Page images
PDF
EPUB

M

CHAPITRE V.

Des erreurs dans lesquelles sont tombés plusieurs écrivains, faute d'avoir remarqué la lutte du sentiment religieux contre sa forme à cette époque de la religion.

CETTE lutte du sentiment religieux contre sa forme, dans le culte des hordes sauvages, entraîne des contradictions qui ont donné lieu à beaucoup d'erreurs.

Tantôt, de ce que le Sauvage, indépendamment du fétiche qu'il regarde comme son protecteur habituel, reconnaît un grand Esprit, un dieu invisible, auquel il attribue volontiers la création et même la direction générale de cet univers, on en a conclu qu'un théisme pur avait, dès l'origine, été la religion des tribus.

sauvages.

Les théologiens du XVIIe siècle, et ceux des historiens du XVIIIe qui ne s'étaient pas enrôlés ouvertement sous les étendards de la philosophie, se sont imposé l'adoption de cette hypothèse, comme un devoir sacré.

En vain tous les monuments, tous les récits, toutes les annales de l'antiquité se réunissaient pour attester le polythéisme de tous les peuples, à la première époque constatée de leur histoire :

les écrivains modernes écartaient ce concert de témoignages avec une aisance et une légèreté admirables.

Quand on leur demandait d'où était venu le polythéisme, puisque le théisme seul était la religion naturelle, « Le culte s'est corrompu »>, disaient-ils, « les hommes se sont lassés de le « voir si simple. » Mais quelle cause subite avait produit cette lassitude? « C'est qu'il est diffi«< cile », répondaient-ils, « de concevoir qu'un << moteur unique imprime à l'universalité des « êtres tant d'impulsions contradictoires. » Mais la difficulté n'a pas dû être moindre quand les hommes étaient plus grossiers, et s'ils n'ont pu rester à la hauteur du théisme, ils ont pu moins encore y arriver dès leurs premiers pas. On répliquait à cela « que le polytheisme avait été l'effet "du penchant de l'homme à l'adoration de ce qui frappe ses sens (1). » Mais ce penchant existait de tout temps chez tous les hommes: comment

[ocr errors]

(1) V. MALLET, Introduction à l'Histoire du Danemarck, p. 7172. Nous citons cet ouvrage comme nous pourrions en citer bien d'autres. Les mêmes raisonnements fautifs et vicieux se glissent partout, et les écrivains les plus graves se sont livrés sur cette matière aux suppositions les plus romanesques. Suivant Court de Gébelin, << les hommes du monde primitif ne sont point ces êtres méprisables ou stupides qui ne vivaient que d'eau et de glands... et prenaient pour des divinités les pierres et les animaux les plus vils... s'ils méconnaissaient les discussions métaphysiques, s'ils n'avaient ni le temps ni le goût nécessaire pour s'y livrer, si la connaissance exacté des vérités les plus importantes leur rendait inutile toute discussion à cet égard, ils n'en ad

se fait-il qu'ils aient cessé de le combattre précisément quand leur raison plus développée leur fournissait plus de moyens d'y résister?

mettaient pas moins une création et un seul maître de l'univers... Long-temps toutes les familles se réunirent ainsi dans le sein de la joie, de la paix, de la vérité, de la verty. Insensiblement les sages disparurent; les idées sublimes se brouillèrent, s'affaiblirent; les hymnes ne furent plus entendus. Les générations moins éclairées se souvinrent qu'on se rassemblait, et elles continuèrent de le faire; qu'on exaltait les lieux sacrés, et elles les exaltèrent; mais elles crurent qu'on les exaltait pour eux. Elles crurent y voir une vertu divine, et, bornant leurs idées grossières aux objets extérieurs, l'idolâtrie, la superstition prirent la place de la vérité rayonnante. Ainsi on honora les fontaines, les montagnes, les hauts lieux, ou les bocages, Mars ou le soleil, Diane ou la lune. On ne vit plus que la créature, où tout aurait dû annoncer le créateur. » Nous le demandons à tout homme de bon sens comment les premiers hommes qui n'avaient ni le temps ni le goût de se livrer à des discussions métaphysiques, sont-ils arrivés à la notion métaphysique d'un seul maître de l'univers? D'où leur est venue cette connaissance exacte des vérités les plus importantes, qui les dispensait de toute autre recherche? Remarquez que ce n'est point d'une manifestation surnaturelle de ces vérités que l'auteur entend parler; car il nous montre des familles vivant long-temps dans la joie, la paix, la vérité, la vertu. Il s'écarte donc des traditions sacrées, et ne peut les invoquer en faveur de son systême. Il n'admet rien de miraculeux dans la manière dont ces vérités sont paryenues à l'homme, et alors nous sommes bien en droit de lui demander comment l'homme les a découvertes? Les a-t-il reçues des Sages qui ont disparu? D'où sortaient ces sages? qui les avait éclairés ? par quel hasard étaient-ils seuls au-dessus de leur siècle? qui leur avait donné ce privilége? Pourquoi enfin ont-ils disparu? Quand l'homme saisit une vérité, il est dans sa nature de la considérer sous toutes ses faces, de la suivre dans ses conséquences' de s'éclairer sur ce qu'il ignore, en partant de ce qu'il sait. D'où vient que les hommes du monde primitif ont suivi la route opposée? Étrange hypothèse! Ils ont eu des Sages avant qu'aucune ex périence leur eût fait connaître le monde qu'ils habitaient, les

On n'en répétait pas moins l'opinion accréditée, et la priorité du théisme avait acquis, pour ainsi dire, force de chose jugée, lorsqu'un petit nombre d'esprits plus méditatifs et moins disposés à se repaître de phrases sonores, démontrèrent la futilité d'un semblable systême; mais, comme il arrive toujours dans les temps de partis philosophiques ou politiques, ils traversèrent la vérité pour se précipiter aveuglé

ment dans des erreurs nouvelles.

La régularité admirable de cet univers ne saurait, dirent-ils, frapper des intelligences encore dans l'enfance, auxquelles rien ne révèle cette régularité. L'ordre paraît à l'homme igno

lois de ce monde, l'enchaînement des causes et des effets, enfin quand ils étaient dénués de tout moyen d'acquérir les notions les plus simples; et lorsque les expériences se sont accumulées, les Sages se sont retirés. La vérité rayonnante s'est éclipsée, au moment où de toutes parts croissait la lumière; et le culte qu'on trouve trop abject pour l'homme ignorant, est devenu la religion unique des nations civilisées. C'est néanmoins ainsi qu'on a raisonné pendant cent ans. C'est ainsi qu'on s'est enivré de paroles, et qu'on a consacré à des édifices bâtis sur le sable un temps précieux et des recherches d'ailleurs laborieuses. Si nous avions besoin de réfuter sérieusement de pareilles chimères, nous nous servirions d'une comparaison que l'auteur même emploie dans l'un des morceaux que nous venons de citer. « Les arts », dit-il, « sont fondés sur des principes qui échappent à celui qui les exé« cute en simple manoeuvre et par routine, et sans lesquels on << ne serait jamais parvenu à les perfectionner. » Sans doute, mais le simple manœuvre a précédé l'artiste. La pratique a existé avant que les principes fussent découverts. On a construit les huttes avant les maisons, et dire que le polythéisme n'est qu'une dégénération du théisme, c'est dire que les cabanes sont une dégénération des palais.

rant une chose simple. Il n'en recherche point la cause. Ce qui captive son attention, ce sont les convulsions, les bouleversements. L'harmonie des sphères ne dit rien à l'imagination du Sauvage. Mais il prête l'oreille à la foudre qui gronde, ou à l'ouragan qui ébranle la forêt. La science, dans ses méditations sur les forces invisibles, s'occupe de la fixité des règles. L'ignorance est captivée tout entière par le désordre des exceptions.

Or, ces exceptions suggèrent à l'esprit des notions toutes contraires à l'unité d'un dieu. Des forces divisées semblent se combattre dans les cieux et sur la terre. La destinée des hommes est exposée à mille influences inattendues et contradictoires, et l'on est tenté d'attribuer à des effets différents des causes différentes (1). Jusque-là tout était vrai dans ces raisonnements: mais aussitôt les philosophes en inférèrent que le genre humain n'avait adoré primitivement que des cailloux, des animaux et des branches d'arbres, et ne les avait adorés que par intérêt et par peur. Voir l'homme prosterné devant ces divinités abjectes, était un triomphe pour des incrédules; et nos oreilles, fatiguées durant un siècle d'amplifications dévotes sur la pureté du théisme primitif, et de pieuses lamentations sur sa dégradation déplorable, n'ont pas

(1) HUME, Natur. Hist. of Relig.

« PreviousContinue »