit l'honorable orateur, que, sous le Consulat et la Restauration, tous ceux qui étalent étrangers à l'ordre militaire, et qui figuraient dans les complots, étaient considérés commé des embaucheurs. Depuis la révolution de juillet, cet art. 9 a été considéré comme en opposition avec l'art. 34 de la Charte, qui veut que nul ne soit distrait de ses juges.

«Le jury de l'Empire et le jury de la Restauration étaient, comme vous le savez, composés d'une manière différente; c'était le pouvoir qui choisissait le jury. Croyez-vous que, sous la Restauration ou sous l'Empire, le jary eût acquitté les accusés de Strasbourg? Je livre ce fait à vos médita

tions et à vos souvenirs.

«Il faut convenir que la position du Gouvernement est singulière. S'il avait proposé son projet de loi avant l'affaire de Strasbourg, on lui aurait dit: Ce sont des craintes chimériques. Rien ne justifie vos prévisions, votre loi est inutile, retirez-la.

« Aprés l'affaire de Strasbourg, on lui dit : Il s'agit d'un falt isolé; c'est vous-même qui êtes la cause de tout ce qui est arrivé. Vous pouviez déférer les faits à la Chambre des pairs. Vous pouviez investir un jury voisin, et non pas faire juger l'attentat dans la ville même où il avait été commis; vous pouviez ne traduire devant les conseils de guerre que les militaires, et laisser de côté les individus non militaires. En sorte que, en résultat. le Gouvernement était toujours assuré d'avoir tort. Ces sortes d'attaques n'ont pas le mérite de la nouveauté. Je soutiens que c'est précisément à cause de ce qui est arrivé à Strasbourg, à cause de la lacune, de l'insuffisance qui s'est manifestée dans la législation, qu'il est nécessaire d'y pourvoir,

« Messieurs, il y a sagesse de la part d'un gouvernement à profiter de l'erpérience du passé pour consolider l'avenir. »

Quant aux embarras, aux difficultés, aux jugemens contradictoires résultant de la disjonction des causes, ces inconvéniens n'étaient pas inhérens à tel ou tel mode de procédure; et, à tout prendre, malgré ces inconvéniens mêmes, le projet présenté n'en était pas moins nécessaire à la tranquillité du

pays.

1er mars. On n'avait encore entendu que deux orateurs, et déjà la matière semblait épuisée; mais, sous cette question judiciaire dont l'importance et la gravité ne peuvent assurément être méconnues, se joignaient des questions politiques dont l'intérêt préoccupait bien autrement l'attention des partis.

A lire les discours des défenseurs du projet (MM. Parant, Moreau de la Meurthe, Persil, garde des sceaux; Magnoncourt, Martin du Nord, etc.), il semble prouvé que, dans une foule de cas, la disjonction des causes avait été pratiquée sans qu'on y reconnût d'inconvéniens; le principe de l'indi

visibilité de procédure avait été sacrifié, dans beaucoup de circonstances, à celui de la Charte qui veut assurer à chacun ses juges naturels. L'Assemblée constituante avait posé cette indivisibilité comme un principe; mais elle n'avait pu résister long-temps à la nécessité d'y faire des exceptions dans le jugement des contumaces des délits de désertion, d'embauchage ou de vols militaires, et dans le cas des renvois pour cause de suspicions légitimes. Ainsi la disjonction des causes avait été admise dans le projet du Code pénal militaire, présenté à la Chambre des pairs en 1828, et dans celui de responsabilité des ministres soumis plus récemment à la Chambre des députés, discussion où l'on avait reconnu que les ministres traduits devant la Cour des pairs n'y entraîneraient leurs complices qu'autant qu'ils en seraient aussi les justiciables.

Mais une raison toute-puissante dominait la question; c'était la nécessité d'armer le Gouvernement contre des ennemis implacables acharnés à la ruine du trône de juillet et appliqués sans relâche à trouver des moyens d'impunité dans la douceur ou dans l'insuffisance des lois. Certes, les gouvernemens, dont l'opposition vantait la constance à maintenir le principe de l'indivisibilité des procédures, s'étaient montrés moins scrupuleux et avaient d'autres moyens de défense que le Gouvernement actuel. La république avec ses tribunaux révolutionnaires, l'empire avec ses commissions militaires, la Restauration avec ses Cours prévôtales, pouvaient soumettre les conspirateurs et leurs complices militaires ou civils au même jugement. La justice ou la vengeance expéditive de leurs tribunaux ne se faisait point attendre. Ils n'avaient pas besoin des précautions que veut s'imposer un Gouvernement sage et libre: ils n'avaient pas besoin de la loi d'aujourd'hui ; mais des circonstances nouvelles avaient démontré l'insuffisance de la législation existante; et, à cet égard, tous les orateurs s'accordaient à regarder le verdict de Strasbourg comme la manifestation d'un danger auquel il fallait chercher un prompt remède.

Ce n'était, selon M. Nicod, qu'un fait isolé. Il était facile de se rendre compte de la pensée qui avait animé les jurés. « Ils avaient donné au pouvoir une leçon qui ne serait pas perdue, car on devait croire que le principe d'égalité devant la loi ne serait plus violé. »

2 mars. De tous les orateurs, nul ne s'éleva plus énergiquement que M. de Lamartine sur les fatales conséquences du verdict de Strasbourg, sur les dangers de l'insurrection militaire et la nécessité d'en prévenir le retour.

<< Tout le monde convient qu'il y a eu un grand scandale à Strasbourg, dit l'honorable orateur; mais ce scandale, les uns le font porter sur le jury, les autres sur le Gouvernement; ils accusent le Gouvernement d'avoir donné lieu à ce rofus de juger, en enlevant au jury de Strasbourg ce qu'ils appellent le principal élément de sa conviction. Ils disent: Le jury a manqué du principal accusé, il a absous, il a bien fait; il a donné une leçon au Gouvernement. C'est l'expression que j'ai entendue hier; le pays est innocent de ce scandale, c'est le Gouvernement qui est coupable.

«Comment, Messieurs, c'est le Gouvernement qui est coupable!..... Et quand cela serait vrai, quand le Gouvernement scrait coupable d'un abus d'autorité dans cette affaire, qu'est-ce qui autorisait le jury de Strasbourg à venger la patrie et la légalité violée par le Gouvernement? Est-ce que le jury est un corps politique? Est-ce que le jury a reçu un mandat de contrôler les actes du Gouvernement, et de les venger, au gré de ses passions politiques, par des arrêts ou par des dénis de justice?.....

«Je dis que le Gouvernement n'est pas coupable. Et de quoi l'accuse-t-on ? D'avoir, selon vous, soustrait le principal accusé aux tribunaux; d'avoir violé, aux yeux du jury et du pays, l'égalité de tous les citoyens devant la loi.....

« En quoi le Gouvernement a-t-il violé l'égalité devant la loi? Parce qu'on malheureux jeune homme, proscrit, exilé, repoussé de toutes les patries, sans frontières, sans concitoyens, sans loi aucune qui le protège; qui n'est ni étranger, ni Français, ni citoyen, est puni par la loi de l'ostracisme, par la seule loi qu'on pût lui appliquer dans sa situation sociale.

«Est-il un seul Français qui soit jaloux de cette inégalité entre lui et un individu qui n'est coupable que de sa naissance, qui n'est puni que pour la gloire même de son nom?........ Ah! soyons donc justes, Messieurs, si nous ne savons, si nous ne voulons pas être généreux! Pouvons-nous, devonsnous vouloir appliquer à une condition sociale, au prince Louis Napoléon ou à tout autre individu, dans une pareille position, le niveau de votre pénalité et le joug de votre ostracisme?.....

« Pourriez-vous vouloir qu'il fût votre égal devant les lois pénales, et qu'il fût votre ilote devant la loi politique?

« Je dis que le Gouvernement ne pouvait pas traiter d'aprés la loi commune l'individu dont il est question; je dis qu'il n'avait qu'une loi à lui appliquer c'était la loi de sa nature, c'était la loi de sa naissance..... c'était la loi de son perpétuel exil. >>

Ici s'éleva des bancs de l'opposition une longue explosion de murmures et d'interruptions auxquels M. de Lamartine

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