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le deuxième jour de la discussion, l'apparition du nouveau ministre des finances (M. Lacave-Laplagne) à la tribune, fit prendre une face nouvelle à la question.

Ce ministre, la traitant d'abord sous le rapport de l'intérêt agricole, de l'importance que la fabrication du sucre de betteraves avait pour l'agriculture de la France, admettait qu'il suffisait de 100,000 hectares, c'est-à-dire de la 300e partie de ses terres arables, pour suffire à la consommation... Mais, en observant les résultats de cette culture dans les départemens où elle avait le plus prospéré (dans ceux du Nord, du Pasde-Calais, de l'Aisne et de la Somme), il voyait quelque exagération dans les avantages qu'on en prétendait. Il rendait hommage à l'industrie sucrière; il la considérait comme une conquête précicuse qui, sans être favorisée outre mesure, méritait d'être défendue et protégée, même dans les écarts de son ambition.

Mais, à côté de cet intérêt agricole, le nouveau ministre, considérant l'intérêt colonial et maritime et celui du Trésor, en déduisait la nécessité de leur faire à chacun leur part. Il pensait même que si la balance devait pencher d'un côté, il y aurait plus d'inconvéniens à la faire fléchir en faveur du sucre indigène qu'en faveur du sucre colonial. Ainsi la réduction de 20 fr. dans la protection accordée au sucre indigène ne lui offrait rien d'effrayant.... Mais comment la réduction devaitelle s'opérer?....

Ici commençait une dissidence d'opinions, dont on va voir les singuliers effets.

Le projet de loi présenté par M. Duchâtel reposait sur l'hypothèse que l'augmentation de la consommation viendrait compenser le dommage résultant pour le Trésor de l'abaissement du droit... Mais le ministre du 15 avril y avait peu de confiance; et, après avoir rappelé qu'on avait songé, dès 1854, à établir un impôt sur le sucre indigène, que la majorité de la commission de 1856 en avait adopté le principe, que M. Duchâtel, en présentant le projet actuel, avait reconnu que le

sucre était une matière éminemment imposable, il s'étonnait que la commission elle-même, en professant la justice du principe, n'eût pourtant admis que comme éventualité la possibilité d'une taxe sur le sucre indigène.... Devait-on, en maintenant des impôts qui affectaient la boisson du pauvre et une denrée de première nécessité telle que le sel, hésiter à imposer le sucre indigène, consommation de luxe, essentiellement à l'usage du riche? Le ministre n'hésitait pas à se prononcer pour l'affirmative. On pouvait remettre la discussion du mode après la consécration du principe; mais il fallait que le principe fût dans la loi. La question ne pouvait être ajournée....

Jamais déclaration ministérielle n'avait causé plus de surprise et d'embarras dans la Chambre; de tous côtés s'élevaient des interpellations et des reproches. On savait que le nouveau ministre était opposé à la loi; mais puisqu'il en avait accepté l'héritage, il devait la défendre, ou bien en présenter une autre. De son côté, M. Lacave-Laplagne protestait qu'il n'avait point précisément abandonné le projet de son prédécesseur, mais qu'il le trouvait insuffisant; qu'il lui semblait nécessaire d'y consacrer le principe de l'impôt sur le sucre indigène; que son opinion avait toujours été l'impôt et le dégrèvement simultanément; et, à cet égard, il rappelait à la Chambre qu'il avait été déposé depuis plusieurs jours un amendement (de M. Gouin) dont le système était de combiner le dégrèvement avec l'impôt.

Au milieu de ces débats et de cette confusion, tout le monde sentait la nécessité d'une conférence entre le ministre et la commission, et l'assemblée se sépara dans l'attente du résultat de ces explications.

24 mai. La conférence n'ayant amené aucune transaction, le rapporteur de la commission vint déclarer à la Chambre que, d'après les renseignemens recueillis dans la discussion particulière ouverte dans son sein, elle ne pouvait ni proposer, ni appuyer aucun amendement ayant pour objet d'organiser

un mode de perception d'un impôt sur le sucre indigène. Ainsi la question restait sur le terrain où elle se trouvait avant le débat.

Il était difficile, d'après ce qui s'était dit la veille, que le ministre des finances du 6 septembre (M. Duchâtel) ne vînt pas défendre son projet.

En principe, M. Duchâtel était pénétré de la nécessité de modifier la législation actuelle ; il était d'avis que le sucre est une matière essentiellement imposable, il l'avait dit dans l'exposé des motifs de son projet. Il admettait complétement le principe de l'impôt; mais en examinant les divers modes de perception proposés, le seul qui lui parût sérieux, efficace pour l'établissement de l'impôt et le maintien des intérêts du Trésor, c'était l'exercice; et, dans l'état des esprits et de la situation où se trouvait la nouvelle industrie, il avait pensé qu'il fallait commencer par essayer le système du dégrèvement, en réservant le principe formel de l'impôt, comme on l'avait fait dans l'exposé du budget et du projet spécial, et en renvoyant l'application du principe de l'adoption du mode de perception à un avenir que devrait fixer la prudence du législateur.

Quant aux effets du dégrèvement sur les importations et dans l'intérêt du Trésor, M. Duchâtel ne s'était pas flatté d'un grand accroissement d'importation. Il s'attendait même à une diminution dans les produits, qu'il comptait couvrir par d'autres ressources ou bien en réduisant l'excédant des recettes porté au budget.

Après ce discours, qui fut favorablement accueilli de l'opposition, le nouveau ministre des finances, rappelé à la tribune par la nécessité de se justifier des reproches qui lui étaient faits d'abord par la commission d'avoir jeté des difficultés inattendues sur la question, rappelant les circonstances dans lesquelles s'était formé le cabinet du 15 avril, s'excusait de n'avoir pu s'occuper de la présentation d'une loi nouvelle sur les sucres, au milieu des autres questions importantes qu'il avait à trai

ler à mesure qu'elles arrivaient à la délibération des Chambres.

Venant à la question, il s'attacha surtout à démontrer que les difficultés opposées à l'établissement d'une taxe sur le sucre indigène, bien que réelles, n'étaient pas insurmontables; que si la rigueur des moyens de perception de l'exercice était inévitable, elle était supportée par des exploitations industrielles non moins importantes. Quel droit les producteurs de sucre indigène avaient-ils de se plaindre d'entraves qui leur scraient imposées comme à d'autres industries, au nom de l'intérêt général?

Enfin, en considérant la question dans l'intérêt du Trésor, le ministre reconnaissait que son prédécesseur, en adoptant le dégrèvement, pouvait avoir eu l'espérance bien fondée d'une augmentation de recette qui balancerait sur d'autres parties la diminution des droits sur les sucres. Mais les résultats financiers des quatre premiers mois de l'année ne permettaient pas d'espérer pour 1837 un excédant de recettes aussi considérable qu'on l'avait supposé dans le budget présenté. D'autres compensations attendues n'étaient pas mieux assurées; et le nouveau ministre, après de profondes réflexions sur les besoins et les ressources du Trésor, persistait à penser qu'il y avait urgente nécessité de reconnaître le principe de l'impôt, et de vider immédiatement la question.

Ici s'aigrissait encore l'opposition motivée sur la situation singulière où la déclaration du ministre plaçait la Chambre. Selon M. d'Haubersaert, elle ne pouvait accepter la discussion telle qu'elle était posée. Au fait, le projet de loi dont la Chambre était saisie ne pouvait disparaître sous des interpellations, ou bien il devait être retiré par ordonnance. Il ne restait à la Chambre qu'une voie pour sortir d'embarras, c'était de clorre la discussion générale, et d'en venir à l'amendement proposé par M. Gouin, et c'est ce qu'elle fit d'après les observations de son président.

Cet amendement, développé par son auteur, portait en disAnn. hist. pour 1837.

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positions principales qu'à dater du 1er janvier 1858, il serait perçu par la régie des contributions indirectes, sur les sucres extraits de la betterave :

10 Un droit fixe et annuel de 200 fr. par chaque établissement de sucre de betterave;

2o Un droit proportionnel fixé en principal à 10 francs par 100 kil. de sucre brut; plus, le décime par franc auquel sont soumises les autres taxes indirectes.

Quant aux droits sur les sucres de canne à l'importation, M. Gouin faisait aux tarifs présentés par la commission des changemens qui tendaient à établir un équilibre plus juste entre les produits admis sur nos marchés.

Le débat reporté sur ce terrain, n'en fut que plus animé.

Dans l'opinion de M. Demarçay, qui combattait à la fois l'impôt sur le sucre de betterave et le dégrèvement des droits sur le sucre de canne, ce qu'il y aurait de mieux à faire pour les colonies, ce serait de leur accorder l'émancipation qu'elles réclament par l'organe de leurs délégués.

Dans celle de M. Passy, le sucre était une matière imposable; le dégrèvement des droits sur le sucre des colonies était un palliatif impuissant; la fabrication du sucre indigène devait finir par triompher de la concurrence coloniale, et l'impôt sur le sucre indigène était le seul moyen de conserver une branche productive du revenu public.

Le rapporteur de la commission lui-même (M. Dumon) ne s'était prononcé pour le dégrèvement que par la difficulté du mode de perception de l'impôt; et c'est là-dessus qu'on se débattit encore pendant toute une séance, à la fin de laquelle, malgré les efforts de ceux qui ne voulaient pas qu'on se décidât pour le principe de l'impôt sur le sucre indigène, sans avoir déterminé le mode de perception, le principe soumis à l'épreuve du scrutin secret fut adopté à une majorité de 23 voix (175 contre 152).

Cette décision, prise et proclamée dans une agitation singu

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