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ration simple mais unanime des grandes puissances ne suffit pas pour le calmer. Malheureusement, celui qui est en Autriche à la tête des affaires et qui a la prétention de régler celles de l'Europe, regarde comme la marque la plus certaine de la supériorité de génie, une légèreté qu'il porte d'un côté jusqu'au ridicule et de l'autre jusqu'à ce point où, dans le ministre d'un grand État, et dans des circonstances telles que celles-ci, elle devient une calamité.

Dans cette situation des choses, où tant de passions fermentent et où tant de gens s'agitent en tout sens, l'impétuosité et l'indolence sont deux écueils qu'il me paraît également nécessaire d'éviter. Je tàche donc de me renfermer dans une dignité calme qui seule me semble convenir aux ministres de Votre Majesté, qui, grâce aux sages instructions qu'Elle leur a données, n'ont que des principes à défendre sans aucun plan d'intérêt personnel à faire prévaloir '.

Quelle que doive être l'issue du Congrès, il y a deux opinions qu'il faut établir et conserver: celle de la justice de Votre Majesté, et celle de la force de son Gouvernement; car ce sont les meilleurs ou plutôt les seuls garants de la

1 Les ministres du Roi se tiennent dans la ligne qui leur a été tracée par leurs instructions. Ils reviennent dans toutes leurs conversations à l'article du traité du 30 mai qui donne au Congrès l'honorable mission d'établir un équilibre réel et durable.

Cette forme désintéressée les conduit à entrer dans les principes du droit public reconnu par toute l'Europe, et d'où découle, d'une manière presque forcée, le rétablissement du Roi Ferdinand II au trône de Naples, ainsi que la succession dans la branche de Carignan de la Maison de Savoie. »

(Lettre de Talleyrand au Département, 27 septembre 1814.)

considération au dehors et de la stabilité au dedans. Ces deux opinions une fois établies, comme j'espère qu'elles le seront, que le résultat du Congrès soit ou non conforme à nos désirs et au bien de l'Europe, nous en sortirons toujours avec honneur.

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Le 30 septembre, entre neuf et dix heures du matin, je reçus de M. le prince de Metternich une lettre de cinq lignes, datée de la veille, et par laquelle il me proposait, en son nom seul, de venir à deux heures assister à une conférence préliminaire pour laquelle je trouverais réunis chez lui les ministres de Russie, d'Angleterre et de Prusse. Il ajoutait qu'il faisait la même demande à M. de Labrador, ministre d'Espagne.

Les mots assister et réunis étaient visiblement employés

avec dessein. Je répondis que je me rendrais avec grand plaisir chez lui avec les ministres de Russie, d'Angleterre, d'Espagne et de Prusse.

L'invitation adressée à M. de Labrador était conçue dans les mêmes termes que celle que j'avais reçue, avec cette différence qu'elle était en forme de billet à la troisième personne, et faite au nom de M. Metternich et de ses collègues.

M. de Labrador étant venu me la communiquer et me consulter sur la réponse à faire, je lui montrai la mienne, et il en fit une toute pareille dans laquelle la France était nommée avec et avant les autres puissances. Nous mêlions ainsi à dessein, M. de Labrador et moi, ce que les autres paraissaient vouloir séparer, et nous divisions ce qu'ils avaient l'air de vouloir unir par un lien particulier.

J'étais chez M. de Metternich avant deux heures, et déjà les ministres des quatre Cours étaient réunis en séance autour d'une table longue : lord Castlereagh à une des extré mités et paraissant présider; à l'autre extrémité, un homme que M. de Metternich me présenta comme tenant la plume dans leurs conférences : c'était M. de Gentz. Un siége entre lord Castlereagh et M. de Metternich avait été laissé vacant; je l'occupai. Je demandai pourquoi j'avais été appelé scul de l'ambassade de Votre Majesté, ce qui produisit le dialogue suivant : « On n'a voulu réunir dans les conférences préliminaires que les chefs des Cabinets. M. de Labrador ne l'est pas, et il est cependant appelé? C'est

que le secrétaire d'Espagne n'est point à Vienne. — Mais outre M. le prince de Hardenberg, je vois ici M. de Humboldt,

qui n'est point secrétaire d'État. C'est une exception nécessitée par l'infirmité que vous connaissez au prince de Hardenberg. S'il ne s'agit que d'infirmités, chacun peut avoir les siennes et a le même droit de les faire valoir'. » On parut alors assez disposé à admettre que chaque secrétaire d'État pourrait amener un des plénipotentiaires qui lui étaient adjoints, et pour le moment je crus inutile d'insister.

L'ambassadeur de Portugal, le comte de Palmella, informé par lord Castlereagh qu'il devait y avoir des conférences préliminaires auxquelles M. de Labrador et moi devions nous trouver, et où il ne serait point appelé, crut devoir réclamer contre une exclusion qu'il regardait et comme injuste et comme humiliante pour la couronne de Portugal. Il avait en conséquence écrit à lord Castlereagh une lettre que celui-ci produisit à la conférence. Ses raisons étaient fortes, elles étaient bien déduites. Il demandait que les huit puissances qui ont signé le traité du 30 mai2, et non pas seulement six de ces puissances, formassent la commission préparatoire qui devait mettre en activité le Congrès dont elles avaient stipulé la réunion. Nous appuyâmes cette demande, M. de Labrador et moi : on se montra disposé à y accéder, mais la décision fut ajournée à la prochaine séance. La Suède n'a point encore de plénipotentiaire ici, et n'a conséquemment pas encore été dans le cas de réclamer.

M. de Hardenberg était sourd, et M. de Talleyrand boiteux.

2 Traité par lequel la France était rentrée en 1814 dans ses frontières de 1792.

« L'objet de la conférence d'aujourd'hui, me dit lord Castlereagh, est de vous donner connaissance de ce que les quatre Cours' ont fait depuis que nous sommes ici. » Et s'adressant à M. de Metternich : « C'est vous, lui dit-il, qui avez le protocole. » M. de Metternich me remit alors une pièce signée de lui, du comte de Nesselrode, de lord Castlereagh et du prince de Hardenberg. Dans cette pièce, le mot d'alliés se trouvait à chaque paragraphe. Je relevai ce mot je dis qu'il me mettait dans la nécessité de nous demander où nous étions, si c'était encore à Chaumont ou à Laon3, si la paix n'était pas faite, s'il y avait querelle et contre qui. Tous me répondirent qu'ils n'attribuaient point au mot d'alliés un sens contraire à l'état de nos rapports actuels, et qu'ils ne l'avaient employé que pour abréger. Sur quoi je fis sentir que, quel que fùt le prix de la brièveté, il ne la fallait point acheter aux dépens de l'exactitude.

Quant au contenu du protocole, c'était un tissu de raisonnements métaphysiques destinés à faire valoir des prétentions que l'on appuyait encore sur des traités à nous inconnus. Discuter ces raisonnements et ces prétentions, c'eût été se jeter dans un océan de disputes; je sentis qu'il était nécessaire de repousser le tout par un argument pé

1 Angleterre, Russie, Autriche, Prusse.

2 C'est à Chaumont que fut conclu le traité du 1er mars entre l'Autriche, la Russie, la Grande-Bretagne et la Prusse.

3 C'est de Vitry et de Laon que fut datée (25 mars 1814) la déclaration des puissances alliées lors de la rupture des négociations de Châtillon, portant confirmation solennelle des précédents traités intervenus entre elles. Durant la campagne de France, des conférences diplomatiques avaient eu lieu

dans ces deux villes.

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