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fait une règle d'être le moins possible sur son passage, auprès de lui, et de l'éviter autant que cela pouvait cela pouvait se faire sans manquer aux bienséances; j'en usai de la sorte samedi, chez le comte Zichy, où il était. J'avais passé presque tout le temps dans la salle du jeu, et profitant, pour me retirer, du moment où l'on se mettait à table, j'avais déjà gagné la porte de l'antichambre, lorsque ayant senti une main qui s'appuyait sur mon épaule et m'étant retourné, je vis que cette main était celle de l'Empereur Alexandre; il me demanda pourquoi je ne l'allais pas voir, quand il me verrait, ce que je ferais le lundi; me dit d'aller chez lui ce jour-là, le matin à onze heures, d'y aller en frac, de reprendre avec lui mes habitudes de frac, et en me disant cela il me prenait le bras et me le serrait d'une manière tout amicale.

J'eus soin d'informer M. de Metternich et lord Castlereagh de ce qui s'était passé, afin d'éloigner toute idée de mystère et de prévenir tout soupçon de leur part.

Je me rendis chez l'Empereur à l'heure indiquée. — « Je suis, me dit-il, bien aise de vous voir; et vous aussi vous désiriez me voir, n'est-ce pas? » Je lui répondis que je témoignais toujours du regret de me trouver dans le même lieu que lui et de ne pas le voir plus souvent, après quoi l'entretien s'engagea.

« Où en sont les affaires, et quelle est maintenant votre position? Sire, elle est toujours la même. Si Votre Majesté veut rétablir la Pologne dans un état complet d'indépendance, nous sommes prêts à la soutenir. Je désirais, à Paris, le rétablissement de la Pologne, et vous

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l'approuviez ; je le désire encore comme homme, comme toujours fidèle aux idées libérales, que je n'abandonnerai jamais. Mais dans ma situation, les désirs de l'homme ne peuvent pas être la règle du Souverain. Peut-être le jour arrivera-t-il où la Pologne pourra être rétablie; quant à présent, il n'y faut pas penser. S'il ne s'agit que du partage du duché de Varsovie, c'est l'affaire de l'Autriche et de la Prusse beaucoup plus que la nôtre. Ces deux puissances une fois satisfaites sur ce point, nous serons satisfaits nous-mêmes. Tant qu'elles ne le seront pas, il nous est prescrit de les soutenir, et notre devoir est de le faire, puisque l'Autriche a laissé arriver des difficultés qu'il lui était si facile de prévenir. - Comment cela? — En demandant à faire, lors de son alliance avec vous, occuper par ses troupes la partie du duché de Varsovie qui lui avait appartenu; vous ne le lui auriez certainement pas refusé, et si elle eût occupé ce pays, vous n'auriez pas songé à le lui ôter.-L'Autriche et moi nous sommes d'accord. Ce n'est pas là ce que l'on croit dans le public. Nous sommes d'accord sur les points principaux; il n'y a plus de discussion que pour quelques villages. Dans cette question la France n'est qu'en seconde ligne; elle est en première dans celle de la Saxe. En effet, la question de la Saxe est pour la Maison de Bourbon une question de famille'. — Nullement, Sire; dans l'affaire de la Saxe il ne s'agit point de l'intérêt d'un individu ou d'une famille particulière; il s'agit de l'intérêt de tous les Rois; il s'agit du premier intérêt de

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1 Louis XVIII et Frédéric-Auguste III étaient cousins germains.

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Votre Majesté Elle-même, car son premier intérêt est de prendre soin de cette gloire personnelle qu'Elle a acquise et dont l'éclat rejaillit sur son Empire. Votre Majesté doit en prendre soin, non-seulement pour Elle-même, mais encore pour son pays, dont cette gloire est devenue le patrimoine; Elle y mettra le sceau en protégeant et faisant respecter les principes qui sont le fondement de l'ordre public et de la sécurité de tous. Je vous parle, Sire, non comme ministre de France, mais comme un homme qui vous est sincèrement attaché. Vous parlez de principes, mais c'en est un que l'on doit tenir sa parole, et j'ai donné la mienne. Il y a des engagements de divers ordres, et celui qu'en passant le Niémen Votre Majesté prit envers l'Europe doit l'emporter sur tout autre. Permettezmoi, Sire, d'ajouter que l'intervention de la Russie dans les affaires de l'Europe est généralement vue d'un œil de jalousie et d'inquiétude, et que si elle a été soufferte, c'est uniquement à cause du caractère personnel de Votre Majesté. Il est donc nécessaire que ce caractère se conserve entier. Ceci est une affaire qui ne concerne que moi et dont je suis le seul juge. Pardonnez-moi, Sire, quand on est l'homme de l'histoire, on a pour juge le monde entier. Le Roi de Saxe est l'homme le moins digne d'intérêt; il a violé ses engagements. — Il n'en avait pris aucun avec Votre Majesté; il n'en avait pris qu'avec l'Autriche'; elle

1 Le 26 avril 1813, le prince de Metternich avait dénoncé le traité ou alliance franco-autrichienne du 14 mars 1812. Il avait retiré le secours auxiliaire stipulé par cette alliance. L'Autriche, qui devenait neutre en atten

seule serait donc en droit de lui en vouloir, et, tout au contraire, je sais que les projets formés sur la Saxe font éprouver à l'Empereur d'Autriche la peine la plus vive; ce que Votre Majesté ignore très-certainement, sans quoi, vivant, Elle et sa famille, avec lui et chez lui depuis deux mois, Elle n'aurait jamais pu se résoudre à la lui causer. Ces mêmes projets affligent et alarment le peuple de Vienne; j'en ai chaque jour des preuves. Mais l'Autriche abandonne la Saxe.-M. de Metternich, que je vis hier au soir, me montra des dispositions bien opposées à ce que Votre Majesté me fait l'honneur de me dire. - Et vous-même, on dit que vous consentez à en abandonner une partie. Nous ne le ferons qu'avec un extrême regret. Mais si, pour que la Prusse ait une population égale à celle qu'elle avait en 1806, et qui n'allait qu'à neuf millions deux cent mille àmes, il est nécessaire de donner de trois à quatre cent mille Saxons, c'est un sacrifice que nous ferons pour le bien de la paix. -Et voilà ce que les Saxons redoutent le plus; ils ne demandent pas mieux que d'appartenir au Roi de Prusse; tout ce qu'ils désirent, c'est de n'être pas divisés.

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Nous sommes à portée de connaitre ce qui se passe en Saxe, et nous savons que les Saxons sont désespérés à l'idée de devenir Prussiens.- Non; tout ce qu'ils craignent, c'est d'être partagés, et c'est en effet ce qu'il y a de plus malheureux pour un peuple. Sire, si l'on appliquait ce

dant qu'elle nous déclarât la guerre, avait obtenu du Roi de Saxe unc promesse de neutralité que les victoires de Napoléon à Lutzen et à Bautzen ne lui avaient pas permis d'observer.

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Le partage de la Pologne mal ne

n'est de
pas mon fait; il ne tient pas

à moi que ce soit réparé, je vous l'ai dit. Peut-être le sera-t-il un jour. -La cession d'une partie des deux Lusaces ne serait point proprement un démembrement de la Saxe; elles ne lui étaient point incorporées; elles avaient été, jusqu'à ces derniers temps, un fief relevant de la Couronne de Bohême ; elles n'avaient de commun avec la Saxe que d'être possédées par le même Souverain. — Dites-moi, est-il vrai que l'on fasse des armements en France? (En me faisant cette question, l'Empereur s'est approché si près de moi que son visage touchait presque le mien.) Oui, Sire. Combien le Roi a-t-il de troupes1?-Cent trente mille hommes

Nos régiments sont en effet très-bien organisés, et nous n'avons eu que l'embarras de choisir parmi divers officiers pour placer en pied les meilleurs. Nous avons donné beaucoup de congés, et nous sommes au-dessous de notre formation sur le pied de paix; mais je vous prie de croire que je serais en état de vous montrer à l'instant même de beaux corps d'armée sur toutes nos frontières. Cinquante mille hommes sur le Rhin, cinquante mille au nord, vingt mille sur les Alpes, voilà ce que nous aurions de disponible dès aujourd'hui. Il est bien entendu que les places et l'intérieur seraient en outre gardés convenablement, et que nous sommes fort peu enclins à adopter la folle tactique de dégarnir tout le dedans pour faire un grand effet au dehors. Au premier jour de janvier, les forces disponibles seront augmentées de soixante mille hommes, et, s'il le fallait, elles le seraient de cent mille de plus au mois de mars. Je juge par les états que les préfets m'ont envoyés qu'il y a plus de deux cent mille hommes dans l'intérieur appartenant aux drapeaux et destinés à porter tout à coup l'armée active à une grande élévation de forces, ou bien à l'alimenter successivement et en détail pendant plusieurs années de paix. C'est cette réserve si précieuse, puisqu'elle se compose d'hommes déjà formés, qui rend une loi sur le recrutement inutile en ce moment. Je ne vous parle pas de l'artillerie, car ce serait vanité de ma part. Cette arme est plus belle que jamais. Nous avons quelques inventions nouvelles... Un fusil nouveau, de la poudre

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