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QUELQUES CONSIDÉRATIONS

SUR LA

CONSTITUTION BELGE

PAR ÉMILE DE LAVELEYE

Burke et, après lui, Joseph de Maistre ont dit que les constitutions écrites ne valent pas le chiffon de papier sur lequel elles sont imprimées. Leur idée était que les institutions politiques qui résultent du développement naturel d'un peuple sont seules durables, tandis que celles qui sont improvisées par des assemblées constituantes périssent bientôt, sous les résistances des hommes et des choses, qu'on ne change pas à coups de décret.

Burke et de Maistre, en condamnant les constitutions écrites, pensaient à la France, et ce qui s'est passé en ce pays leur a donné raison. La France en est aujourd'hui, depuis 89, à sa onzième constitution;

A

durée moyenne de chacune huit ans. La Belgique a été plus heureuse. La constitution votée par le Congrès de 1830 lui a donné cinquante ans de paix et de prospérité sans exemple, et si de grandes catastrophes européennes ne viennent pas la mettre en péril, on peut espérer un renouvellement de bail avec la fortune.

Non-seulement, notre constitution a duré, mais elle a servi de modèle à la plupart de celles qui ont été adoptées par les pays qui se sont affranchis du despotisme l'Italie, la Roumanie, la Grèce, l'Espagne, le Portugal.

Notre constitution a eu cette chance heureuse de naître de l'accord momentané de deux partis ordinairement en lutte : le parti libéral, qui invoque l'autorité de la raison, et le parti catholique, qui s'appuie sur l'autorité de l'Église. Dans le Congrès belge de 1830 dont M. Juste a si bien raconté l'histoire, ces deux partis s'entendent sur presque tous les points. Il y a plus : c'est à qui donnera le plus de garanties à la liberté. Tous deux semblent avoir une confiance absolue dans la sagesse humaine. On se croirait revenu aux premiers jours de 89, en France, quand les philosophes, le clergé et la noblesse se disputaient l'honneur de détruire les abus de l'ancien régime.

Les libéraux étaient dans leur rôle. Vrais fils du

dix-huitième siècle, ils en avaient puisé l'esprit dans la lecture de Montesquieu, de Voltaire, de Rousseau et des encyclopédistes, dont les œuvres, réimprimées à bon marché chez nous, étaient entrées dans toutes les bibliothèques. Les conventionnels régicides, réfugiés à Bruxelles, avaient répandu les mêmes idées. En outre, les plus instruits parmi les membres du Congrès, Nothomb, Lebeau, Devaux, Van de Weyer avaient appris à estimer les bienfaits de la liberté dans l'histoire d'Angleterre et des États-Unis.

Le dix-huitième siècle était optimiste comme Rousseau. Il croyait à la bonté native de l'homme. Délivrez les peuples du joug des mauvaises institutions et des fausses religions; éclairez-les, et spontanément ils établiront un régime conforme à la raison et à la justice. Le mot d'ordre sera donc : Liberté en tout et pour tous. C'est celui de notre Congrès. Mais comment a-t-il été adopté aussi par les catholiques, que le dogme de la chute doit mettre en défiance contre la sottise et la perversité de l'homme, et que 93 avait dû guérir des illusions de 89?

L'attitude des catholiques au Congrès fut une méprise- méprise heureuse, felix culpa, la Belgique, en effet, lui doit ses libertés, méprise toutefois à leur point de vue, car à cette époque d'enivrement, ils oublièrent leurs dogmes, leurs traditions, leur his

toire. Grégoire XVI le leur rappela durement dans la mémorable Encyclique de 1832, expression exacte de la doctrine des Pères et des Conciles.

Ce moment d'oubli des catholiques s'explique par deux causes la lutte contre le régime hollandais et l'influence de Lamennais. Pour repousser les mesures d'autorité du roi Guillaume, ils avaient invoqué la liberté. Triomphants par la révolution, il leur eût été difficile de faire brusquement volte-face et de la répudier. D'ailleurs Lamennais les avait enthousiasmés pour l'idée de l'alliance de la démocratie et de l'Église. Aussi voyons-nous, au sein du Congrès, les membres du clergé voter, en général, pour les solutions les plus libérales et même les plus radicales. De cet accord momentané de l'optimisme du dix-huitième siècle et de la théocratie républicaine de Lamennais, est née la constitution la plus libre et, à cette époque, la plus démocratique du continent.

Maintenant, le clergé et ceux qui l'écoutent, maudissent tout haut ou en secret l'œuvre du Congrès que Grégoire XVI avait « foudroyée dans son berceau ». C'est une singulière ingratitude. Où le clergé a-t-il acquis une influence politique plus grande qu'en Belgique? N'a-t-il pas su tirer un bien meilleur parti que ses adversaires de ces libertés modernes anathématisées les Papes? Les libertés de la presse, de l'enseigne

par

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