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ministère public n'est lié ni par un ordre du ministre, ni par une injonction de la cour royale, ni par la constitution d'une partie, il est entièrement libre, soit de mettre en mouvement, soit de garder oisive l'action qui lui a été déléguée par la loi. C'est ainsi qu'il peut, d'une part, poursuivre d'office tous les crimes et délits qui parviennent à sa connaissance sans attendre la provocation d'une plainte ou d'une dénonciation quelconque, sauf quelques exceptions qui seront mentionnées ultérieurement; et, d'une autre part, s'abstenir de saisir les tribunaux et de requérir information, lorsque les dénonciations et les plaintes qui lui sont adressées lui paraissent dénuées de fondement ou que les faits qu'elles révèlent n'intéressent pas essentiellement l'ordre public. Nous avons développé précédemment ce dernier point (1).

Le droit de poursuivre d'office les crimes et délits qui parviennent à sa connaissance n'est soumis à aucune condition, à aucune formalité préalable. En effet, d'une part, ainsi qu'on l'a vu, les officiers du ministère public sont investis de la libre disposition de l'action publique; et, d'un autre côté, ils ne relèvent que de leurs supérieurs dans l'ordre hiérarchique, et par conséquent ils sont indépendants des tribunaux près desquels ils sont placés.

Cette dernière règle n'était pas nettement établie dans notre ancienne jurisprudence. Henris s'ex

(1) Voy. suprà, § 111, p. 255 et s. Voy. aussi les circ. dn min. de la justice des 8 mars 1817, 20 nov. 1829 et août 1842.

primait en ces termes au commencement du dixseptième siècle : « On doit soustraire les gens du roi aux inquiétudes, aux mouvements, aux recherches, aux troubles, à la discussion même des compagnies; d'autant plus que leurs fonctions, les instructions particulières qu'ils reçoivent du roi et de ses ministres, les mettent souvent dans le cas de s'opposer aux vues de ces compagnies; il peut souvent arriver qu'ils déplaisent et qu'on cherche à les traverser (1). » Ce n'était là qu'un vœu impuissant encore et qui ne fait qu'attester le pouvoir que s'attribuaient les juges. Ce pouvoir fut peu à peu circonscrit par les arrêts des parlements et du conseil du roi. Un avocat du roi en la sénéchaussée d'Angers, ayant formé appel d'un jugement à la face des juges, avait été publiquement réprimandé avec défenses de plus appeler à l'audience. L'affaire ayant été portée à la grand'chambre du parlement de Paris, M. l'avocat général Talon établit en principe que les juges inférieurs n'ont aucune juridiction sur l'avocat du roi pour ce qui est de l'exercice de sa charge, et l'arrêt fit défenses aux juges d'Angers de prendre connaissance des actions des gens du roi, en cas de prétendue contravention aux édits et ordonnances, sinon en dresser procès-verbal et l'envoyer à la cour, pour, sur icelui vu et communiqué au procureur général du roi, y être fait droit ainsi que de raison (2). Dans une autre espèce, le parlement de Dijon avait ordonné, (1) Henris, tom. IV, tit. 2.

(2) Arr. parl. Paris 24 février 1628.

pro

par arrêt du 2 mars 1656, que les deux avocats généraux et le procureur général du roi près cette cour se trouveraient à l'audience pour y déclarer que témérairement et malicieusement ils avaient tenu des pos téméraires et injurieux contre l'honneur et le respect qu'ils devaient à la justice souveraine du roi, et jusqu'à après avoir satisfait, les interdisait de toutes fonctions. L'affaire fut évoquée au conseil du roi et l'arrêt cassé avec défenses de rendre à l'avenir de pareils arrêts; interdire lesdits avocats et procureurs généraux de Sa Majesté; les troubler ni empêcher dans l'exercice de leurs charges; donner des permissions d'informer sans communication; décréter les informations sans conclusions dudit procureur général, à peine de nullité et cassation des procédures et arrêts qui interviendront en conséquence (1). Un autre arrêt du conseil casse également un arrêt du parlement de Metz qui avait condamné le procureur général à faire satisfaction à la cour, derrière le barreau, de termes injurieux dont il s'était servi, et, jusqu'à ce qu'il eût satisfait, ordonnait qu'il demeurerait interdit de l'exercice et des fonctions de sa charge. L'arrêt du conseil ajoute toutefois: sauf audit parlement, lorsqu'il aura des sujets de plainte contre ledit procureur général, de les porter à Sa Majesté pour y être par elle pourvu ainsi que de raison (2). Nous pourrions multiplier ces citations.

Il résulte de ces arrêts que le pouvoir royal ne

(1) Arr. du conseil du 13 juin 1656, rendu en la présence du roi. (2) Arr. du conseil du 2 déc. 1679, rendu en la présence du roi.

perdait aucune occasion de poser une ligne de démarcation entre les cours et le ministère public et d'assurer l'indépendance légale de celui-ci. Cette doctrine, il faut le dire, était fondée sur une saine expérience des choses. Comment le ministère public aurait-il pu déployer quelque autorité, quelque vigueur, s'il n'avait pas été libre de ses opinions et de ses actes? Comment aurait-il pu, comme une vigilante sentinelle, signaler les abus que pouvaient recéler les compagnies elles-mêmes près desquelles il exerçait ses fonctions, si celles-ci avaient pu l'arrêter à chaque pas par la censure, la réprimande ou l'interdiction? Enfin, comment la justice aurait-elle suivi un cours impartial au milieu des débats et des continuels démêlés des deux pouvoirs que chaque compagnie réunissait en elle-même? Louis XVI, dans une ordonnance de novembre 1774, concernant la discipline du parlement de Paris, essaya de concilier enfin les deux intérêts qui continuaient de s'agiter dans cette difficulté toujours renaissante. Les articles 5, 6 et 7 de cette ordonnance portaient que «dans le cas où il surviendrait quelques difficultés entre les officiers de quelques-unes des chambres de notre parlement, et nos avocats et procureurs généraux, relativement à leurs fonctions, aux droits et aux priviléges de leurs offices, elles seraient portées aux chambres assemblées, et que, dans le cas où elles ne pourraient être conciliées, un mémoire, contenant l'exposé de la difficulté et les motifs des

:

prétentions respectives, serait envoyé ànotre garde des sceaux, pour, sur le compte qu'il nous en rendra, être par nous statué ce qu'il appartiendra. >>

Il importe toutefois de remarquer que cette doctrine de l'indépendance légale des gens du roi n'avait rapport qu'au mode d'exercice de leurs fonctions, aux paroles, aux actes, qu'ils devaient prononcer ou remplir dans la pleine liberté de leur conscience et de leur volonté. Mais elle ne s'étendait pas jusqu'au pouvoir de s'abstenir des actes de ces fonctions. Ainsi, lorsque leur ministère était nécessaire pour que les juges pussent prononcer sur une affaire de leur compétence, les cours étaient dans l'usage de les mander, de leur communiquer l'affaire et de leur ordonner de prendre des conclusions. Jousse constate, comme des règles de pratique, que, lorsqu'un procureur du roi néglige de poursuivre des infractions, le juge peut en dresser procès-verbal et en ordonner la poursuite; que s'il refuse de donner ses conclusions, les juges du siége doivent le mander en la chambre du conseil et lui adresser des injonctions; enfin, que s'il n'a point assuré l'exécution d'un décret ou d'un jugement, les juges desquels est émané ce jugement ou ce décret peuvent le contraindre d'agir ou agir en sa place (1).

La ligne de séparation entre les deux fonctions

(1) Jousse, Traité de just. crim., tom. III, p. 67, 68 et 69, et tom. Ier, p. 390,

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