Page images
PDF
EPUB
[ocr errors]

CHAPITRE IX.

Des précautions que la nature de nos recherches nous oblige de prendre.

PLUSIEURS

LUSIEURS précautions nous seront indispensables pour atteindre le but

posé dans cet ouvrage.

que nous nous sommes pro

La première sera de distinguer les époques des diverses religions.

Une nation n'a pas, à la fin d'un siècle, la même croyance qu'au commencement; bien qu'elle adore les même divinités, elle n'en conserve pas long-temps des notions uniformes.

En entrant dans la civilisation, les peuples reçoivent une impulsion qui ne s'arrête plus mais les changements sont imperceptibles. Aucun signe visible ne les indique. L'extérieur d'une religion reste immuable, lors même que la doctrine se modifie. Le nom seul des dieux ne varie pas et c'est une cause nouvelle d'erreur.

Dans l'esprit de beaucoup de lecteurs assez instruits, le nom de chaque mythologie retrace un ensemble d'opinions dont ils ne demèlent pas les dates. La religion d'Homère et celle de Pindare leur paraît parfaitement semblable, et retrouvant sur les bors du Tibre les mêmes acteurs célestes que sur les rives du Simoïs, ils s'imaginent en

[ocr errors]

core que

le chantre d'Achille et celui d'Énée ont décrit une religion à peu près pareille (1).

(1) Une erreur de ce genre, et même beaucoup plus grave, a diminué le mérite d'un ouvrage qui renferme de grandes beautés. On ne saurait trop regretter que M. de Châteaubriand ait commis, dans ses Martyrs, un anachronisme d'envirou quatre mille ans. Il a présenté comme simultanées deux choses, dont l'une n'existait plus et l'autre pas encore. La première était le polythéisme d'Homère, et la seconde le catholicisme de nos jours. Certes, après Euripide, après Epicure, et presque en présence de Lucien, les vierges grecques ne demandaient pas au premier jeune homme qu'elles rencontraient : Ne seriez-vous pas un immortel? Et d'une autre part, il n'y avait encore chez les chrétiens, du temps d'Eudore et de Cymodocée, ni soumission habituelle au pouvoir sacerdotal, ni dogmes fixes, ni rien de ce qui caractérise, en plus d'un endroit, les discours de la vierge et du martyr. L'illustre auteur de ce poëme a de plus été entraîné, par cette erreur, à faire usage d'uu genre de merveilleux tout contraire et bien inférieur à celui qui ressortait naturellement de son sujet. Son enfer a tous les défauts de celui de Virgile, parce qu'on sent qu'il est écrit à une époque pareille, lorsque aucun des éléments de la description ne faisait partie d'aucune croyance. Le talent du style ne peut remédier à ce vice de la conception. Le paradis de M. de Châteaubriand, copie de l'Olympe, est également frappé d'une imperfection qui ne lui permet pas de latter avec son modèle. Il a la diversité des couleurs de moins et la métaphysique de plus. La pureté au sein de la corruption, la certitude en présence des doutes universels, l'indépendance sous la tyrannie, le mépris des richesses au milien de l'aviditė, le respect pour la souffrance lorsqu'on voyait partout l'exemple de la cruauté indifférente et de la férocité dédaigneuse, le détachement d'un monde où le reste des hommes avait concentré tous ses désirs, le dévouement quand tous étaient égoïstes, le courage quand tous étaient lâches, l'exaltation quand tous étaient vils; tel était le merveilleux qu'on pouvait faire descendre du ciel, et ce merveilleux placé dans l'ame des premiers fidèles, et renouvelant la face du monde, n'eût pas eu peut-être moins d'intérêt que des anges, pâles héritiers des dieux de l'Iliade, traversant l'empirée comme Vénus blessée par Diomède, ou Junon voulant tromper Jupiter.

Si cette critique et une observation placée dans une note antérieure

Il n'en est rien. Les dieux de l'Iliade, loin d'être ceux des poètes romains, ou des lyriques et tragiques grecs, ne sont pas même exactement ceux de l'Odyssée. Les dieux de la Grèce n'ont en commun avec ceux d'Ovide et de Virgile, que le nom et quelques fables dont la signification avait changé. Leur caractère moral, leurs relations avec les hommes à ces deux époques n'ont aucun rapport.

Jusqu'ici, l'on a plutôt recueilli qu'apprécié les témoignages. L'on a L'on a cité presque indifféremment sur la religion grecque Homère et Virgile, Hésiode et Lucien. L'on a même consulté avec con

paraissaient des attaques contre l'écrivain qu'elles concernent, nous nous croirions obligés d'expliquer notre pensée. Notre ouvrage prouve assez que nous n'adoptons point les opinions religieuses que M. de Châteaubriand a défendues, et sur bien d'autres questions nous sommes certainement d'avis très-opposés. Mais nous ne le confondons point tau, tefois avec les hommes qui ont embrassé, plus tard que lui, la cause que le premier il a relevée. Quand il a publié le Génie du Christianisme, la lice était ouverte à ses adversaires; le pouvoir superbe qui tenait tout l'univers à ses pieds, ne s'appuyait que sur sa force intrinsèque, et permettait la discussion sur tout ce qui ne touchait point à la politique. M. de Châteaubriand affronțait donc la critique dans toute sa liberté, ce qui est toujours la preuve d'un sentiment honorable de sa propre valeur. Ses successeurs arrivent sous d'autres auspices. Lors même qu'ils auraient, comme lui, le mérite du talent, ils n'auraient pas celui de combattre leurs ennemis à armes égales. Que serait-ce si par hasard ils lui étaient immensément inférieurs sous le premier rapport? s'ils n'avaient pour éloquence que l'emportement, pour originalité que de la bizarrerie, et pour bravoure que la certitude qu'on ne peut lear rendre les coups qu'ils portent? Entre eux et M. de Châteaubriand, il y a la même différence qu'entre un chevalier dans un tournois, n'ayant pour lui que son adresse et sa force, et des inquisiteurs du saint-office, ayant avec eux leurs sbires et leurs familiers.

fiance, sur les époques les plus reculées de cette croyance, des mythologues tout-à-fait modernes, ou des philosophes dont l'intérêt visible et le but avoué était d'épurer l'ancien polythéisme (1).

(1) Pour donner une idée de l'excès auquel cette méthode fautive a été portée, nous indiquerons l'auteur de l'Essai sur la religion des Grecs. Quand au milieu d'un grand étalage d'érudition il veut nous parler de l'enfer d'Homère, il nous renvoie à une note, et daus cette note nous trouvons des vers de Virgile; une autre note nous rapporte des passages de Proclus et de Jamblique. Il est vrai que quelquefois parmi ses autorités nous rencontrons aussi Racine et Boileau.

Ce que M. Leclerc de Septchênes a fait pour la religion des Grecs, d'autres écrivaius l'ont fait pour celle des Perses; ils ont invoqué, comme des garants digues de toute confiance, non-seulement Plutarque, mais Porphyre, dont on connaît l'enthousiasme et le dévouement au platonisme nouveau; Eubule, contemporain de Porphyre, non moins inexact, mais bien moins savant que lui; Eusèbe, homme érudit, mais d'une crédulité puérile; Dion Chrysostôme, esprit imbu de toutes les subtilités d'Alexandrie; Eudème, enfin, dont le siècle même nous est inconnu, et que soupçonnait déjà d'imposture le compilateur qui nous en a conservé quelques fragments. (V. Excerpta ex Damascii libro de principiis, pag. 259.) Ils n'ont pas considéré que ces hommes écrivaient, pour la plupart, près de six cents ans après la chute de l'empire de Darius, lorsque le polythéisme grec et la philosophie grecque, la théurgie éclectique, le judaïsme et le christianisme, avec toutes les superstitions qu'entraînent à leur suite les bouleversemens politiques, le mélange des peuples, l'asservissement, l'épouvante et le malheur, avaient pénétré dans la religion des Perses.

Personne, au reste, n'a poussé l'absence de toute critique et la confusion de tous les auteurs à un degré plus haut que M. de la Mennais, dans le troisième volume de son Essai sur l'indifférence en matière de religion. Il cite indistinctement, pour prouver ce qu'il nomme la religion primitive, Pythagore, Épicharme, Thalès, Eschyle, Platon, Sanchoniaton, Diodore, Pausanias, Jamblique, Clément d'Alexandrie, Maxime de Tyr, Cicéron, Plutarque, Anaxagore, Lactance, Archelaüs, Porphyre, Sénèque, Épictète, Proclus, etc. Il saisit au hasard quel

[ocr errors]

Confondant ainsi les dates et les doctrines, les auteurs de la plupart des systèmes ont mêlé les opinions des siècles divers : ils n'ont point distingué les dogmes empruntés du dehors des dogmes

ques expressions de chacun d'eux, pour en conclure qu'ils ont professé la même doctrine. Le sceptique Euripide, qui fait d'ailleurs, comme tout auteur tragique, dire à ses personnages le pour et le contre, lui paraît un garant non moins respectable que le religieux Sophocle. Le crédale Hérodote est appelé en témoignage avec l'incrédule Lucien. L'auteur se prévaut d'un mot d'Aristote pour le présenter comme ayant tandis professé le théisme et l'immortalité de l'ame à notre manière, que le dieu d'Aristote, dépouillé de toute vertu, de toute qualité, de toute relation avec les hommes, est une abstraction dont aucune religion ne peut s'emparer, et que, suivant le même philosophe, l'ame, après la mort, sans mémoire, sans conscience, sans sentiment d'individualité, est une autre abstraction que ne peuvent atteindre ni les châtiments, ni les récompenses. M. de la Mennais en agit de la même manière avec Xénophane, le panthéiste le plus audacieux qui ait existé, et qui, ne reconnaissant qu'une substance unique et immobile, le monde, ne mérite certes pas le nom de théiste pour avoir appelé Dieu cette substance qui, disait-il, avait tou ours subsisté et subsisterait toujours dans le même état. Pline l'ancien qui, dès le commencement de son ouvrage, déclare que l'univers seul est dieu, est invoqué pour attester la permanence de la révélation faite à nos premiers pères. Sanchoniaton, nom générique, annexé, on ne sait pourquoi, à des ouvrages évidemment supposés, les vers dorés du prétendu Pythagore, les hymnes si peu antiques du fabuleux Orphée, tout est bon à M. de la Mennais, pourvu qu'on y trouve le mot beòs, auquel chaque philosophe et chaque poète attachait un sens différent. Il n'y a pas jusqu'à Horace lui-même, Epicuri de grege porcus, parcus deorum cultor et infrequens, qui ne lui serve à proclamer l'immutabilité, l'antiquité, la pureté du théisme primitif.

9

Il ne valait vraiment pas la peine de nous dire qu'on avait découvert qu'aujourd'hui l'antiquité était peu connue, pour nous présenter comme instruction une compilation qui, s'il n'y avait en France des savants véritables, reporterait la science où elle était avant les premiers efforts de la critique naissante.

« PreviousContinue »