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CHAPITRE II.

De la forme que le sentiment religieux revêt chez les Sauvages (1).

DEs tribus sauvages que nous connaissons, plusieurs sont dans un état peu différent de celui des brutes. Les unes ignorent l'usage du feu : les autres ne subviennent à leur subsistance que comme les habitants des forêts, ou, moins industrieuses encore, elles n'emploient point à se nourrir l'adresse ou la force, mais attendent que la mort leur livre des débris révoltants et insalubres, dont elles repaissent leur faim vorace. Quelques-unes n'ont pour langage que cinq ou six cris à peine articulés.

Les hordes qui sont immédiatement au-dessus de celles que nous venons de décrire ont plus ou moins perfectionné leurs moyens d'existence

(1) Pour réunir les traits qui devaient composer la peinture des mœurs des Sauvages, nous avons consulté de préférence les voyageurs les plus anciens. Chaque jour les tribus sauvages disparaissent de la terre. Les restes des hordes à demi détruites éprouvent, malgré leur répugnance, les effets du voisinage des Européens. Leurs pratiques s'adoucissent, leurs traditions s'effacent, et les voyageurs modernes retrouvent à peine quelques vestiges de ce que leurs prédécesseurs avaient raconté.

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physique. Elles ont inventé quelques instruments de chasse ou de pêche. Elles ont apporté plus de variété dans les sons qui leur servent à exprimer leurs passions ou leurs besoins. Elles ont construit des huttes. Quelques-unes ont apprivoisé des animaux. L'union des sexes a pris une forme plus stable, ou du moins s'est prolongée par-delà le désir et la possession.

Les premières ressemblent aux loups et aux renards : les secondes, aux castors et aux abeilles.

Dans cet état de grossièreté, le Sauvage naît: il souffre, il pleure : il a faim, il chasse ou il pêche. Le besoin de se reproduire se fait sentir. Il le satisfait. Il vieillit, il meurt, ou ses enfants le tuent.

Cependant ce que nous avons nommé le sentiment religieux l'agite : c'est-à-dire qu'il se voit entouré, dominé, modifié par des forces, dont il ne devine ni l'origine, ni la nature; et qu'un instinct, particulier à lui seul (1) entre tous les êtres, semble l'avertir que la puissance qui anime ces forces inconnues n'est pas sans un rapport quelconque, avec lui. Il éprouve le besoin de déterminer, d'établir ces rapports d'une manière fixe. Il cherche au hasard cette puissance. Il lui parle, l'invoque, l'adore.

Comme nous l'avons démontré, ce n'est pas seulement la crainte qui fait naître en lui cet

(1) Livre I.

instinct. Car les objets de sa crainte ne sont ni les objets uniques, ni les objets principaux de son hommage. Sans doute, il place. quelquefois dans ce nombre ceux qui lui ont fait du mal : mais il en adore souvent qui ne lui inspirent aucun effroi par eux-mêmes.

Conclure de la terreur qu'il éprouve lorsqu'il les croit remplis de la nature divine, que cette terreur l'a contraint à les adorer, c'est prendre l'effet pour la cause.

Ce n'est pas non plus une idée d'intérêt qui crée son premier culte. Il se prosterne devant des objets qui ne peuvent lui être d'aucune utilité.

Qu'après les avoir déifiés, il cherche à se les rendre utiles, c'est un autre mouvement de sa nature: mais considérer ce mouvement comme le premier, c'est encore changer en cause ce qui n'est qu'un effet.

Le Sauvage adore différents objets, parce qu'il faut qu'il adore quelque chose : mais quels objets adorera-t-il? Il interroge ce qui l'environne. Rien de ce qui l'environne ne peut l'éclairer. Il se replie sur lui-même : il tire sa réponse de son propre cœur. Cette réponse est proportionnée à la faiblesse de sa raison peu exercée, et à son ignorance profonde. Cette raison n'a encore aucune idée de ce qui constitue la Divinité à une époque plus avancée. Cette ignorance le trompe sur les causes des phénomènes physiques.

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DE LA RELIGION.

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L'homme, nous l'avons dit (1), place toujours dans l'inconnu ses idées religieuses. Pour le Sauvage, tout est inconnu. Son sentiment religieux s'adresse donc à tout ce qu'il rencontre.

Partout où il y a mouvement, il croit qu'il y a vie. La pierre qui roule lui semble ou le fuir ou le poursuivre : le torrent qui se précipite s'élance sur lui quelque esprit irrité habite la cataracte écumante : le vent qui mugit est l'expression de la souffrance, ou de la menace : l'écho du rocher prophétise, ou répond; et quand l'Européen montre au Sauvage l'aiguille aimantée, il y voit un être arraché à sa patrie et se tournant avec désir et avec angoisse vers des lieux chéris (2).

De même que partout où il y a mouvement, le Sauvage suppose la vie, partout où il y a vie, il suppose une action ou une intention qui le concerne. L'homme demeure long-temps avant d'admettre qu'il ne soit choses. L'enfant s'imagine être ce centre vers pas le centre de toutes lequel tout se dirige. Le Sauvage raisonne comme

l'enfant.

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Entouré de la sorte d'objets puissants, actifs influant sans cesse sur sa destinée, il adore parmi

(1) Livre I.

(2) Un Sauvage qui, pour la première fois, voyait une lettre, et qui était témoin de l'impression produite par la nouvelle qu'elle avait transmise, la regarda comme un être indiscret et perfide qui avait révélé quelque important secret.

ces objets celui qui frappe le plus fortement son imagination. Le hasard en décide (1). C'est

(1) On verra tout à l'heure, et dans ce chapitre même, qu'il y a bien autre chose dans le culte du Sauvage, que l'adoration des objets que nous allons indiquer; mais nous avons dû commencer par cette indication, parce que les hommages rendus à ces objets forment, pour ainsi dire, l'extérieur ou le matériel du culte. Il est donc certain que les Sauvages américains choisissent pour fétiches les objets qui s'offrent à eux en rêves. (CHARLEVOIX, Journ. pag. 243. Lettr. édif. VI, 174. ) Les Malabares des tribus inférieures se font des dieux au gré du caprice du moment : un arbre, le premier animal qu'ils aperçoivent, devient leur divinité. Les Tongouses plantent un piquet où bon leur semble, y étalent la peau d'un renard ou d'une zibeline et disent Voilà notre dieu. Les Sauvages du Canada se prosternent devant les dépouilles d'un castor. (PAW, Recherches sur les Américains, I, 118. ) Chez les Nègres de Bissao, chacun invente ou fabrique lui-même sa divinité (Hist. génér. des voy. II, 104.) Il y a dans les déserts de la Laponie des pierres isolées qui ont une ressemblance grossière avec la forme humaine. Lorsque les Lapons passent à la portée de ces pierres, ils ne manquent jamais, encore aujourd'hui, de sacrifier quelques rennes dont on trouve les cornes autour de ces pierres. ( Voy. d'Acerbi.)

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On s'étonnera peut-être de ce que nous n'assignons pas à l'adoration du soleil et des astres une place à part dans le culte des Sauvages. C'est que, lorsque l'astrolâtrie est le culte dominant d'une tribu, sa religion prend une marche toute différente de celle qui est maintenant l'objet de nos recherches. Nous en traiterons dans le livre suivant, et nous ajournons jusqu'alors tout ce que nous avons à dire sur l'astrolâtrie. Quant aux Sauvages pour qui le soleil et les astres ne sont des objets d'adoration que comme tous ceux qui les frappent, cette adoration ne modifie en rien le caractère de la religion dont elle devient partie. Presque tous les Sauvages américains rendent un culte au soleil (Allgemeine Geschichte der Voelker und Laender von America, I, 61-64 ), mais leur religion n'en est pas moins trèsdifférente de celle des peuples chez qui l'astrolâtrie est en vigueur. Il en est de même du culte du feu. Quand ce culte n'est qu'un hommage isolé, tel que les Sauvages en rendent au pre

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