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Cette règle doit-elle encore être invoquée? Notre législation, qui ne connaît plus d'autre réparation que la réparation pécuniaire, et d'après laquelle tous les délits peuvent également donner lieu à des dommages-intérêts, semble par-là même proscrire la distinction qui séparait les délits contre la propriété et les délits contre la personne. Les uns et les autres, en effet, ouvrent le même droit, un droit à une indemnité pécuniaire; les uns et les autres se résolvent, pour la partie lésée, en une question de dommages-intérêts. L'action par laquelle ces dommages-intérêts sont réclamés fait donc partie de la succession du défunt si celui-ci n'a fait aucun acte qui puisse faire supposer sa renonciation; elle peut donc être exercée par ses héritiers. Ainsi, il importe peu que cette action prenne sa source dans des violences commises sur la personne ou sur les biens; il suffit que le dommage matériel existe et soit constaté; ce dommage produit un droit à une réparation, et ce droit appartient aux héritiers. Cependant il est une classe de délits qui, comme dans la loi romaine, semblent devoir motiver une exception : ce sont les injures, les diffamations, les offenses écrites ou verbales, qui ne peuvent être poursuivies que sur la plainte des parties lésées. A l'égard des faits de cette nature, il y a lieu de présumer, lorsque la partie lésée est décédée sans porter plainte, qu'elle avait renoncé à son droit, et comme, d'ailleurs, la poursuite des délits de cette espèce a plutôt pour objet

de venger l'honneur de la personne injuriée que de demander des dommages-intérêts, ut vindicetur, non ut damnum sarciatur (1), il s'ensuit qu'elle ne doit pas passer aux héritiers.

Le troisième cas, que nous avons précédemment posé, est celui où le délit, consistant dans quelque attaque contre une personne, n'a été commis qu'après sa mort: tel serait, par exemple, l'outrage fait à ses cendres ou l'injure adressée à sa mémoire. Ces actes peuvent-ils, en les supposant prévus par la loi pénale, donner lieu à l'action civile?

Il est évident que lorsque le délit n'a été commis qu'après la mort de la personne contre laquelle il est dirigé, l'action civile n'étant point née à l'époque de l'ouverture de la succession, le défunt ne l'a point transmise et les héritiers n'en ont point été saisis. La difficulté qui se présente ici est donc de savoir si les représentants du défunt peuvent, en leur nom, intenter une action réparation d'un délit qui a lésé leur auteur.

pour la

Dans le droit romain, cette question n'était pas douteuse. Ulpien l'avait décidée en faveur des hé-, ritiers: Et si fortè cadaveri defuncti fit injuria, cui hæredes bonorumve possessores exsistimus, injuriarum nostro nomine habemus actionem; spectat enim ad existimalionem nostram, si qua ei fit injuria. Idemque si fama ejus, cui hæredes exsistimus, lacessatur (2). Ulpien ajoute encore dans la même loi : Quotiens funeri '(1) L. 7, § 1, Dig., De injuriis. (2) L. 1, §, 4, Dig., De injuriis.

testatoris vel cadaveri fit injuria, siquidem post aditam hæreditatem fiat, dicendum est hæredi quodammodò factam; semper enim hæredis interest defuncti existimationem purgare (1). Il résulte évidemment de ces deux textes que l'héritier avait une action personnelle pour poursuivre l'injure faite au défunt. Mais il est essentiel de remarquer le motif sur lequel se fonde cette action: c'est qu'une telle injure touche à la propre considération de l'héritier, spectat ad existimationem nostram, si qua ei fit injuria; c'est qu'elle est considérée en quelque sorte comme faite à l'héritier lui-même, dicendum est hæredi quodammodò faciam, et qu'il a toujours intérêt à défendre la mémoire de son auteur, semper hæredis interest defuncti existimationem purgare. Ainsi, ce n'est pas sur l'intérêt de la mémoire du défunt, c'est sur l'intérêt personnel de l'héritier que cette action s'appuie; ce n'est pas parce que le délit a lésé le premier qu'il y a lieu de poursuivre, c'est parce que cette lésion rejaillit sur l'autre et que celui-ci se trouve lui-même blessé.

Les légistes du seizième siècle s'étaient appuyés sur ces textes, à une époque où la jurisprudence vivait de fictions, pour établir en faveur des héritiers une véritable présomption de droit l'injure faite au défunt était considérée, en principe, comme faite à l'héritier lui-même, et par conséquent celuici se trouvait investi d'une action personnelle : Injuria facta cadaveri non cenşetur facta defuncto, quia (1) L. 1, §, 6, Dig., eod. titul.

postquàm quis est mortuus, non potest plùs aliquo modo offendi, sed benè dicitur facta hæredibus qui proptereà proprio nomine habent injuriarum actionem (1). La personne de l'héritier était ainsi complètement substituée à celle du défunt.

Ces principes ne peuvent être invoqués sous notre législation actuelle, mais ils renferment toutefois le germe d'une distinction qui doit, suivant nous, résoudre la question. Il faut, en premier lieu, rejeter la fiction qui mettait l'héritier à la place du défunt; l'héritier représente son auteur en ce qui concerne les charges et les bénéfices de l'héritage; il ne le représente nullement en ce qui concerne la réparation de ses injures personnelles. La loi n'a accordé le droit de plainte qu'à celui qui se prétend lésé; ce droit est personnel. Mais il y a lieu de reconnaître en même temps, avec la loi romaine, que l'injure faite au défunt peut rejaillir sur l'héritier et constituer à l'égard de celui-ci une injure véritablement personnelle.

On doit donc distinguer si le fait, quelle que soit sa nature, n'a causé de lésion qu'à la mémoire du défunt, sans attaquer directement ses héritiers, ou s'il les a personnellement atteints en même temps que leur auteur. Dans le premier cas, ils n'ont pas l'action civile. Vainement on alléguerait que le défunt a été lésé dans le seul bien qui survive à l'homme, l'estime qui a pu s'attacher à son nom, le respect dont son souvenir est entouré, la gloire (1) Prax. crim., quæst. 107, n. 368.

même qu'il a pu rêver comme prix de ses travaux (1). Est-ce que, dans nos idées chrétiennes, nous pouvons admettre qu'après la mort l'âme ressente quelque atteinte des stériles injures qui peuvent poursuivre la vie terrestre (2)? Est-ce que nous pouvons admettre cette étrange fiction d'une tombe qui s'entr'ouvre pour laisser échapper un désir de vengeance? Où serait le droit des héritiers de porter plainte, quand le défunt peut-être eût pardonné? Où serait d'ailleurs l'intérêt de cette poursuite? Serait-ce le soin de cette renommée que l'homme laisse après lui, faible bruit qu'un jour suffit à étouffer? Mais cet intérêt, quand il est dégagé de toute application actuelle, quand il n'est pas l'intérêt d'une famille, quand il ne regarde que le marbre d'une tombe, est-il assez sérieux, assez réel pour motiver l'intervention de la justice? La loi n'étend pas sa protection au delà des intérêts actuels, au delà de la vie des hommes; car elle exige une triple condition, à savoir, un dommage appréciable, une personne offensée, une plainte de cette personne (3).

Mais lorsque le délit, alors même qu'il est prin

(1) Voy. un réquisitoire de M. de Marchangy, dans le Journ. du palais, tom. XVII, p. 1056.

(2) Renazzi, Elem. jur. crim., cap. X, 9: Certè cadavera haud sentiunt injurias, et non perituros animos aliàs in sedes translatos probra non tangunt mortalis exuviæ.

(3) Voy. sur ce point, quant à l'application de la loi pénale, les excellentes observations de M. Chassan, Traité des délits de la parole, tom. I, p. 350.

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