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sont que le roulis du vaisseau qui le porte sur une autre rive. L'action des jongleurs le trouble sans doute, même dans ses consolations religieuses; mais pour se soustraire à cette action fâcheuse, il faudrait qu'il renoncât à ces consolations. Mieux vaut qu'il les possède imparfaites et troublées.

D'ailleurs est-il bien sûr que ces jongleurs ne fassent que du mal?

Sans eux, des peuplades entières périraient d'engourdissement et de misère (1). Ils les réveillent de leur apathie et les forcent à l'activité. Les hordes chez lesquelles il n'y a point de prêtres sont de toutes les plus abruties (2). Les jongleurs, ignorants ou artificieux, trompeurs ou stupides, conservent pourtant quelques traditions médicinales, dont une partie est sûrement salutaire (3). Ils font un devoir au Sauvage paresseux de ses entreprises de chasse ou de pêche. Ils lui en font un des plaisirs de l'amour, auxquels certains climats le rendraient presque insensible (4). Ils l'entretiennent dans des rêves

(1) ROGER Curtis, Nachricht von Labrador, in Forster und Sprengel, Beytræge zur Voelker kunde, I, 103. Her der Ideen, II, 110.

(2) Les Peschereys, à l'extrémité de l'Amérique méridionale, n'ont point de prêtres, à ce que les voyageurs nous assurent. HERDER, I, 65. Aussi sont-ce les plus reculés et les moins intelligents des Sauvages. HERDER, ibid. 237.

(3) V. HECKEWELDER, Mœurs des Indiens, ch. 29 et 31.

(4) HERDER, Ideen. Ceci n'est point en contradiction avec ce

qui ne sont pas sans quelque douceur. Ils répandent du charme sur une vie déplorable et déshéritée par la nature Sachons-leur quelque gré d'embellir à leur manière des plages sombres, âpres et stériles, et de placer l'espoir pardelà les montagnes ou sur l'autre rive des mers dont ils habitent les bords glacés.

Le mal n'est jamais dans ce qui existe naturellement, mais dans ce qu'on prolonge ou dans ce qu'on rétablit par la ruse ou la force. Le véritable bien, c'est la proportion. La nature la maintient toujours quand on laisse la nature libre. Toute disproportion est pernicieuse. Ce qui est usé, ce qui est hâtif est également funeste. Des institutions beaucoup moins grossière's le sacerdoce des jongleurs, peuvent causer beaucoup plus de maux, lorsqu'elles sont en disparate avec les idées qui ont reçu du progrès des esprits leur inévitable développement.

que

Quand nous aurons à comparer l'action des jongleurs avec celle des corporations sacerdotales si vantées par des écrivains qui se répètent et se copient depuis tant de siècles, nous serons étonnés peut-être de voir la préférence

que nous avons dit plus haut des privations que le sacerdoce impose. Ces privations ne sauraient être qu'une exception à la règle sans cela la société périrait, ce qui n'est pas de l'intérêt des jongleurs.

demeurer aux premiers. Ces corporations retardent l'espèce humaine dans tous ses progrès les jongleurs la poussent à leur insu vers une civilisation imparfaite. On voit en eux un peu de fraude et beaucoup de superstition : on verra plus tard dans les autres tout au plus un peu de superstition, et certainement beaucoup de fraude.

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CHAPITRE VIII.

Pourquoi nous avons cru devoir décrire en détail le culte des Sauvages.

Les détails dans lesquels nous sommes entrés, en traitant de la religion des hordes sauvages, étaient d'autant plus indispensables que dans cette religion sont contenus les germes de toutes les notions qui composent les croyances pos

térieures.

Cette vérité doit avoir déjà frappé nos lecteurs, pour peu qu'ils nous aient accordé quelque attention.

Non-seulement l'adoration d'objets matériels, multipliés jusqu'à l'infini, mais des aperçus imprévus du plus pur théisme, la division en deux substances, et, pour ainsi dire, le pressentiment de la spiritualité;

Non-seulement l'idée naturelle que les dieux se plaisent aux sacrifices, mais le besoin de raffiner sur ces sacrifices, et les victimes humaines, et les enfants atteints du fer paternel, et le mérite du célibat, et le prix mystérieux de la virginité, et la sainteté des tortures volontaires, et la décence immolée sur les autels;

Non-seulement la crainte des dieux malfai

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sants, mais la classification des divinités en deux catégories armées sans cesse l'une contre l'autre, et la distinction des pratiques religieuses en cérémonies licites et en rites pervers;

Non-seulement l'espoir d'une vie nouvelle après le trépas, mais des abstractions sur l'état des ames et sur leur réunion à l'Étre infini;

Non-seulement la métempsycose, mais avec elle les migrations et les purifications des ames; Toutes les choses, enfin, que nous verrons plus développées, rédigées en termes plus clairs, revêtues d'images plus sublimes, parées de couleurs plus cohérentes, chez les peuples civilisés, l'instinct du Sauvage les devine, les saisit, les agite en tout sens, s'efforce de les ranger dans un ordre tel que le conçoit ou le pressent son intelligence car nos mépris superbes ont beaucoup trop circonscrit les bornes de cette intelligence. Que l'homme soit sauvage ou policé, il a la même nature, les mêmes facultés primitives, la même tendance à les employer. Les mêmes notions doivent donc s'offrir à lui, seulement moins subtiles; les mêmes besoins, les mêmes désirs doivent le diriger dans ses conjectures; mais détourné par la lutte qu'il soutient contre un monde physique non encore dompté et contre un état moral dépourvu de garanties, il ne saurait persévérer dans une route uniforme et régulière; et ses conjectures naissent et s'évaporent, comme les nuages dans les cieux

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