Page images
PDF
EPUB

No 11.

XVIII

Vienne, 12 novembre.

SIRE,

M. de Metternich et lord Castlereagh avaient persuadé au Cabinet prussien de faire cause commune avec eux sur la question de la Pologne. Mais l'espoir qu'ils avaient fondé sur le concours de la Prusse n'a pas été de longue durée. L'Empereur de Russie, ayant engagé le Roi de Prusse à venir dîner chez lui il y a quelques jours, eut avec lui une conversation dont j'ai pu savoir quelques détails par le prince Adam Czartoryski. Il lui rappela l'amitié qui les unissait, le prix qu'il y attachait, tout ce qu'il avait fait pour la rendre éternelle; leur àge étant à peu près le même, il lui était doux de penser qu'il serait longtemps témoin du bonheur que leurs peuples devraient à leur liaison intime : il avait toujours attaché sa gloire au rétablissement d'un royaume de Pologne. Quand il touchait à l'accomplissement de ses désirs, aurait-il la douleur d'avoir à compter parmi ceux qui s'y opposaient son ami le plus cher et le seul prince sur les sentiments duquel il eût compté? Le Roi fit mille protestations, et lui jura de le soutenir dans la question polonaise. « Ce n'est pas assez, lui dit l'Empereur,

que vous soyez dans cette disposition, il faut encore que vos ministres s'y conforment. » Et il engagea le Roi à faire appeler M. de Hardenberg. Celui-ci étant arrivé, l'Empereur répéta devant lui et ce qu'il avait dit et la parole que le Roi lui avait donnée. M. de Hardenberg voulut faire des objections; mais pressé par l'Empereur Alexandre, qui lui demandait s'il ne voulait pas obéir aux ordres du Roi, et ces ordres étant absolus, il ne lui resta qu'à promettre de les exécuter ponctuellement. Voilà tout ce que j'ai pu · savoir de cette scène; mais elle doit avoir offert beaucoup de particularités que j'ignore, s'il est vrai, comme M. de Gentz me l'a assuré, que le prince de Hardenberg ait dit qu'il n'en avait jamais vu de semblable.

Ce changement de la Prusse a fort déconcerté M. de Metternich et lord Castlereagh. Ils auraient voulu que M. de Hardenberg eût offert sa démission, et il est certain que cela aurait embarrassé l'Empereur et le Roi, mais il ne paraît pas même y avoir pensé.

Pour moi, qui soupçonnais M. de Metternich d'avoir obtenu le concours des Prussiens par plus de concessions qu'il n'en avouait, je penchai plutôt à croire que cette défection de la Prusse était un bien, et Votre Majesté verra que mes pressentiments n'étaient que trop fondés.

Le grand-duc Constantin, qui est parti depuis deux jours, doit organiser l'armée du duché de Varsovie; il est aussi chargé de donner une organisation civile au pays; le ton de ses instructions annonce, selon le rapport de M. d'Anstetten qui les a rédigées, que l'Empereur Alexandre ne se départira d'aucune de ses prétentions. L'Empereur doit avoir

engagé le Roi de Prusse à donner pareillement une organisation civile et militaire à la Saxe. On rapporte qu'il lui a dit : « De l'organisation civile à la propriété il n'y a pas loin. » Dans une lettre que je reçois de M. de Caraman, je trouve que le frère du ministre des finances' et plusieurs généraux sont partis de Berlin pour aller organiser la Saxe civilement et militairement; M. de Caraman ajoute que néanmoins l'occupation de la Saxe n'est pas présentée à Berlin comme définitive, mais seulement comme provisoire.

On raconte encore que l'Empereur Alexandre, parlant de l'opposition de l'Autriche à ses vues, et après des plaintes amères contre M. de Metternich, avait dit : « L'Autriche se croit assurée de l'Italie, mais il y a là un Napoléon dont on peut se servir.» Propos dont je ne suis pas certain, mais qui circule, et qui, s'il est vrai, peut donner la mesure complète de celui qui l'a tenu.

Lord Castlereagh n'a point encore reçu de réponse à sa dernière note. Quelques personnes croient que l'Empereur ne daignera pas même y répondre.

Pendant que les affaires de la Pologne et de la Saxe restent ainsi en suspens, les idées que, dans la conférence dont j'ai eu l'honneur de rendre compte à Votre Majesté, j'avais mises en avant sur l'organisation de l'Italie, ont fructifié. Je fus avant-hier chez lord Castlereagh, et je l'en trouvai rempli. M. de Metternich, qui dînait hier avec nous chez M. de Rasoumowski, ne l'était pas moins; il nous a réunis aujourd'hui, lord Castlereagh, M. de Nesselrode et

1 Général-major de Bulow.

moi, pour nous en occuper. En arrivant, il m'a prévenu qu'il ne serait question que de cela; qu'après-demain, demain, dans une heure peut-être, il serait en état de me parler de la Pologne et de la Saxe; mais que pour le moment il ne le pouvait pas. Je n'ai point insisté. La conférence a roulé uniquement sur le pays de Gênes. Il a été proposé de ne point l'incorporer au Piémont, mais de le donner au Roi de Sardaigne par une capitulation qui lui assurera des priviléges et des institutions particulières. Lord Castlereagh avait apporté des mémoires et des projets qui lui avaient été adressés à ce sujet; il les a lus. Il a fort insisté sur l'établissement d'un port franc, d'un entrepôt et d'un transit avec des droits très-modérés au travers du Piémont. On est convenu de se réunir demain et d'appeler à la conférence M. de Brignole et M. de Saint-Marsan.

Après la conférence, resté seul avec M. de Metternich, et désirant savoir où il en était pour la Pologne et pour la Saxe, et ce qu'il se proposait de faire par rapport à l'une et à l'autre, au lieu de lui faire à cet égard des questions qu'il aurait éludées, je ne lui ai parlé que de lui-même, et, prenant le ton d'une ancienne amitié', je lui ai dit que, tout

1 La lettre suivante, de Talleyrand à Metternich, datée du 6 mars 1811, indique le caractère des relations anciennes et personnelles des deux hommes d'État :

« J'aurais bien voulu répondre plus tôt à votre lettre, mon cher comte, mais j'ai passé près de trois semaines dans ma chambre, assez malade. J'avais commencé par l'être un peu trop. Les mots terribles de fièvre pernicieuse étaient prononcés autour de moi: mais tout cela s'est civilisé.

. Quand on vient d'être malade gravement, on rentre dans la vie dans un état de pureté qui laisse fort ignorant sur les affaires de ce monde. Aussi

en s'occupant des affaires, il fallait aussi songer à soimême; qu'il me paraissait qu'il ne le faisait point assez; qu'il y avait des choses auxquelles on était forcé par la nécessité, mais qu'il fallait que cette nécessité fût rendue sensible à tout le monde; que l'on avait beau agir par les motifs les plus purs; que si ces motifs étaient connus du public, on n'en était pas moins calomnié, parce que le public alors ne pouvait juger que par les résultats ; qu'il était en butte à toutes sortes de reproches ; qu'on l'accusait, par exemple, d'avoir sacrifié la Saxe; que j'espérais bien qu'il ne l'avait pas fait; mais pourquoi laisser un prétexte à de tels bruits? pourquoi ne pas donner à ses amis les moyens de le défendre et de le justifier? Un peu d'ouverture de sa part a été la suite de l'espèce d'abandon avec lequel je lui parlais. Il m'a lu sa note aux Prussiens' sur la question de la Saxe, et quelques remercîments assez affectueux de ma part l'ont conduit à me la confier. Je lui ai promis qu'elle resterait secrète. J'en joins une copie à la lettre que

ne sais-je guère ce qui s'y passe. Mon bon sens me dit que sont heureux les Souverains qui vous ont dans leurs conseils. Mais vous ne pouvez pas être partout, pas même à Paris, où vous auriez cherché sûrement à consoler M. le duc de Bassano du rapport du ministre des affaires étrangères de Suède que je viens de lire, et madame Junot du départ de son mari. Chacun a ses peines, et vous avez des remèdes pour toutes.

Lorsque vous portez vos regards vers la France, et que vous pensez à ceux qui aiment et vous et votre gloire, j'ai le droit de croire que vous vous rappelez l'ami de Marie (de Metternich). Il sera toujours tel que vous l'avez connu et un peu aimé; il voudrait bien voir se renouveler souvent les occasions de vous dire et de vous prouver combien il a d'amitié, d'estime et de considération pour vous.

1 V. D'ANGEBERG, p. 316.

T.

« PreviousContinue »