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S VIII.

Des Fiefs.

Ne nous occupons ici que de la naissance de cette institntion fameuse des fiefs, qui forme le caractère distinctif de la législation politique des modernes.

Le comte de Buat (1), après avoir rassemblé divers passages de nos lois anciennes, relatifs aux terres limitrophes de l'empire, ordinairement concédées à des vétérans, en tire les conclusions suivantes, 1o que ces biens n'étaient point héréditaires; 2o qu'ils étaient masculins; 3o que c'étaient des bénéfices sous certains rapports; 4° que le fils du dernier possesseur était choisi de préférence aux étrangers, pour en être investi, à la condition d'être capable de remplir les devoirs que cette possession imposait; 5° que les serfs et les bestiaux dont ils étaient pourvus, devaient s'y retrouver, quand la propriété passait à un nouveau possesseur. « Il me semble, ajoute-t-il, qu'à tous ces caractères, on doit reconnaître les fiefs tels qu'ils continuèrent d'être jusqu'au temps de Charles-le-Chauve.» Ce systême a été combattu par les plus graves autorités; il ne paraît toutefois avoir rien d'invraisemblable.

Il faut remarquer que, comme des Barbares alliés à l'empire furent quelquefois commis par les princes, pour préserver les frontières des invasions d'autres Barbares, cette institution se trouva quelquefois faite en leur faveur ; que des terres furent aussi concédées de la sorte, en divers temps, au centre même de l'empire, à plusieurs hordes qui demandaient à s'y établir; ce qui explique comment ce ne fut pas seulement aux bornes de l'empire qu'il y eut des fiefs.

Au reste, en laissant dans les ténèbres une origine certainement fort obscure, il faut toujours conclure qu'il y eut, sous la première race des rois, un grand nombre de

(1) Les origines, etc. T. 1, liv. 1v, chap, 1.,

terres qui, sous les noms divers de fiefs, de bénéfices, d'honneurs, furent concédées aux vassaux du roi, pour récompenser leurs services ou fixer une fidélité douteuse : ce sont les fiefs, quoique le nom n'ait été usité que plus tard.

Il est certain que les premiers biens possédés à ce titre furent amovibles, comme leur nature même l'indique. Toutefois, on ne pouvait les conférer ni les ôter selon un vain caprice. Il paraît que le roi devait en délibérer avec ses premiers conseillers, c'est-à-dire avec les leudes. Or, comme ceux-ci furent les propriétaires des premiers fiefs, c'était donc du sort de leurs pairs qu'ils avaient à décider.

Il arriva, que de même qu'on se maintenait dans les offices par l'or ou par la force, on conserva aussi les bénéfices par de pareils moyens. Des concessions légales furent même arrachées à la faiblesse des monarques. Ils durent successivement respecter le titre de la possession pendant un an, le renouveler, le rendre viager, et enfin, héréditaire. Vers la fin de la première race, la plupart des fiefs étaient transmis aux

enfans.

De l'hérédité des bénéfices naquit la noblesse. Les annalistes des premiers siècles de la monarchie se contentent de marquer une série de crimes épouvantables; mais, en étudiant plus profondément cette époque, on reconnaît que la lutte qui s'établit, en quelque sorte, entre les grands vassaux et les princes, fut la première cause de toutes ces sanglantes révolutions. A mesure que le nombre des premiers augmenta, quelques-uns d'eux seulement devinrent les confidens particuliers des rois. Avides et ambitieux comme leurs maîtres, ils leur firent porter des actes de révocation ou de spoliation qui révoltèrent quelquefois la nation entière, mais toujours ceux qui en étaient frappés. C'est l'histoire de la fameuse rivale de Frédégonde.

Nous n'avons parlé jusqu'ici que de ces fiefs primitifs que

(1) Chronique de Frédégaire, chap. 27.

la couronne conférait; mais le désordre et la confusion augmentant d'année en année, de siècle en siècle, un nombre considérable d'alleux se trouvèrent réduits en fiefs ou arrière-fiefs. Des priviléges étaient assignés aux vassaux du roi, on trouvait protection sous son sceptre; on voulut être vassal du roi; alors s'introduisit l'usage de changer son alleu en fief, en donnant sa terre au roi, qui la rendait à titre de bénéfice ou de vassalité. Telle est la formule qui nous a été conservée (1). L'hérédité, pour cette espèce de fief, ne put certainement être contestée; ce fut probablement une raison de regarder, par la suite, toutes les terres connues sous ce nom, comme possédées à titre héréditaire.

On conçoit que la crainte, d'une part, et la violence, de l'autre, le besoin de protection et le désir d'opprimer, créèrent, dans la suite, entre les sujets, un ordre analogue à celui qui avait d'abord existé entre le roi et quelques sujets. . Tout le monde, dit le grand homme auquel il faut toujours revenir, entra, pour ainsi dire, dans la monarchie féodale, parce qu'on n'avait plus la monarchie politique. » Je m'arrête ici.

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SIX.

De la Justice.

Le pouvoir, c'est la justice. La société, en effet, n'établit de supériorités que pour fixer des droits et des rapports, pour maintenir les règles par lesquelles elle doit exister. Voilà pourquoi la justice est l'attribut constant de la royauté, ou, dans un sens plus étendu, pourquoi elle émane, dans tout Etat de la souveraineté.

Ce principe fut oublié dans les temps malheureux dont nous nous occupons. C'est un spectacle singulier que de voir la plus auguste prérogative de la couronne partagée et morcelée, et devenir en quelque sorte, la conséquence immé

(1) Marculfe, liv. 1, Formule 13.

diate de la possession de telle ou telle fraction du sol. Ce spectacle fut alors offert pour la première fois : il est digne de fixer l'attention de ceux qui méditent sur le principe, le but et les résultats des institutions humaines.

Les offices de juges avaient d'abord été occupés par des officiers royaux; mais le désordre qui s'introduisit dans toutes les branches de l'administration, ne tarda pas non plus à gagner la justice: les juges du roi furent remplacés, expulsés. Il fallait que la force fût la loi.

Mais on a expliqué comment fut consommée cette étonnante révolution qui fit de la justice un droit du fief: la composition formait toute la législation des Francs. On payait l'injure faite ou le sang versé la famille était dès-lors dispensée du devoir sacré de la vengeance; et la société conservait un de ses membres, que son audace ou son génie rendaient quelquefois précieux. Mais, outre ce qu'on donnait aux parens pour se racheter, il y avait aussi une amende qui devait être délivrée au juge du territoire où l'action avait été commise. C'était, sans doute, dans l'esprit du législateur, une sorte d'expiation publique d'un délit public, faite pour en éloigner le renouvellement. Cette amende était appelée fredum, et proportionnelle comme la composition.

« Je vois déjà naître la justice des grands seigneurs. Les » fiefs comprenaient de grands territoires, comme il paraît » par une infinité de monumens. J'ai déjà prouvé que les » rois ne levaient rien sur les terres qui étaient du partage » des Francs; encore moins pouvaient-ils se réserver des » droits sur les fiefs. Ceux qui les obtinrent, eurent, à cet

égard, la jouissance la plus étendue; ils en tirèrent tous les » fruits et tous les émolumens; et comme un des plus consi» dérables était les profits judiciaires (freda), que l'on recevait par les usages des Francs, il suivait que celui qui avait le fief, avait aussi la justice, qui ne s'exerçait que . par des compositions aux parens, et des profits au seigneur. . Elle n'était autre chose que le droit de faire payer les

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compositions de la loi, et celui d'exiger les amendes de » la loi (1). »

Il est bon d'observer toutefois que, si la couronne perdit sa plus belle prérogative, elle en conserva du moins le titre originaire: elle ne rendit plus la justice; mais elle dut veiller à ce qu'elle fût rendue : elle put obliger les seigneurs à remplir cette espèce de servitude de leur fief.

Ainsi fut fondé un ordre qui, après avoir été pendant plusieurs siècles un fléau pour les peuples, laissa informe et confus tout notre système judiciaire, jusqu'au temps où il fut frappé dans ses racines.

S X.
Du Clergé,

Le clergé catholique avait admis les Francs; et plusieurs de ses membres avaient favorisé leur conquête, parce que, abandonnés des empereurs, ils redoutaient beaucoup moins la domination de ces païens que celle des Ariens du midi. La raison en est toute simple; les premiers n'étaient point persécuteurs, et on pouvait avoir l'espoir fondé de les convertir au Catholicisme. Il y a même des raisons de penser que les lumières de la foi avaient déjà éclairé plusieurs des Barbares, avant la conquête.

L'Eglise conserva, dans les premiers temps, l'usage des lois romaines. Les évêques, saints vieillards qui offraient d'éclatans exemples de charité chrétienne, en imposaient aux rois barbares. Ils respectaient, avant leur conversion, ces dignes prélats. Devenus chrétiens, ils en firent des conseillers; ceux-ci s'étaient servi de leur influence auprès des rois pour protéger les malheureux vaincus, et exercer une espèce de patronage utile. Quelques-uns, abusant de leur crédit, le changèrent, dans la suite, en une tyrannie odieuse. Grégoire de Tours parle d'un évêque d'Auvergne, qui, dès le premier siècle de la monarchie,

(1) Montesquieu, liv. xxx, chap. 20.

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