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Empêcher le succès des projets ambitieux de la Russie et de la Prusse est le but auquel nous devons tendre. Pozzo di Borgo eût peut-être pu réussir à lui tout seul, mais il avait des moyens qui ne sont ni ne seront jamais les miens; il me faut donc de l'aide. Les petits États ne sauraient m'en offrir une suffisante, à eux seuls s'entend; il me faudrait donc celle, au moins, d'une grande puissance. Nous aurions l'Autriche et l'Angleterre si elles entendaient bien leurs intérêts, mais je crains qu'elles ne soient déjà liées; je crains particulièrement un système qui prévaut chez beaucoup d'Anglais, et dont le duc de Wellington semble lui-même imbu, de séparer entièrement les intérêts de la Grande-Bretagne de ceux du Hanovre. Alors je ne puis pas employer la force pour faire triompher le bon droit, mais je puis toujours refuser d'être garant de l'iniquité ; nous verrons si pour cela on osera m'attaquer.

Ce que je dis ici ne regarde que la Pologne et la Saxe, car pour Naples je m'en tiendrai toujours à la parfaite réponse que vous avez faite à M. de Humboldt.

Je mets les choses au pire, parce que je trouve que c'est là la vraie façon de raisonner; mais j'espère beaucoup de votre adresse et de votre fermeté. Sur quoi, etc.

No 6.

VIII

Vienne, 17 octobre 1814.

SIRE,

J'ai reçu la lettre dont Votre Majesté a daigné m'honorer. Je suis heureux de trouver que la ligne de conduite que j'ai suivie s'accorde avec les intentions que Votre Majesté veut bien m'exprimer. Je mettrai tous mes soins à ne m'en écarter jamais.

J'ai à rendre compte à Votre Majesté de la situation des choses depuis ma dernière lettre.

Lord Castlereagh, voulant faire une nouvelle tentative sur l'esprit de l'Empereur Alexandre pour lui faire abandonner ses idées de Pologne, qui dérangent tout et mènent à tout bouleverser, lui avait demandé une audience. L'Empereur a voulu y mettre une sorte de mystère et lui a fait l'honneur de se rendre chez lui, et sachant bien de quel sujet lord Castlereagh avait à l'entretenir, il est de luimême entré en matière, en se plaignant de l'opposition qu'il trouvait à ses vues. Il ne comprenait pas, il ne comprendrait jamais que la France et l'Angleterre pussent être

opposées au rétablissement du Royaume de Pologne. Ce rétablissement, disait-il, serait une réparation faite à la morale publique, que le partage avait outragée, une sorte d'expiation. A la vérité, il ne s'agissait pas de rétablir la Pologne entière, mais rien n'empêcherait que cela ne se fit un jour, si l'Europe le désirait; pour le moment, la chose serait prématurée; le pays lui-même avait besoin d'y être préparé, il ne pouvait l'être mieux que par le rétablissement en Royaume d'une partie seulement de la Pologne, à laquelle on donnerait des institutions propres à y faire germer et fructifier tous les principes de la civilisation, qui se répandraient ensuite dans la masse entière, lorsqu'il aurait été jugé convenable de la réunir. L'exécution de son plan ne devait coûter de sacrifices qu'à lui, puisque le nouveau Royaume ne serait formé que de parties de la Pologne sur lesquelles la conquête lui donnait d'incontestables droits et auxquelles il ajouterait encore celles qu'il avait acquises antérieurement à la dernière guerre et depuis le dernier partage (Byalistock et Tarnopol).

Personne n'avait donc à se plaindre de ce qu'il voulût faire ces sacrifices; il les ferait avec plaisir, par principe de conscience, pour consoler une nation malheureuse, pour avancer la civilisation; il attachait à cela son honneur et sa gloire. Lord Castlereagh, qui avait ses raisonnements préparés, les a déduits dans une conversation qui a été fort longue, mais sans persuader ni convaincre l'Empereur Alexandre, lequel s'est retiré en laissant lord Castlereagh fort peu satisfait de ses dispositions; mais comme il ne se

tenait point pour battu, il a mis ses raisons par écrit, et le soir même il les a présentées à l'Empereur sous le titre de memorandum.

Après m'avoir donné, dans une conversation fort longue, les détails qui précèdent, lord Castlereagh m'a fait lire cette pièce, ce dont, pour le dire en passant, M. de Metternich, qui l'a su, a témoigné une surprise qu'il n'aurait pas montrée s'il n'était pas, en général, convenu entre les ministres des quatre Cours de ne point communiquer à d'autres ce qu'ils font entre eux.

Ce memorandum commence par citer les articles des traités conclus en 1813 par les Alliés, lesquels portent que la Pologne restera partagée entre les trois puissances, dans des proportions dont elles conviendront à l'amiable, et sans que la France puisse s'en mêler. (Lord Castlereagh s'est haté de me dire qu'il s'agissait de la France de 1813, et non de la France d'aujourd'hui.) Il rapporte ensuite textuellement des discours tenus, des promesses faites, des assurances données par l'Empereur Alexandre à diverses époques, en divers lieux, et notamment à Paris, et qui sont en opposition avec le plan qu'il poursuit mainte

nant.

A cela succède un exposé des services rendus à l'Empereur Alexandre par l'Angleterre.

Pour lui assurer la possession tranquille de la Finlande, elle a commencé à faire passer la Norvége sous la domination de la Suède, faisant en cela le sacrifice de son propre penchant et peut-être même de ses intérêts; par sa médiation elle lui a fait obtenir de la Porte

Ottomane des cessions et d'autres avantages, et de la Perse la cession d'un territoire assez considérable. Elle se croit donc en droit de parler à l'Empereur Alexandre avec plus de franchise que les autres puissances, qui n'ont point été dans le cas de lui rendre les mêmes services.

De là, passant à l'examen du plan actuel de l'Empereur, lord Castlereagh déclare que le rétablissement de la Pologne entière en un État complétement indépendant obtiendrait l'assentiment de tout le monde ; mais que créer un Royaume avec le quart de la Pologne, ce serait créer des regrets pour les trois autres quarts et de justes inquiétudes pour ceux qui en possèdent une partie quelconque et qui, du moment où il existerait un Royaume de Pologne, ne pourraient plus compter un seul instant sur la fidélité de leurs sujets ; qu'ainsi, au lieu d'un foyer de civilisation, on aurait établi un foyer d'insurrection et de trouble, quand le repos est le vœu comme il est le besoin de tous. En convenant que la conquête a donné des droits à l'Empereur, il soutient que ces droits ont pour limites le point qu'il ne saurait dépasser sans nuire à la sécurité de ses voisins; il le conjure, par tout ce qu'il a de cher, par son humanité, par sa gloire, de ne point vouloir aller au delà, et il finit par lui dire qu'il le prie d'autant plus instamment de peser toutes les réflexions qu'il lui soumet, que dans le cas où il persisterait dans ses vues, l'Angleterre aurait le regret de n'y pouvoir donner son consentement.

L'Empereur Alexandre n'a point encore répondu. Autant lord Castlereagh est bien dans la question de la Pologne,

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