Page images
PDF
EPUB

lègue l'exercice, soit à des citoyens qu'elle investit, comme dans les républiques anciennes, d'une fonction temporaire, soit à des agents spéciaux qu'elle charge, comme dans nos institutions modernes, d'une fonction permanente. Cette délégation est directe ou indirecte. Elle est directe quand la société élit et surveille elle-même les citoyens auxquels elle confie ce ministère; elle est indirecte quand elle laisse au nombre des attributions du pouvoir exécutif le soin de nommer ces agents et de diriger leurs actes.

La délégation directe soulève de graves difficultés. Les membres du ministère public, élus dans chaque cité par la cité elle-même, sont nécessairement privés et d'indépendance et d'unité. Liés aux citoyens qui les ont élus, comment peuvent-ils secouer le poids de cette chaîne? Issus du vote de la foule, où puiseront-ils l'autorité qui doit la contenir? Comment exerceront-ils avec impartialité leur rigoureuse mission quand, en sévissant contre leurs justiciables, ils compromettront leur prochaine élection? Attachés à chaque localité par le lien de cette élection, ils n'en prendront point d'autre; isolés du pouvoir central, ils n'en accepteront qu'avec peine une domination incertaine; ils ne subiront aucune direction absolue, aucune règle inflexible. Or, la grandeur du ministère public est tout entière dans la puissante unité de ses règles, dans l'impulsion suprême qui surveille ses actes, dans la hiérarchie qui, d'une simple fonction,

a fait une merveilleuse institution. Que si l'on ôte au ministère public cette direction centrale, si son indépendance et son impartialité sont suspectées, la liberté individuelle et la sûreté publique sont à la fois menacées; car il ne resterait plus qu'un magistrat impuissant et passionné, qui n'aurait d'autorité que pour s'immiscer dans les intérêts privés, et qui n'en aurait plus pour sauvegarder l'intérêt général.

L'action publique doit être l'objet d'une délégation indirecte, c'est-à-dire qu'elle doit être déléguée par la nation au pouvoir exécutif qui la délègue lui-même à des agents. Ce pouvoir, en effet, n'est-il pas le représentant légal de la société? N'intervient-il pas en son nom dans l'administration générale de ses intérêts? N'est-il pas chargé de maintenir l'ordre, de veiller à la sécurité publique, d'assurer à tous les citoyens le libre exercice de leurs droits? En un mot, sa mission n'estelle pas d'opérer l'exécution complète des lois? Or, quel est le but de l'action publique? N'est-ce pas de faire exécuter les lois pénales qui sont elles-mêmes la sanction de toutes les lois? N'est-ce pas d'affermir, par l'application des peines, la sûreté et les droits de tous? Cette action rentre donc dans les attributions essentielles et légitimes du pouvoir exécutif; elle est l'arme que la société met dans ses mains et dont il doit disposer pour accomplir sa tâche; on ne pourrait la lui enlever qu'en divisant les éléments qui le constituent.

Enfin, cette délégation assure l'unité nécessaire du ministère public, sans être exclusive de son indépendance. L'action publique, en prenant son principe au centre, au lieu de le prendre à tous les points de la surface, reçoit une impulsion unique; elle subit la même surveillance, les mêmes devoirs, les mêmes règles; elle est une, en un mot, dans ses éléments et dans ses actes; et c'est là ce qui fait toute sa puissance; car ce n'est que parce qu'elle est une qu'elle peut s'élever au-dessus des multiples intérêts privés et se faire l'organe de l'intérêt social; ce n'est que parce qu'elle est une qu'elle oppose toute la force collective d'une institution aux passions qu'elle combat.

Son indépendance est-elle menacée par le lien qui l'attache au pouvoir exécutif? Il est certain qu'elle subit une haute direction, et qu'elle est exercée sous le contrôle d'une surveillance réelle; mais les fonctions du ministère public sont tellement considérables, leur influence sur la liberté individuelle et la sûreté publique est si puissante, qu'une telle surveillance n'est point inutile; il importe seulement qu'elle n'excède pas certaines limites, et, par exemple, qu'elle se borne à diriger le mode général d'exercice de l'action, sans enchaîner les actes mêmes qui l'appliquent. Or, comme le pouvoir exécutif ne peut l'exercer lui-même, et que, délégué de la société, il a, comme celle-ci, l'obligation de la transmettre aux agents qui l'exercent réellement, il s'ensuit que cette transmission

peut être accompagnée de conditions qui assurent plus ou moins leur indépendance. Rien ne s'oppose, en effet, à ce que la loi intervienne pour régler la mesure d'influence du pouvoir sur la fonction du ministère public. C'est ainsi que notre législation a pris soin de déterminer les conditions d'aptitude des magistrats qui sont chargés de ce ministère (1), l'étendue de la délégation qui leur est faite (2), les règles et les prérogatives de leurs fonctions (3). L'action publique peut donc rester soumise, dans son exercice, à une surveillance qui est purement administrative, sans abdiquer son indépendance; les officiers qui l'exercent peuvent, quoique enchaînés dans une organisation hiérarchique, conserver la liberté de leurs actes judiciaires.

Tels sont les motifs qui ont institué le principe fondamental que l'action publique, déléguée par la société au pouvoir exécutif, doit être exercée, au nom et sous la direction de ce pouvoir, par les agents qu'il institue. Ce principe est consacré dans notre législation par l'art. 1er du Code d'instruction criminelle, qui porte que: « l'action pour l'application des peines n'appartient qu'aux fonctionnaires auxquels elle est confiée par la loi;» par l'art. 22 du même Code, qui dispose que : « les procureurs du roi sont chargés de la recherche et

(1) L. 20 avril 1810, art. 64; L. 16 ventôse an 11, art. 1, tit. 2. (2) L. 20 avril 1810, art. 45 et suiv.; 6 juillet 1810, art. 42 et suiv.; C. instr. crim., art. 1, 22, 61, 271 et suiv.

(3) Déc. 30 mars 1808, tit. 3; L. 20 avril 1810, art. 6, 46, 54.

de la poursuite de tous les délits; » et par l'art. 45 de la loi du 20 avril 1810, qui déclare que: « les procureurs généraux exerceront l'action de la justice criminelle dans toute l'étendue de leur ressort. >>

Cependant le pouvoir exécutif n'est pas investi de l'action publique d'une manière absolue; il n'en peut disposer arbitrairement; elle ne lui appartient pas. Elle appartient à la société entière dont il est le représentant, et sa mission ne consiste qu'à en diriger l'exercice dans la voie tracée par les lois. Cette distinction fondamentale, que nous avons établie déjà, est un principe incontesté de notre jurisprudence. La Cour de cassation a déclaré à plusieurs reprises et dans les termes les plus formels : « que l'action publique appartient à la société et non au fonctionnaire public chargé par la loi de l'exercer (1); elle a reconnu en même temps: « que le ministère public n'agit qu'au nom de la société et dans l'intérêt de la justice (2). »

[ocr errors]

C'est d'après cette règle que les conditions de la délégation faite aux procureurs généraux et aux procureurs du roi ont été, comme nous l'avons rappelé tout-à-l'heure, pesées et établies par le législateur lui-même. C'est d'après la même règle que l'autorité judiciaire a été investie, concurrem

(1) Arr. cass. 2 mars 1827. Devill. et Car., nouv. édit., tom. VIII, p. 539.

(2) Arr. cass., 26 avril 1845. Bull., no 153.

« PreviousContinue »